Corey Fuller - Break

Publié le 4 Octobre 2019

Corey Fuller - Break

Regarde au cœur de la lumière, le silence...  

   L'artiste sonore américain Corey Fuller, bien enraciné maintenant au Japon, formait jusqu'alors avec le musicien japonais Tomoyoshi Date un duo formidable, Illuha, dont les trois albums, Shizuku (2013), Interstices (2013)  et Akari (2014) sont des splendeurs. Il se lance dans une carrière solo avec Break sorti début février de cette année sur le même label 12k, masteurisé par Taylor Deupree qui l'a aussi encouragé. Le piano reste central, enregistré d'une manière « qu'on puisse en entendre les os, comme une cage thoracique ouverte, bougeant, se tordant », précise-t-il. On retrouve cette attention aux détails, cette volonté d'accéder à l'intériorité du son, mais là où Illuha restait au seuil de l'imperceptible, Break, comme son titre l'annonce, s'intéresse aux cassures, à une matière parfois plus massive, travaillée par des évolutions plus spectaculaires. Le piano se meut dans des vagues électroniques, dialogue parfois avec la voix de Corey, soupirs et brèves envolées.

   Le premier long titre, "Seiche", fait référence aux phénomènes observés sur les lacs et les eaux enfermées : on appelle "seiche" en dialecte suisse francophone l'oscillation résultant de la propagation en directions opposées de deux vagues nées à la suite de perturbations diverses affectant la masse d'eau ; ces seiches sont souvent imperceptibles à l'œil nu, mais sont constituées par des mouvements harmoniques verticaux aux fréquences parfois fort longues. Le morceau commence par une percussion mate, mystérieuse, sur un très vague écho sonore, qu'une poussée de synthétiseur, le piano, une corde pincée accompagnent. On avance doucement, la voix de Corey émet comme des soupirs, l'atmosphère est magique. Puis, comme la voix vocalise, des froissements profonds, des surgissements, des torsions font exploser la matière première, comme si nous étions dans un laboratoire à libérer les forces océaniques jusqu'alors comprimées. Le morceau s'accélère, puissamment pulsé par les claviers battants, charriant des flux saturés. Et c'est une accalmie, un approfondissement du voyage, de plus en plus dans les torsades glissantes, une incantation désespérée et sublime se déployant dans l'espace élargi, une respiration rauque, sidérante dans une cathédrale qui ne cesse de grandir et de couler en même temps dans l'encre propulsée par le gigantesque mollusque qu'est aussi la seiche en français. L'air se raréfie à l'arrivée des grands fonds qui absorbent l'harmonieux céphalopode, englouti par le silence. Une ouverture grandiose !

  "Lamentation" est une pièce au départ plus intime, qui serre le piano de si près qu'on entend les frappes, les mécanismes de l'instrument comme si l'on était à l'intérieur. Puis soudain les synthétiseurs, en vagues lentes et profondes, enlèvent le morceau vers le ciel, vaporisent la musique d'un lyrisme assez convenu comme pour la sublimer. "Illvi∂ri" est un peu à la confluence des deux précédents, renouant avec la force du premier et la mélancolie du second. Navigation océanique et souterraine à la fois dans un univers énigmatique parcouru de mouvements poussiéreux, découpé par de sourdes percussions qui cassent les blocs erratiques. Corey Fuller aime les abysses, les fosses peuplées de créatures aveugles qui enchantent l'imagination. "Caesura" est un bref interlude de onze secondes qui nous mène à "Look into the Heart of Light, The Silence", autre longue pièce de plus de treize minutes, un sommet. Un long balbutiement de chuchotis sur un fond continu de claviers, et le piano tour à tour lumineux et obscur, ouvrant la porte à de sourdes évolutions, une sorte de danse glauque sur laquelle il fait figure de délicat artificier. Tout se mêle, s'interpénètre, de nouvelles sources étincelantes se dégagent du fond de plus en plus dense. C'est une montée irrésistible mais lente, qui procède par paliers somptueux, comme par décantations successives, à la manière d'un processus alchimique, pour nous déposer éblouis au seuil du silence.

   Avec le très sombre "Hymn for the Broken", synthétiseurs épais et tournoyants, frise de lumière fragile au-dessus, Corey Fuller se laisse aller à une mélancolie naïve, que certains trouveront convenue, facile à cause de sa mélodie simple en forme de drapé onctueux, habillé de voix angéliques. mais le titre n'est-il pas un plaidoyer pour le discontinu, l'irrégulier, l'incomplet autant que le cassé, le (cœur) brisé ? Je préfère à l'évidence la composition précédente, toutefois... Que nous reste-t-il de nos souffrances, de nos errances ? "A Handful of Dust", sorte de requiem à demi éteint, souffreteux, émergeant à peine de zones crépusculaires, peuplées de souvenirs de voix, hantées aussi par celle de Corey, là, plus proche, soufflant sur son piano fantomatique...

   Un disque magistral !

Mes titres préférés : (1) "Seiche" / (5) "Look into the Heart of Light, The Silence" // (3) "Illvi∂ri"

----------------

Paru en 2019 chez 12K / 7 plages / 48 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :