Publié le 7 Novembre 2025

Kory Reeder - In Place

[À propos du compositeur et du disque]      

   Bassiste, parfois pianiste ou violoncelliste, voire faiseur de bruit, le compositeur américain Kory Reeder, installé au Texas, gravite autour de la constellation du Groupe Wandelweiser, collectif de compositeurs inspirés par la démarche de John Cage - et l'univers musical de Morton Feldman, dans lequel on retrouve Jürg Frey et Michael Pisaro, collectif dont la musique expérimentale se caractérise par la nature calme, méditative, raréfiée. L'œuvre de Kory Reeder ne compte pas moins de 150 pièces, interprétées par de nombreux orchestres ou ensembles. Influencée par les arts visuels et la théorie politique, elle touche aussi bien à l'opéra, au théâtre, à la danse, qu'au bruitisme ou à la libre improvisation. Lui-même enseigne la composition, la musique électronique et rock, les rapports entre musique et politique. In Place  est son dixième album. On y entend le compositeur au piano, accompagné par deux collaborateurs de longue date, les altistes Kathleen Crabtree et Michael Moore. C'est la première parution ne contenant que des pièces de la série intitulée "Grid Series", influencée par le travail de la peintre canado-américaine Agnès Martin (1912 - 2004), qui se considérait elle-même comme une expressionniste abstraite plutôt que comme une minimaliste, étiquette vite collée en raison de ses "grilles", toiles composées de traits géométriques verticaux et horizontaux destinés à capter émotions et sensations les plus profondes. En écho à sa méthode à l'intersection entre structure et spontanéité, Kory Reeder utilise des partitions à base de textes et de grilles de notations graphiques pour créer des environnements sonores intimistes et ouverts invitant l'auditeur à l'exploration, jouant du potentiel poétique d'une musique entre silence et son. Chacune des trois pièces offre un équilibre unique entre structures harmoniques fixes et liberté d'interprétation. L'expérience de l'interprète et le souvenir émotionnel persistant de l'auditeur y comptent pour beaucoup : plus que le détail, c'est l'impression produite, "l'aura" de la pièce qui permettra à l'auditeur d'y mettre la beauté qui est en lui, selon une conviction forte d'Agnès Martin. L'album comprend trois pièces, d'une durée chacune entre seize et vingt minutes.

[L'impression des oreilles]

   "Landscape Study" (Étude de terrain) joue de l'opposition entre les sons tenus des altos et les notes discontinues du piano, ces dernières répétées dans un halo réverbéré. Les altos tracent des horizontales, le piano indique les verticales potentielles ou bien, lorsqu'il répète inlassablement une ou deux notes en alternance, indique une centralité, une zone de concentration dans laquelle les trois instruments se fondent, en place. L'étude oscille entre des moments de forte matérialité et des périodes d'étirement, d'effilochement, de raréfaction, alors au bord du silence. Ce serait comme une élégie, parfois dramatique, vigoureusement ponctuée, parfois rêveuse, en partance vers une plainte infinie, d'où ces images tremblées d'arbres à l'automne. Le piano  devient une cloche battant une déréliction inconnue. Ce minimalisme-là, car minimalisme il y a bien, est en effet affectivement chargé, d'où une forme d'expressionnisme indéniable. La musique est sous-tendue par un déchirement qui cherche sa résolution dans des structures obsessionnelles, une abstraction lyrique bouleversante.

   "Field" se construit à partir d'enregistrements de terrain effectués au Nebraska, sol ou champ sonore dont émergent et se détachent parcimonieusement les trois instruments, laissant la part belle au bruit de fond, chants ou cris d'oiseaux - perruche(s) ou perroquet(s) peut-être, tourterelles, abois de chiens, bruits lointains de moteurs. Comme si la musique s'efforçait de ne pas détruire ce paysage mental, forcément reconstruit par l'auditeur, d'en prolonger la grâce fragile. Le contraire, en somme, des musiques ordinaires, qui accaparent l'oreille, voire l'assourdissent de leur plénitude arrogante. Ici, la musique n'est qu'un élément parmi d'autres, la consonance humble et poétique d'un monde rêvé, gorgé d'humanité comme une séquence de film d'Andréi Tarkovski, je pense en particulier au début de Nostalghia (1983).

   La troisième pièce, "Present Tense", suit un parcours ouvert où se retrouvent des motifs lancinants, tout en méandres, le tout troué de profonds silences. La musique, qui semble renaître quand elle veut, est à la fois granuleuse, scintillante, d'une matière mystérieuse aux lumières internes démultipliées. Seul le présent existe, tendu comme un arc, et sa réfraction dans la mémoire de l'auditeur qui se souvient des gestes antérieurs, les mêmes ou presque, ou pas du tout, car les surprises jaillissent dans une vigoureuse fraîcheur.

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In Place déploie trois espaces d'écoute profonde, entre minimalisme et expressionnisme concentré, vibrant d'une densité intérieure magnifique.

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Pas d'extrait sonore à vous proposer pour le moment, en dehors de Bandcamp.

Paru fin août 2025 chez Thanatosis (Stockholm, Suède) / 3 plages / 55 minutes environ

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En complément

- Première partie du disque Snow, paru en janvier 2024. Pour violon, violoncelle, percussion et piano. Absolument superbe ! 

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Publié le 4 Novembre 2025

Vanessa Tomlinson - The Edge is a Place

   Vanessa Tomlinson ? Mais oui ! On entendait cette percussionniste australienne, membre du duo Clocked Out avec le pianiste Erik Griswold sur l'étonnant Peak Plastique publié par Unsounds fin mars de cette année. Compositrice, elle se concentre sur des pratiques sonores exploratoires, invitant à écouter autrement, à laisser l'esprit vagabonder. Le bord, pour elle, n'est pas seulement ce qui donne sur le précipice, c'est une fin et un commencement, riches d'angles et de perspectives.

Vanessa Tomlinson par © Raphael Neal

Vanessa Tomlinson par © Raphael Neal

    Pour The Edge is a Place, elle mobilise un instrumentarium incroyable, composé d'instruments (probables ou non) et d'ustensiles : pour les premiers, un vibraphone, huit bols en céramique, un bol en verre rempli d'eau, trois planches de bois, des carillons en coquillage, deux cymbales, des maracas, des charlestons, trois cloches indienne sans gong et une grosse caisse ; quant aux seconds, on rencontre des aiguilles à tricoter, des balles rebondissantes, des chaînes, des baguettes de chef, des mailloches de vibraphone, archets de contrebasse, des baguettes de triangle.

    Les six compositions de l'album sont autant de promenades dans un monde de résonances, de vibrations. Les sons surgissent, se déploient dans un scintillement lumineux. Rien n'est prévisible, tout est miracle, rencontres, dès la première pièce "Outside Encounters". Frappes insistantes et mystérieuses, sons courbes, ralentis soudains et suspensions, captent l'attention de l'auditeur, fasciné par un monde peuplé de petites formes. On est un peu comme devant un tableau d'Yves Tanguy ou de Joan Miró, devant une levée phénoménale surréaliste. L'étrangeté sourd de partout, par exemple des frappes lourdes et totalement imprévues à la fin de "Shimmer Shake". "Speculative Ornithology" donne à entendre d'hypothétiques oiseaux picorant l'invisible. La musique de Vanessa Tomlinson est ainsi souvent empreinte d'un humour poétique délicieux : les sons donnent l'impression de jouer entre eux, de s'amuser follement. Et c'est complètement fascinant, d'une beauté radieuse. Le titre éponyme est une danse éblouie au bord du vide, les sons virevoltent, faisant surgir des frappes percussives sèches, comme si l'on atteignait un autre monde encore et que dans ce voisinage, tout prenait une autre allure, cette fois plus sérieuse. "Meanderer" (titre 5) déploie ses méandres de cliquetis ponctués de notes pointues d'un pseudo-piano, tandis que de curieux frottements animent l'arrière-plan de présences intrigantes, un rien inquiétantes. Car Vanessa Tomlinson n'est pas qu'une amuseuse, elle sait aussi prendre à bras-le-corps les alentours d'une mélancolie insolite, celle qui envahit le dernier titre, "To the Seafarer", le plus étonnant de l'album. Les résonances sont plus longues, prennent la tournure quasiment d'un orgue bourdonnant, dans les vagues desquelles on croit entendre des oiseaux lointains, les traces de présences. "To the Seafarer" nous plonge dans une atmosphère authentiquement fantastique, chargé d'échos de légendes. 

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Des percussions transcendées par l'aura poétique que leur confère Vanessa Tomlinson dans des compositions éblouissantes.

Paru en juin 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 6 plages / 38 minutes

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Publié le 31 Octobre 2025

Mike Majkowski - Tide

   Contrebassiste et compositeur australien installé à Berlin, Mike Majkowski est membre du trio de rock alternatif polonais Lotto et a collaboré avec des musiciens de... The Neck, dont j'ai célébré récemment le triple album Disquiet ! Il était invité en avril 2025 au Festival Archipel à Genève avec un dispositif électroacoustique, ayant développé depuis le début des années 2000 un style personnel à partir de sons analogiques ou électroniques formant de lentes trames en perpétuelle transformation. Son nouvel album Tide comprend deux sections formant un tout continu, faisant de la fin de la première partie le début de la seconde.

Mike Majkowski / Photographie © Lukasz Rychliki

Mike Majkowski / Photographie © Lukasz Rychliki

    J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène...*

   La musique de Mike Majkowski, c'est comme une toile de brume constellée de gouttelettes sonores, animée d'une douce pulsation. Les résonances s'étirent dans une atmosphère méditative propice à une écoute profonde. Il y a quelque chose d'arachnéen aussi dans cette manière d'emprisonner le temps dans une boucle répétée, où tous les sons sont feutrés, finement découpés. Si c'est une marée, comme le suggère le titre d'ensemble, c'est une marée éternelle, celle d'un flottement nuageux (voir la couverture).

    Les cymbales sont caressées, et les autres instruments acoustiques ou non sont enveloppés d'une traîne délicate. On avance avec précaution, comme pour ne pas déranger la respiration essentielle dont sourd la musique. On avance vers l'imperceptible cher au poète Jacques Ancet, au bord d'un vacillement indicible, et l'on réveille, oh à peine, des ombres endormies depuis des siècles dans les limbes de la mémoire. Au fond, Mike Majkowski déploie un rituel magique d'écoute d'un l'au-delà enfoui tout près, qui risque à tout moment de s'évanouir, comme ces fresques antiques qu'on retrouve à la faveur d'une excavation et qui disparaissent si l'air continue de s'y engouffrer : il faut alors refermer pour les préserver. Le compositeur s'introduit dans le mystère en jouant d'une torpeur enchanteresse, prudente, par respect pour la Beauté qui dort là, fragile, prête à fuir au moindre bruit agressif...

 

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Ça n’existe pas, peut-être.

La pierre ou l’arbre l’ignorent,

l’oiseau qui passe, le ciel

et sa lumière. C’est un feu

qui n’aurait jamais brûlé,

une eau qui n’apaiserait

jamais la soif. Mais c’est là.

Le matin vient, sa pluie lente,

sur tes yeux des gouttes brillent,

tes cils battent : ce n’est rien.

 

Extrait de L'Imperceptible (Lettres vives, 1999), par Jacques Ancet

* Extrait de El Desdichado  de Gérard de Nerval

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Un disque d'une grâce irréelle, suspendu dans un hors-temps merveilleux. Sublime.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Electroacoustiques, #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 24 Octobre 2025

IKI - Body

  [À propos des chanteurs et du disque] 

    Fondé en 2009, IKI est un groupe vocal composé de cinq chanteurs originaires de Norvège, de Finlande et du Danemark. Il explore la voix comme instrument principal et recourt à l'improvisation comme moyen d'expression privilégié. Depuis leur premier disque en 2011, Iki a multiplié les collaborations, notamment avec Blixa Bargeld et Laurie Anderson. Chaque son de leur nouvel album est créé à partir de la voix brute, avec ses imperfections, et non de la voix traitée, d'où une musique à la fois vocale et électroacoustique. Conçu comme un cycle à écouter en boucle, sans début ni fin définis, l'album décline différents moments liés à des activités physiques différentes et à leur répercussion rythmique, ménageant trois pauses méditatives intitulées "Circuit". Une mélodie cyclique de onze syllabes réapparaît sous différentes formes avant d'énoncer la phrase finale, révélatrice de leur philosophie artistique : « Êtes-vous parti lorsque votre corps ne respire plus ? »

Anna Mause (DK) / Guro Tveitnes (NO) / Johanna Sulkunen (FIN) / Kamilla Kovacs (DK) / Randi Pontoppidan (DK)

Anna Mause (DK) / Guro Tveitnes (NO) / Johanna Sulkunen (FIN) / Kamilla Kovacs (DK) / Randi Pontoppidan (DK)

[L'impression des oreilles]

Polyphonies post-minimalistes...

   "Circuit I" nous entraîne dans une irrésistible ronde des voix, prolongée par son émanation électronique, manière d'entrer dans "Run", qu'on dirait purement électronique si on ne nous avait pas dit que chaque son est tissé à partir des voix. Pulsation rythmique envoûtante, fins bourdons et vibrations, tourbillons de voix éthérées, un bain de voix lardé de syllabes fondues dans le mur sonore impressionnant. Juste magnifique, quelle claque !

    Le bref "Circuit II" nous repose par une atmosphère de polyphonie médiévale, nous lâchant pour "Dance", très reichien et à la fois écho lointain d'un David Hykes avec des voix presque de gorge ou de chants bouddhiques gutturaux. "Breathe", avec la répétition incessante et hachée de "Breathing", évoque Laurie Anderson. Le morceau s'envole en un hymne somptueux hanté de boucles, du Steve Reich de la grande période vocale encore. L'interlude "Awake" nous secoue de voix pour nous éveiller du rêve antérieur. "Walk", à la limite du hip-hop, semble une incantation rythmée, s'agrandissant en courtes envolées merveilleuses. "Float", d'abord médiéval dans sa polyphonie épurée, se mue en broderies rêveuses, répétitives, émaillées de sonneries étranges. La répétition lancinante et descendante de "When" occupe la courte pièce du même titre, tandis que, un peu sur le même principe, "Wander" tournoie follement jusqu'au vertige sur des gloussements sonores avant de finir sur des soupirs qui se changent en sorte de glitchs et de cliquetis sur "Regenerate", du Alva Noto, quasi ! Décidément, ces cinq chanteuses concentrent dans ce disque incroyable des influences diverses qu'elles rejouent non sans malice, avec une jubilation qui s'entend nettement dans le jouissif "Explode" (titre 12), kaléidoscope hoquetant. C'est en "Circuit III" qu'on entend enfin la fameuse phrase-clé signalée plus haut, avant le dernier titre, "Remember", vagues de voix angéliques et déformées, association du pur et de l'impur, si l'on veut, qui prélude à un concert sublime dans des hauteurs réunifiées.

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Un disque en état de grâce, au plus haut lorsqu'il se souvient de Steve Reich et de quelques autres pour chanter le corps des anges que nous sommes à notre corps défendant...

Paru le 17 octobre chez Tila (Copenhague, Danemark) / 14 plages / 34 minutes environ

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Publié le 20 Octobre 2025

Rafael Loher - Hug of Gravity

[À propos du pianiste et du disque]     

   Deuxième album solo du pianiste suisse Rafael LoherHug of Gravity (Étreinte de gravité) reprend des matériaux de son premier disque Keemuun paru chez three:four Records en 2022. Le compositeur, qui aime augmenter le piano par des préparations ainsi que par le recours à des outils numériques, des effets électroniques et à des magnétophones, a modifié l'accordage par de la pâte à modeler, découpé et réarrangé les morceaux, transférés sur un magnétophone à bande variable puis sur ordinateur pour être à nouveau retravaillés. Le disque doit beaucoup, dit le musicien, à la vallée de Blenio (Tessin suisse) où il était installé pour une résidence d'artiste de trois mois, arpentant les montagnes neuf à dix heures par jour, lui donnant le sentiment d'un temps allongé. La modification de la hauteur tonale des différents enregistrements, superposés, lui a permis, de faire émerger des motifs d'interférence et de créer un climat...bien particulier.

Rafael Loher

Rafael Loher

[L'impression des oreilles]

   Flottements ineffables...

   À l'instar de Keemuun qui avait adopté une règle austère, n'utiliser que dix notes réparties sur deux octaves, Hug of Gravity relève d'une esthétique de la réduction et d'une forme de minimalisme. Mais la virtuosité parfois vertigineuse du premier cède la place à une atmosphère feutrée, tranquillement euphorisante. Chaque pièce semble un tissu de bulles venant éclore à la surface de l'espace sonore, des bulles plus ou moins gorgées de notes agglutinées. Une immense paix émane de ces apparitions d'où toute aspérité a été gommée, d'où toute agressivité rythmique est bannie.

   L'intrication des motifs crée un tapis changeant de figures miniatures formant des archipels résonnants. Il y a quelque chose d'orientalisant dans cette manière de transformer le piano en une sorte de koto amorti ou de portique de cloches englouties. Une orientalisation intériorisée, adoucie. Une musique à jouer en kimono de velours, entouré de volutes épaisses d'encens, à n'y plus rien voir d'extérieur à elle. L'extase peut venir dans ce temps distendu en dehors du temps, une immense lévitation dans le brouillard des phénomènes illusoires.

Un disque absolument magnifique, un ravissement d'une douceur sublime : l'étreinte de la gravité...

Paru le 17 octobre 2025 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 4 plages / I heure et seize minutes environ

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Un extrait du disque précédent, Keemuun :

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Publié le 17 Octobre 2025

Angelina Yershova / Ynaktera - Time for Change

  Ce n’est pas une nouveauté : j’ai retrouvé le disque par hasard dans un de mes répertoires. Mais peu importe, au fond ?
Cette collaboration entre la pianiste et compositrice kazakhe Angelina Yershova et le producteur de musique électronique Ynaktera, installé à Rome, mérite notre attention. La première a fondé la maison de disques Twin Paradox Records pour y enregistrer ses neuf albums précédents. De formation classique, elle a développé un langage musical personnel en intégrant à ses compositions une dimension électronique, elle-même ayant obtenu un diplôme dans ce domaine au Conservatoire de Musique électronique de Santa Cecilia à Rome. Quant à Ynaktera, il est venu à la musique électronique après quinze années pendant lesquelles il jouait de la guitare acoustique et électrique. Fondateur d'un collectif d'arts électroniques, il dirige aussi un label expérimental, Stochastic Resonance.

   À partir des thèmes du changement climatique et de l'eau, les deux musiciens nous donnent neuf titres toujours surprenants. Leur musique est tour à tour brillante, intrigante, mystérieuse ou étrange. Entre techno et musique électronique expérimentale, Time for Change séduit par son inventivité constante. "Awakened Goddess" (titre 1) se développe dans une atmosphère glauque, avec de magnifiques moments de piano post-minimalistes dans la seconde partie. "Global Ocean Warming" est une pièce ambiante flottant dans une atmosphère mystique de voix cachées, peu à peu animée par un sourd pilonnement percussif. "Walking on Water" prend des allures de techno extatique...

"Shamanic Morse Code" (titre 4) part dans des contrées étranges, étonnant poème électronique techno. "One Planet" baigne dans des effluves et flux élégiaques, piano miroitant, en vives éclaboussures. "Everything is connected" (titre 6) serait digne d'un Ryuichi Sakamoto et de son complice Alva Noto, sans une dérive jazzy quelque peu mièvre. Le titre suivant, "Perpetual Spin" offre une plongée dans des gouffres inquiétants lardés de déchirures, micro-faillés. "Cluster Light" forme avec "For Miracle" un diptyque contrasté : après les chatoiements techno du premier, les envolées mélancoliques du second...

Paru en juin 2022 chez Twin Paradox Records (Rome, Italie) / 9 plages / 51 minutes environ

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Publié le 15 Octobre 2025

The Necks - Disquiet
Auditeurs pressés, passez votre chemin !

  Trente-neuf années d'existence pour le groupe de jazz expérimental australien The Necks ! Disquiet est leur vingtième album enregistrement en studio : un triple cd de plus de trois heures...qui me met dans l'embarras, je vais vous dire pourquoi, dans le désordre, puisque de toute façon aucun ordre d'écoute n'est prescrit par les musiciens.

The Necks © Photographie : Dawid Laskowski

The Necks © Photographie : Dawid Laskowski

   J'étais gêné par le second titre, "Ghost Net". Non pas par ses soixante-quatorze minutes ! Je m'ennuyais...confronté à une boucle de batterie, cymbale frissonnante, basse grondante, puis clavier, entre jazz et blues, mais étirée, répétée en un mouvement hypnotique. Je m'ennuyais, fatigué des tics jazzy, si bien qu'à la première écoute, j'ai décroché au bout d'à peine trente minutes. En fait, trop tôt, car la musique ne prend qu'ensuite, après quarante minutes, quand la boucle s'aère, devient ambiante, rêveuse, sinueuse et brûle doucement. Là, c'est très beau, très planant, cette structure bluesy dilatée, répandue en lumière tamisée de claviers flous, l'impression d'un orage maintenu au ras des choses, d'un orage interne, contenu, transformé en rayonnements qui vous enveloppent peu à peu dans un filet serré, confortable et grisant. Peut-être faudrait-il penser aux ragas indiens, qui ne donnent leur pleine mesure qu'après un temps assez long. On est ailleurs, on flotte dans un crépuscule incendié, on se balance dans un hamac, n'est-ce pas d'ailleurs un filet fantôme qui nous ligote ainsi, comme le suggère le titre ?. On a failli manquer une telle merveille ! Le "réveil" presque rock du dernier quart d'heure profite encore du charme des vingt précédentes minutes de bonheur alangui, la structure blues continuant son effet d'engourdissement.

Le tricotage patient de la Beauté... 

  Une fois vaincue l'écoute de "Ghost Net", on peut revenir au reste. Le groupe transcende le jazz en le projetant dans un infini qui lui est, à mon sens, bénéfique. Même "Causeway" (titre 3), le plus court des quatre morceaux avec moins d'une demi-heure, devient envoûtant, en dépit de gestes jazzy qui m'agaceraient ailleurs. La guitare surplombante enlève le caractère convenu des phrasés de piano, une aura électrique baigne l'ensemble, au bord du sublime. Un peu après neuf minutes, le morceau se réinvente, batterie plus présente, tournoiements lointains, puis dérive en une folie qui pourrait ne jamais finir. The Necks, ce sont trois musiciens qui étirent le temps pour y glisser une incandescence de vivre, un vertige magnifique aux lacis discrètement orientalisants de la longue fin...  

Fata Morgana, et revivre enfin...

   Quant au premier titre, "Rapid Eye Movement", il est dans la lignée de Vertigo, paru en octobre 2015. Comme le panoramique d'un horizon immense où les formes des reliefs et de la végétation tremblent dans une lumière irréelle, une fata morgana en suspension. Tandis que la batterie se fait immatérielle, le piano, entre orgue Hammond et orgue, déroule des cercles, la guitare mime des secousses et des tremblements. Atmosphère extraordinaire, d'une intensité au rayonnement nébuleux : est-ce l'inquiétude du titre d'ensemble, ou une extase prolongée face à une réalité vaporisée, peuplée de fantômes? Une vie parmi les buissons de fantômes, pour paraphraser le titre d'un album de Brian Eno et David Byrne. Une avancée lente dans des maquis épais inondés d'un soleil aveuglant...Je découvre en m'intéressant aux sens de la traduction que le titre de la pièce évoque une thérapie pour soigner le stress post-traumatique, d'où le lien avec le titre d'ensemble. Une musique pour soigner, mais soigner de quoi ? D'un monde trop pressé, incapable d'une écoute profonde, qui nous plonge constamment dans l'inquiétude par des massifs d'actualités atroces, violentes. La musique de The Necks impose l'écoute, conduit ailleurs, au centre d'autres buissons potentiellement inquiétants, les détoure pour en débusquer les splendeurs. Elle se met alors à flamboyer, brûlant les traumatismes par sa densité patiente, sa confiance dans l'intrication humaine qui la fonde. Ces trois-là n'en forment plus qu'un, ils rétablissent l'unité perdue dans l'éparpillement superficiel des distractions. Leur musique hypnotique, répétitive, recentre l'esprit. Les cascades arpégées se succèdent vers quarante minutes, comme une source de vie retrouvée, fraîche, limpide, roulant sur les roches percussives érodées par les frottements. Et tout cela rentre en fusion, devient un autre soleil, intérieur, une vigne aux grappes de feu. Le calme peut revenir, tout est pacifié...tout se lève dans une aube nouvelle.

   Le quatrième titre, "Warm Running Sunlight", forme à mon sens diptyque avec "Rapid Eye Movement", dont il est comme l'extension détendue. C'est le résultat de la cure de désintoxication : les retrouvailles avec le Temps Retrouvé, sous le soleil chaud et courant. La boucle qui structure la pièce figure la succession des secondes, des moments, apparemment identiques, et jamais pourtant les mêmes. À un moment, des voix d'enfants chantent et crient en arrière-plan, elles coulent de source, c'est la paix, la joie, les sons s'allongent, les notes s'espacent. On respire, comme des lézards sur des pierres chaudes. C'est la musique d'une jouissance heureuse, dont les gouttes tombent comme des miracles sur notre visage plongé dans un extase sans fin...

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Le somptueux chef d'œuvre d'un trio au sommet de son art. Un monument intemporel.

Paru le 10 octobre 2025 chez Northern Spy Records (Brooklyn, New-York) / 3 cds / 4 plages / 3 heures et dix minutes environ

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Publié le 7 Octobre 2025

Fani Konstantinidou - Undertones

   Compositrice grecque installée aux Pays-Bas, Fani Konstanttinidou utilise des environnements sonores urbains et ruraux combinés à des instruments électroniques conventionnels et de conception personnelle. Undertones, à l'origine pour quatre canaux, a été revu pour le format stéréo. De même, les enregistrements de terrain intégrés à la pièce, en principe variables à chaque exécution dans un lieu différent, ont été choisis dans plusieurs lieux d'Amsterdam. Les interprètes, invités à réagir aux enregistrements de terrain demandés à l'un d'entre eux, contribuent à la structure de la composition, qui peut-être considérée comme semi-improvisée. On pourra ici entendre incorporés des sons de l'orgue du Concertgebouw (sans public), du Utopa Baroque Organ à partir de l'intérieur de l'instrument (sans public également), et de l'extérieur depuis le toit du Stedelijk Museum. La pièce associe les percussions idiophones de Iakovos Pavlopoulos et l'électronique de la compositrice. Un disque des Séries Contemporaines (Contemporary Series) du label d'Amsterdam, décidément à l'affût de ce qui se compose de mieux.

Fani Konstantinidou

Fani Konstantinidou

  Dans la forêt des épiphanies...

   Sur un fond ondulant de bourdons et un crépitement, un bol chantant (probablement). Des invasions texturées rivalisent avec la percussion dans un jeu de résonances prolongées. Frottis de cymbales, de métallophones, montée de sons lourds, créent un climat mystérieux. La musique de Fani Konstantinidou est rituelle, solennelle. Entre vagues profondes et notes percussives précises se crée une densité habitée, dans laquelle des fantômes de voix peuvent se lover, comme à la fin de la première partie ou au début de la seconde, où l'on croit entendre des voix courbes, plaintives. Tissée de délicats frémissements percussifs et d'une aura électronique mouvante, chaque pièce tisse sa broderie, comme le froissement d'un feuillage, ce serait comme le murmure des chênes de Dodone, leur bruissement aux intrications innombrables. Avec des phases de calme extatique, la bouleversante venue d'un au-delà sonore majestueux, d'une radieuse beauté comme dans la troisième partie. On croit parfois avancer dans une jungle fourmillant de sons minuscules, d'épines sonores, on dérange des divinités assoupies depuis des siècles au fond de grottes qui se mettent à grelotter, à racler leurs poumons ankylosés par des pétrifications immémoriales. Et c'est l'approche d'un temple inconnu, entouré d'une enveloppe de gongs, de sinueuses lianes d'orgue ; il faut déblayer les abords, enlever les gravats, pour que résonnent les sons purs dans leur gangue de tumultes accumulés. Undertones, c'est à voix basse, dans l'ombre des nuances, que l'on parvient au cœur du chaos, dans la seconde moitié de la quatrième partie, extraordinaire. Qu'y a-t-il au centre du fouillis, derrière ces rideaux bruissants d'une musique devenue épique ?  

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Une fascinante plongée électroacoustique aux alentours des arcanes, méticuleusement façonnée dans de splendides clairs-obscurs.

Paru le 26 septembre 2025 chez Moving Furniture Records / Contemporary Series (Amsterdam, Pays-Bas) / 4 plages / 37 minutes environ

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