Alvin Curran - Dead Beats

Publié le 5 Juillet 2019

Alvin Curran - Dead Beats

   Installé à Rome depuis plus de quarante ans, le compositeur américain Alvin Curran, si impliqué dans les musiques électroniques, expérimentales, les installations les plus improbables, revient à son instrument de prédilection, le piano, pour ce double cd dédié à et interprété par le pianiste Reinier van Houdt.

  On y trouve une version de la neuvième pièce des Inner Cities, ce cycle enregistré en 2005 dans le magnifique coffret de quatre cds proposé par le label français Long Distance, dont j'avais rendu compte dans un très vieil article de ce blog, en 2007. Le cycle était alors interprété par Daan Vandewalle, qui le joue depuis régulièrement en concert, le défend magnifiquement. Ici, c'est le dédicataire qui joue ce "Inner Cities n°9" : quelques notes balbutiantes butent sur le silence, se suspendent dans la lumière intérieure, comme si elles interrogeaient, cherchaient un chemin, le chemin, pas encore frayé. C'est une musique qui s'invente à mesure, dirait-on, qui se trouve par sa persévérance, qui teste ses trouvailles, les goûte en les répétant parfois obstinément. Elle ne suit aucune ligne, elle accueille l'inconnu, les surgissements les plus fracassants, les médiums soudain laissent la place à une plongée dans des graves martelés ; elle sait toutefois revenir à sa tranquillité interrogative, se fait longue errance éblouie dans des carrières illuminées, folle poursuite étourdissante. À d'autres moments, elle devient méditation des profondeurs traversée de poussées exubérantes, se fait soudain brièvement presque beethovénienne (à la faveur d'une citation ?) avant de s'abandonner à des sortes de clusters, des agrégats serrés de notes lourdes et graves répétées dans des vagues sonores crescendo ou decrescendo, véritables murs d'harmoniques superposées. Pièce prodigieuse, à l'image du cycle tout entier, chef d'œuvre absolu de la littérature pianistique de ce siècle.

   Le second cd est consacré au cycle éponyme, plus récent, de 2018, composé de cinq parties. D'emblée, l'atmosphère est plus brute, agressive, comme la danse chaotique d'un cheval cabré refusant d'être dompté, d'où des arrêts abrupts, des foucades. On n'est pas loin du blues, du rock, le rythme s'y fait lancinant, fracassé, pendant l'essentiel de la première partie, puis il vole vraiment en éclats tranchants sur un fond de graves défoncés. Rude début, ça secoue ! La seconde est plus calme, quelques notes déhanchées en boucles mystérieuses, au bord du silence, des coups ou battements morts du titre, dont elle renaît avec hésitation dans une hébétude cotonneuse avant de trouver le filon vers 6'30, un crescendo martelé à la Charlemagne Palestine, torrent d'énergie qui emporte tout dans une comète d'harmoniques. Le piano se fait orgue grondant, océan déchaîné, tout est arraché, fondu dans la lumière noire du fracas sauvage, avec ses phases de reflux sans que toutefois se tarisse cette force qui ne cesse de revenir jusqu'à la fin, de rouler vers les hauteurs telles certaines illuminations rimbaldiennes ou ce bateau ivre de Rimbaud encore. Comme c'est bon de s'y laver de la médiocrité, de la laideur ! Puis de se laisser bercer par la mélopée de la troisième partie, si insidieuse, insinuante, véritable serpent mélodique aux multiples anneaux qui vous enveloppent, vous enferment entre leurs bras qui vont et qui viennent, se retournent pour mieux vous coller à l'âme, véritables sables mouvants dont on ne souhaite même plus se dégager parce qu'on aspire à disparaître dans ce marais fascinant d'un romantisme approfondi jusqu'au vertige et qui, tout au long des deux dernières minutes, débusque des pépites lumineuses, achoppe sur des levées miraculeuses. C'est le cœur secret de ce cycle incroyable, aux paysages si inattendus. La quatrième partie se cherche autour d'une note et de ses ombres portées. Rien ne presse, la forme se cherche, se dessine peu à peu autour de la tonique, comme dans un nocturne de Chopin ou une sonate de Schubert, dans son évanescence assumée. Temps de la sérénité, de la concentration qui monte, du resserrement, sans que le drame éclate encore. Temps de la force qui ne nie pas pour autant sa faiblesse dans une belle dialectique prenant des accents parfois plus rudes mais qui se laisse aussi aller à des décrochements superbes, puis s'enthousiasme dans des enroulements arpégés dont la douce folie est adoucie par les graves pondérés de la main gauche.

Jusque là tout va pour le mieux : un nouveau chef d'œuvre d'Alvin. Je n'arrive pas à rentrer dans la cinquième partie, tout en bondissements, en redites, comme un gamin qui sauterait sur place. L'impression d'un jeu de massacre : notes uniques écrasées séparées de silence, courts segments mélodiques qui tournent et tournent encore sans que rien ne naisse vraiment, rien d'un peu agréable pour l'oreille. Il y a bien la coda, soudain folle, délirante, conclusion plausible de l'ensemble, et une ultime pirouette, pourquoi pas...

   Oublions donc cette cinquième partie. Tout le reste est magnifique, magistral !

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Paru en mai 2019 chez Moving Furniture Records / 2 cds / 6 plages /  1h 30 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

Impossible de trouver  des interprétations de Reinier van Houdt, alors je vous propose celle de Daan Vandewalle enregistrée dans le coffret Inner cities :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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