Reinier van Houdt / Bruno Duplant - Lettres et Replis
Publié le 21 Septembre 2022
Je vous élégie d'ailleurs...
Je peux bien vous l'avouer, chers amis. Pour moi, le français Bruno Duplant est l'un des plus grands compositeurs vivants. J'ai récemment défendu son magistral triple CD, L'Infini des possibles, également sorti chez Elsewhere Music. Je reviens vers un disque antérieur, paru en juin 2019 sur le même excellent label. À nouveau, la rencontre entre un pianiste et le compositeur. Cette fois, c'est le pianiste néerlandais Reinier van Houdt, régulièrement présent sur ce blog, qui compose et réalise d'après les partitions de Bruno Duplant.
Trois lettres, trois replis. Les partitions de Bruno Duplant prennent la forme de trois lettres personnellement adressées à Reinier van Houdt, contenant des séquences de lettres réparties sur la page. Les "replis" sont à prendre dans un sens deleuzien de "pli", ou d'incertitude. Les partitions laissent une large place à l'interprète, c'est pourquoi on peut comprendre l'interprétation de van Houdt comme une lecture et une réponse aux propositions de Duplant. Le pianiste réalise la partition avec des enregistrements multicouches de piano. Il écrit ceci notamment : « Les Lettres s'apparentent à une mélodie épelée et lue en tous sens propulsée par la mémoire et le regard. Les Replis sont connectés aux harmonies d'un lieu alors qu'ils s'infiltrent et se déroulent à travers les trous métaphoriques faits par l'écriture, disposés linéairement à nouveau avec les enregistrements d'une promenade le long de la rivière qui traverse ce lieu. » Heureusement, l'intelligence du propos et les attendus théoriques de la démarche ne nuisent pas à la musique que nous entendons...
Comment rendre compte d'une telle musique ? Comme toujours, je choisis l'approche sensible. La première chose qui me frappe, c'est la constante réinvention du piano, entre piano "normal" et piano préparé. La lente "Lettre 1" égrène des notes, jouant de multiples juxtapositions entre graves et aigus, notes normales ou éclatées, assourdies, résonantes ou effilées. La notion classique de mélodie n'a plus court, et pourtant se redessine un filigrane fascinant d'éclats, de frappes lourdes, qui retient l'attention, tant chaque note inattendue semble là à sa place, dans l'écoulement hasardeux. Les "Replis 1" s'enfoncent dans des épaisseurs de bruits de terrain pour y trouver une esquisse de mélodie sublime, d'une bouleversante mélancolie. Le piano se tient au bord de la déréliction, du rêve énorme de la vie, parcouru de frissons résonnants, tel un funambule incertain qui continue pourtant d'avancer dans sa vision intime. C'est d'une beauté désolée et fragile, l'écho décanté d'un paradis, perdu, peut-être, car ne sommes-nous pas finalement dans un post-romantisme débarrassé de toutes ses postures, ramené à une simplicité lumineuse.
Le brutal début de la "Lettre 2" surprend, tout en frappes sèches aux frontières de la dissonance. Lettre incisive, le piano sonnant comme un piano préparé. L'autre piano, habituel si l'on peut dire, reste en retrait derrière les résonances amplifiées ou non. On marche sur des roches pointues, on trébuche, mais on avance, dans une levée de sons translucides ou opaques, dans un paysage sonore extraordinaire, absolument fracturé, unifié par le tapis des harmoniques. D'une minérale splendeur ! Bruits de terrain à nouveau en "Replis 2", fugitif retour au monde qui s'évanouit derrière la petite mélodie des "Replis 1". Très vite, le ton change, plus dramatique. Le piano grave se fait sépulcral, les sons d'ambiance dessinent un monde fantomatique. Tout menace de sombrer, un peu bancal, reste le piano sur le fil du silence.
On croit entendre le cliquetis intermittent d'une machine à écrire derrière le piano impérial, légèrement tintinnabulant, chutant dans des bourdons graves étalés. La "Lettre 3" est la plus parlante, péremptoire, agressive dans ses attaques sourdes, abrupte, puis elle semble se détendre, laisser davantage de place à ce qui serait du chant, un hymne... à l'envers, hanté par le bas, troué de trappes aiguës. Elle se laisse happer par les silences, réduite à des éclats de silex et des remontées de drones. Les "Replis 3" commencent à égalité entre bruits de terrain, assez maritimes (tous ces bruits ont été enregistrés dans le port de Rotterdam, le jour du centième anniversaire de la naissance de John Cage...), et piano venu d'ailleurs, puis le piano s'impose, à deux voix, une grave et lourde, l'autre fragile et timide, avec des flux de résonance pour les relier peut-être. C'est un dialogue intérieur, aux accents dramatiques, comme un lamento méditatif arraché au néant, et qui y retourne, submergé par les bruits du monde extérieur, les sirènes des navires, non sans quelques sursauts de piano assourdi dans les graves, aplati par la Fatalité ?
Deux artistes majeurs d'aujourd'hui écrivent parmi les plus belles œuvres de notre temps. Un disque sublime, absolument sublime !
Paru en 2019 chez Elsewhere Music / 6 plages / 59 minutes environ
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :