Alvin Lucier - Music for piano XL

Publié le 8 Avril 2021

Alvin Lucier - Music for piano XL

   Ulysse chez les Sirènes

   J'ai retrouvé dans ma discothèque un disque d'Alvin Lucier acheté en décembre 2007 (pour être précis !). Disque consacré à deux compositions : Navigations for strings (1991) et Small Waves (1997), publié en 2003 par mode, une maison de disques américaine consacrée aux musiques contemporaines... souvent exigeantes, radicales, expérimentales comme on aime à dire. C'est une maison que je suis plus ou moins régulièrement. Le fait que le disque soit interprété par le Quatuor Arditti, auquel je dois bien des découvertes majeures, m'avait sans doute poussé vers ce disque, que j'ai peut-être écouté trop vite, ou plutôt qui n'était pas encore destiné à mes oreilles. C'est pourquoi il a dormi tranquillement en attendant son heure. Ce n'est pas un cas isolé ! Et son heure est venue avec la parution de cette Music for piano XL, interprétée par le pianiste Nicolas Horvath, dont je suis un fervent, un fidèle depuis déjà quelques années. Bien sûr, ce n'est pas du disque de 2007 dont il va être question. Mais de l'un à l'autre, c'est un même univers sonore, une même démarche qui se poursuit.

   Pour une biographie plus complète, je vous renvoie au livret bilingue (anglais / français : joie !) et me contenterai de quelques lignes directrices. Alvin Lucier, qui fêtera ses quatre-vingt-dix ans le 14 mai, est d'abord marqué par Igor Stravinski, puis dans les années soixante par John Cage et David Tudor. Sa rencontre avec Robert Ashley, Gordon Mumma et David Behrman est déterminante, puisqu'il va former avec eux un collectif dédié à l'exploration de la nature du son, la Sonic Arts Union. Il pose en fait deux questions liées : quel est la nature du son et comment le perçoit-on ? Ce qui l'amène à écouter des sources sonores inattendues, qui emmènent l'auditeur loin des musiques habituelles. Pour lui, l'impact de la résonance sur les sonorités est fondamental, d'où son utilisation d'objets très divers en tant que résonateurs : caisses claires, verres de vin, coquillages, pots en argile, tasses en bambou, théière amplifiée - qui soudain me fait songer à un album du groupe Gong, dont le titre m'a toujours amusé, Flying Teapot. Toute résonance bien entendue a vocation à devenir musique, même quand on s'écarte des sons acceptés par les conventions musicales. Le champ de la musique devient potentiellement infini, sans pour autant éliminer les instruments acoustiques connus. Dans le disque de 2003, c'est un quatuor à cordes qui est aux manœuvres, et l'on trouve déjà dans Small Waves, à côté des cordes et d'un trombone, le piano. Le piano, instrument d'expérimentations depuis sa naissance, nous rappelle le livret, ne cesse d'intéresser Alvin Lucier. Il aime confronter le piano à des ondes, amplifiées parfois, pour produire des interférences liées aux différences de hauteur, interférences nommées battements rythmiques par les acousticiens.

      Il est temps de donner le titre (presque) complet de l'œuvre donnée sur ce disque : Music for Piano with Slow Sweep Pure Wave Oscillators , au long de laquelle  « deux ondes pures balayant un registre de quatre octaves montent et descendent lentement tandis que le pianiste joue des notes isolées qui créent différents battements suivant leur proximité avec les ondes » Le livret précise que  « les notes du pianiste sont ici notées précisément et leur position dans le temps est suggérée par leur place sur la partition, même si l'interprète est libre d'anticiper ou de retarder une note et ainsi de modifier une suite de battements. » Mais si l'œuvre originale, de 1992, dure un peu plus de quinze minutes (version courte en écoute ci-dessus), un format relativement court choisi par Lucier pour ménager l'instrumentiste, il nous propose une nouvelle version de grande envergure, d'un peu plus de soixante-quatre minutes, bien des musiciens lui ayant demandé des compositions plus amples depuis quelques années. Le titre complet, cette fois, se termine donc par l'ajout de "XL", et cette nouvelle version est destinée à Nicolas Horvath, qui en a donné la création mondiale à Strasbourg le 1er octobre 2020. Pour respecter l'esthétique expérimentale d'Alvin Lucier, le pianiste a choisi une prise d'un seul jet parmi plusieurs essais. Le pianiste nous prévient aussi des sonorités bizarres qu'a parfois le piano. Ces bizarreries, cet effet de "désaccordé", est produit par les ondes sinusoïdales, par la proximité des fréquences. L'auteur du livret, Frank J. Oteri, termine en nous rappelant une des clés de la démarche du compositeur américain. Pour  ce dernier, il ne s'agit pas de composer, mais de "dé-composer", au sens où il faut oublier toutes les démarches compositionnelles pour être fidèle à son idée, pour la révéler sans la trahir, en lui permettant « de se manifester et d'exprimer son essence magique sans que viennent interférer d'autres idées inadaptées au contexte ». Il ne faut pas entendre "dé-composer" comme un travail de destruction, mais comme un processus de décantation, de recherche de la pureté sonore maximale. En ce sens, il s'agit d'un dépouillement radical, d'une ascèse, au service de cette essence magique poursuivie. Je connais suffisamment le pianiste pour savoir, et pour entendre la rigueur avec laquelle il cherche à en restituer au mieux la teneur. Reste à espérer que l'auditeur y sera sensible.

   Car soyons clair : ce n'est pas une musique de divertissement, pas une musique d'ambiance. Fioritures et ornements sont bannis, et la virtuosité ici ne se conçoit pas. On ne peut apprécier cette musique qu'en s'y plongeant tout entier, en se retranchant du monde, en se faisant pure oreille, en écoutant de toute l'intensité de son être. L'œuvre exige la même rigueur de l'auditeur que du compositeur et de son interprète. Elle ne nous touchera, ne nous révèlera son essence magique que si nous sommes à sa hauteur. C'est sans doute vrai de beaucoup de musiques, me direz-vous, je vous l'accorde, mais ici toute distraction risque de compromettre l'écoute, de vous faire perdre le fil des oscillations.

   S'immerger dans la durée pure, dans le chant des ondes, les résonances qui se croisent et interfèrent plus ou moins... Dans sa linéarité, son hiératisme austère, la composition déroule sa toile pour mieux vous envelopper dans ses rets, ses rayonnements intérieurs. D'extérieur, le piano devient peu à peu comme une manifestation épisodique du lent balayage des ondes oscillantes. Ses notes se fêlent, semblent se courber, se voiler, sous l'effet d'un étrange mimétisme. On croit les voir se propager dans l'espace en longs filaments fragmentés, entourées d'une aura résonante - je pense soudain à L'île ré-sonante d'Éliane Radigue... La musique est devenue le monde, il n'y a plus rien d'autre pour l'auditeur transporté dans une somptuosité sonore inattendue, paradoxale. Il suffit de notes isolées, de petites grappes, de frappes contrastées, pour que s'opère une alchimie fastueuse avec les ondes ensorcelantes, nues-résonantes, telles des sirènes qui vous auraient entraînés entre deux eaux, entre deux oscillations. Le piano, ce serait Ulysse ? Certes pas l'Ulysse qui reste attaché au mât du navire pour les écouter, mais un Ulysse qui donne la réplique, qui entre dans le chant charmeur. Non pas seulement un Ulysse jouisseur et intéressé, mais un Ulysse créateur, désireux de se mesurer à elles dans un combat d'amour. Le piano affirme son altérité, et dans le même mouvement, s'approche d'elles, résonne avec elles, tout contre elles. Le voici battant de cloche, et elles tournent autour de lui, ses notes en sont enivrées. Il essaye le verre tremblant, le marbre puissant et sombre, des pierres noires. Il tient au milieu d'elles, sévère et calme absolument malgré ses fêlures d'ivresse. C'est un corps à corps, résonance contre résonance, enlacements très lents. Aux ondes fines, subtiles, le piano-Ulysse répond par des suavités inattendues, des contrepoints d'une sobre élégance minimaliste. Jamais il ne manque de répartie, réapparaissant quand on le croit submergé, englouti, se faisant lui-même enveloppeur, comme s'il était plusieurs, pour mieux accompagner ensuite les ondes qui montent ou qui descendent, se fondre en elles encore pour un temps.

   Tout au long de ces soixante-quatre minutes, comment ne pas être captivé par cette non-danse envoûtante, d'une splendeur sonore en perpétuelle métamorphose ? Rarement on aura exploré le piano à une telle profondeur, révélant en lui des clones vibrants, vertigineux, émouvants, étranges, d'une beauté trouble.

   Un absolu de la musique contemporaine !

Paru en 2021 chez Grand Piano - Naxos / 1 plage / 64 minutes environ.

Avec une couverture d'une suprême élégance !

Version longue en écoute ci-dessous.

P.S. Les Small Waves de 1997, enregistrées en 2003 avec le Quatuor Arditti, valent aussi le détour. Le disque m'a atteint, enfin. Les Arditti ne me déçoivent jamais. Disons que du fait de la multiplicité des instruments (violons, alto et violoncelle / trombone et piano), l'œuvre est moins abrupte, plus séduisante...

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