Guy Vandromme / Bruno Duplant - L'infini des possibles

Publié le 5 Octobre 2021

Guy Vandromme / Bruno Duplant - L'infini des possibles

   À l'affût de l'Infini

   Dans la musique contemporaine, il arrive de plus en plus souvent que l'interprète, au lieu de se contenter d'avoir à reproduire une partition ou de l'interpréter selon sa sensibilité, soit associé au processus créatif par le compositeur, qui lui accorde une marge de liberté. L'Infini des possibles est le fruit d'une telle co-création, au point que le nom du compositeur disparaisse de bien des sites ! Le compositeur, c'est le français Bruno Duplant, que je m'étonne malgré moi de ne pas connaître, alors qu'il est l'auteur d'une œuvre immense, de dizaines de disques. Le pianiste belge Guy Vandromme, interprète notamment d'Erik Satie et de John Cage,  s'est lancé à piano perdu, si j'ose dire, dans cette aventure, fasciné par la partition, et il faudrait pour l'occasion modifier mon expression inventée sur un modèle bien connu : à piano gagné ! La collaboration entre les deux hommes a été étroite. Si les directions ont été clairement indiquées par le compositeur, la contribution du pianiste a redessiné les choix. Les indications du compositeur et la partition de la première étude vous permettront de comprendre le projet de ce cycle de douze études.

Guy Vandromme / Bruno Duplant - L'infini des possibles
Guy Vandromme / Bruno Duplant - L'infini des possibles

   Comment suggérer l'infini ? C'est un peu le défi de Bruno Duplant : grâce à un déploiement de possibles disposés selon douze couleurs différentes de la plus claire à la plus sombre. Les choix rythmiques et harmoniques sont réduits à l'extrême. Guy Vandromme insiste sur la singularité du projet, qui rend ces études incomparables aux études de Chopin et de bien d'autres, même de celles de Cage ou Ligeti. Maintenant que vous savez tout ce qu'un auditeur curieux doit savoir, il faut en venir au résultat...

   Bien des œuvres contemporaines, dans différents domaines artistiques, sont soigneusement présentées, bardées de concepts intelligents. Cette enveloppe séduisante ne garantit en rien la qualité du résultat. Il arrive trop souvent qu'elle ne soit qu'un cache-misère. Disons tout de suite que ce n'est pas le cas pour ce vaste cycle. On peut, je dirais même qu'on doit oublier tout ce que je viens d'écrire, toutes les intentions des concepteurs. Ce qui compte, c'est la réponse que nous apporterons en tant qu'auditeur à des questions très simples : la musique nous plaît-elle ? suscite-t-elle des émotions en nous, des états de conscience qui nous apportent quelque chose que nous n'avions pas, ou qui nous aident à progresser dans nos propres voies ? Disons-le tout net : ce n'est pas une musique pour l'auditeur pressé. Certes, on peut écouter les études séparément, chacune entre presque neuf minutes et quinze minutes pour la plus longue, déjà des formats assez longs. On le peut. On sent très vite qu'on est quelque part du côté de Morton Feldman, un Feldman qui ne dériverait plus dans un labyrinthe. L'étude n°1 est une marche suspendue aux arêtes du silence, d'une extrême lenteur, qui pose chaque note et la laisse résonner. L'auditeur est invité à une contemplation du son dans laquelle il suspend son être propre. Écouter suppose ce dépouillement, cette ascèse qui, seule, peut rencontrer celle de l'interprète, l'âme sur le bord des touches, le geste d'une précision délicate, attentionnée. Si vous franchissez le cap de ces onze minutes inaugurales, le disque vous ravira par sa pureté, sa fraîcheur : « le jeu sera sobre, lent et d'une douce mélancolie » indique le compositeur. Cette lente sobriété nous lave du monde ordinaire, nous transporte en douceur dans un état extatique aux antipodes de l'imagerie liée à ce beau mot d'extase : être hors de soi, dans une tranquillité surnaturelle. L'étude n°3, relativement animée, ne rompt pas le climat, elle l'enracine dans la durée avec une vigueur nouvelle. Ni mollesse, ni presse dans cette musique d'une intensité magnifique. Qu'est-ce que la mélancolie, ici ? Rien d'autre qu'une sérénité indifférente aux agitations du monde extérieur. Un recueillement grave, seul capable de prolonger ces exercices spirituels. Un chant parfois se fraie un chemin, des souvenirs musicaux peut-être, comme dans l'étude n°4, vite ramenés sur le fil d'une pensée soucieuse de sonder le silence, d'en extraire la quintessence.

   Comme si l'infini ne se saisissait que dans la décantation, dans les interstices d'une avancée prudente au bord des résonances de la fin de cette quatrième étude. Guy Vandromme y fait preuve d'une patience d'ange, devant refouler toute tentation de virtuosité pour devenir le célébrant, que dis-je le célébrant, l'inspiré vigilant d'un office hanté, nous confie Bruno Duplant, par Mallarmé, Perec, et j'ajouterais Borges - je laisse de côté Bachelard et Cage, également mentionnés par le compositeur. Pourquoi cette tapisserie de lettres si ce n'est pour y attraper l'infini entre les mailles du filet ? De même que la blancheur mallarméenne,  les combinatoires oulipiennes peréciennes ou les lettres borgésiennes étaient les armes pour faire surgir, pour piéger l'Œuvre, suprême condensation, avatar rêvé de 'l'Infini. L'étude n°5 laisse peut-être entendre les restes du big bang originel, le bruit grave de l'infini, son souvenir tourné en dérision par les éclaboussements espiègles des médiums et des aigus. Elle finit toutefois par donner l'impression d'un nouvel équilibre, d'une volonté d'embrasser les extrêmes en dépassant les vieux antagonismes. Ce dont profite la plus longue étude, la sixième, avec ses quinze minutes, ses interrogations obstinées, ses allées et venues du sépulcre à la lumière sans se départir d'un calme souverain, en dépit d'une brève accélération vers la fin. Noble conclusion d'un premier Livre, si l'on emprunte un terme de rigueur pour les cycles d'étude les plus célèbres.

   Avec le début du deuxième disque, l'écriture se resserre, les notes se rapprochent, dessinent des lignes, des quasi mélodies. De ce point de vue, l'étude n°7 contraste nettement avec les précédentes, en dépit de quelques retours de l'ancienne trame erratique. Les notes s'agglomèrent, se bousculent, les harmoniques s'enchevêtrent, le piano se met à gronder. Quel tumulte ! Quel orage soulève ces déferlements inattendus - ou trop attendus au contraire pour d'autres auditeurs ? Nous sommes passés de l'autre côté de l'austère méditation. Des éclats, des graves assenés avec grondement, des aigus tranchants : l'étude n°8 est d'une densité dramatique nouvelle, encore que tenue, si digne, tenace. Les résonances y prennent un relief affirmé, dessinant des pics et des abîmes, des platiers de drones. La venue des Ténèbres est de plus en plus sensible. L'étude n°9 semble trébucher dans la descente d'un escalier, on pense fugitivement à la Musica Ricercata de Ligeti. La lumière appelle comme un souvenir que l'on quitte tandis que l'on s'enfonce irrémédiablement dans des cercles harmoniques de plus en plus vastes. Elle n'abandonne pas, se drape de longues résonances semi-voilées pour accompagner la lente immersion des graves dans une nappe de drones aux résonances impressionnantes. L'étude suivante, la n°10, paraît plus apaisée, guettée par la paralysie. Tout y est en suspens. On flotte dans une brume qui diapre légèrement les notes aigües ou médiums, tandis que les graves sont assourdies. Où sommes-nous au juste ? Quelque part au-delà des conflits, dans une attente étirée. Graves plaqués, massifs : l'étude n°11 renoue avec la n°9, en plus têtue, inquiétante, avec des fêlures sombres, comme une colère retournée contre elle-même. Sous-sols de l'enfer aux voûtes très basses, geôles sinistres que quelques brins de demi-lumière ne parviennent pas à éclairer sur la fin. Destin scellé ?  L'étude n°12 exprime une surprenante renaissance, un nouvel au-delà. Les notes déferlent en un quasi strumming à la Charlemagne Palestine. L'énergie circule à flux vif, ne cesse de rebondir dans une allégresse robuste, frangée de la robe sombre des harmoniques concaténées. Qu'est-ce que l'infini, sinon ce nouveau départ, cette échappée qui répond à celle de la n°7 ? L'ombre est impuissante à ensevelir la lumière, plus radieuse que jamais et qui peut maintenant s'abandonner à une douce quiétude...

   N'oublions pas de dire quelques mots du piano utilisé : un rare Steinway C de 1896, aux sonorités somptueuses, aux résonances profondes. L'instrument est déterminant. Manié avec une sensibilité merveilleuse par Guy Vandromme, qu'on sent faire corps avec lui pour en exprimer toutes les beautés, il contribue à la réussite de ce cycle magistral parfaitement enregistré. Une œuvre inépuisable !

Divagations...

La partition ne laisse pas de faire penser à celles, perforées, des pianos mécaniques. On est tenté d'y voir un texte tronqué, dont il faudrait rétablir l'intégralité en bouchant les espaces avec les absentes de toute partition, pour paraphraser et détourner la formule mallarméenne. On peut aussi jouer à lire un texte dissimulé parmi d'autres lettres, une sorte de palimpseste. J'y lis par exemple un possible message caché, le motif dans le tapis : que Face à Cage (s)'efface (l)e gage. Par "gage", il faudrait entendre la cage de la musique conventionnelle, figée dans la partition, enfermée dans son fini. La partition ouverte, aérée, s'ouvre à l'infini des possibles...

D'un seul coup, je lis à la fin de la partition de l'étude n° 12 : fa(çon) d'ê(tr)e (l)à.

Paru chez elsewhere en septembre 2021 / 12 plages / 2 h 8 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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