Anastassis Philippakopoulos - Piano 1 / Piano 2 / Piano 3
Publié le 21 Octobre 2022
Du lent ensemencement du silence naît la Beauté, ce feuillage de l'inconnu
En février 2020 paraissaient les Piano Works du compositeur grec Anastassis Philippakopoulos, interprétées par le pianiste et compositeur Melaine Dalibert. Membre du collectif de compositeurs Wandelweiser, baptisé par le critique Alex Ross dans le New Yorker comme "Les compositeurs du silence (ou du calme)" depuis 2003, il a depuis donné à la maison de disque portant ce nom des œuvres plus anciennes qui lui tiennent à cœur. Ce sont des pièces datant de ses études de composition à L'Université des Arts de Berlin, révisées les années suivantes à Athènes, dans les années quatre-vingt dix. Elles sont interprétées par la pianiste serbe Teodora Stepančić.
"Piano I", en trois parties, est la composition la plus radicalement dépouillée, réduite à des esquisses mélodiques nimbées de silences. Les notes se succèdent, sans se chevaucher ou s'agglutiner, pour s'allonger contre un autre monde. C'est d'une beauté calme, lumineuse. Puis une note éclate, une autre encore, l'écart se creuse entre les médiums et des graves intenses, sans que rien remette en cause l'ordonnancement secret de cette musique intérieure, à l'écoute. Le temps ne compte, il ne se compte plus, découpé en segments égaux par les notes répétées du début de la troisième partie. Le temps s'approfondit, le temps est une cloche au-dessus du rien, au-dessus de tout ce qui nous échappe et que la musique convoque par ses insistantes répétitions. Ce n'est pas un drame, c'est une sommation entêtée à faire lever les ténèbres, comme lèverait une pâte remuée. Le crescendo percussif donne forme à l'essentiel, la vibration qui est le monde et sa désagrégation, car tout retourne au silence.
"Piano II" commence par la répétition métronomique d'une note, bientôt accompagnée, entourée par une autre, une deuxième, qui éclosent, appelées par l'énigmatique scansion. D'autres encore se joignent au battement nu, comme des vêtements de lumière plus ou moins trouble autour de ce qu'il faut bien nommer un appel. De petites grappes naissent, oiseaux frêles chantant à peine un cantique tout en éclats brefs. Cette première partie est miraculeuse. La seconde revient à une introspection méditative, jouant des longues résonances et de légers chevauchements de notes. L'ombre de Morton Feldman est là, dans cette avancée erratique, ces boucles ouvertes, mais la toile est plus trouée peut-être, plus répétitive, ruminante, sans jamais toutefois lasser ou assommer l'auditeur, en le laissant rêver la musique manquante, se remémorer la musique perdue, son infinie et indicible douceur. La lenteur extatique de la pièce conduit à un ravissement ineffable.
"Piano III" explore des zones intermédiaires avec une pudeur sensible. Il y a là des traces, des restes, entre lesquels le piano avance à pas prudents, débusquant parfois des gisements, sous forme de bouquets, d'éclats fugaces. Le silence y jette son manteau pour tout amortir, la musique s'en enveloppe pour ne rien heurter. La musique est l'autre nom du respect de l'Inconnu qu'elle cherche, et qui la traverse, l'informe quand elle sait ne pas trop en faire. Pas question de virtuosité, de brio : le pianiste doit retenir ses doigts, il interroge, caresse, serviteur et desservant du Mystère qui ne cesse de sourdre comme une source inépuisable dans les espaces entre les notes, dans la durée conquise par l'écoute patiente, reposée. Alors survient la Lumière, celle de la troisième partie. Elle peut cingler comme un fouet, trancher dans les harmoniques, illuminer, implacable ; très vite, elle abandonne sa rutilance, elle sait que l'essentiel est dit, que le silence suffit à son épiphanie.
Paru en juin 2022 chez Wandelweiser Records / 8 plages / 1 h et 10 minutes environ