Publié le 7 Novembre 2025
[À propos du compositeur et du disque]
Bassiste, parfois pianiste ou violoncelliste, voire faiseur de bruit, le compositeur américain Kory Reeder, installé au Texas, gravite autour de la constellation du Groupe Wandelweiser, collectif de compositeurs inspirés par la démarche de John Cage - et l'univers musical de Morton Feldman, dans lequel on retrouve Jürg Frey et Michael Pisaro, collectif dont la musique expérimentale se caractérise par la nature calme, méditative, raréfiée. L'œuvre de Kory Reeder ne compte pas moins de 150 pièces, interprétées par de nombreux orchestres ou ensembles. Influencée par les arts visuels et la théorie politique, elle touche aussi bien à l'opéra, au théâtre, à la danse, qu'au bruitisme ou à la libre improvisation. Lui-même enseigne la composition, la musique électronique et rock, les rapports entre musique et politique. In Place est son dixième album. On y entend le compositeur au piano, accompagné par deux collaborateurs de longue date, les altistes Kathleen Crabtree et Michael Moore. C'est la première parution ne contenant que des pièces de la série intitulée "Grid Series", influencée par le travail de la peintre canado-américaine Agnès Martin (1912 - 2004), qui se considérait elle-même comme une expressionniste abstraite plutôt que comme une minimaliste, étiquette vite collée en raison de ses "grilles", toiles composées de traits géométriques verticaux et horizontaux destinés à capter émotions et sensations les plus profondes. En écho à sa méthode à l'intersection entre structure et spontanéité, Kory Reeder utilise des partitions à base de textes et de grilles de notations graphiques pour créer des environnements sonores intimistes et ouverts invitant l'auditeur à l'exploration, jouant du potentiel poétique d'une musique entre silence et son. Chacune des trois pièces offre un équilibre unique entre structures harmoniques fixes et liberté d'interprétation. L'expérience de l'interprète et le souvenir émotionnel persistant de l'auditeur y comptent pour beaucoup : plus que le détail, c'est l'impression produite, "l'aura" de la pièce qui permettra à l'auditeur d'y mettre la beauté qui est en lui, selon une conviction forte d'Agnès Martin. L'album comprend trois pièces, d'une durée chacune entre seize et vingt minutes.
[L'impression des oreilles]
"Landscape Study" (Étude de terrain) joue de l'opposition entre les sons tenus des altos et les notes discontinues du piano, ces dernières répétées dans un halo réverbéré. Les altos tracent des horizontales, le piano indique les verticales potentielles ou bien, lorsqu'il répète inlassablement une ou deux notes en alternance, indique une centralité, une zone de concentration dans laquelle les trois instruments se fondent, en place. L'étude oscille entre des moments de forte matérialité et des périodes d'étirement, d'effilochement, de raréfaction, alors au bord du silence. Ce serait comme une élégie, parfois dramatique, vigoureusement ponctuée, parfois rêveuse, en partance vers une plainte infinie, d'où ces images tremblées d'arbres à l'automne. Le piano devient une cloche battant une déréliction inconnue. Ce minimalisme-là, car minimalisme il y a bien, est en effet affectivement chargé, d'où une forme d'expressionnisme indéniable. La musique est sous-tendue par un déchirement qui cherche sa résolution dans des structures obsessionnelles, une abstraction lyrique bouleversante.
"Field" se construit à partir d'enregistrements de terrain effectués au Nebraska, sol ou champ sonore dont émergent et se détachent parcimonieusement les trois instruments, laissant la part belle au bruit de fond, chants ou cris d'oiseaux - perruche(s) ou perroquet(s) peut-être, tourterelles, abois de chiens, bruits lointains de moteurs. Comme si la musique s'efforçait de ne pas détruire ce paysage mental, forcément reconstruit par l'auditeur, d'en prolonger la grâce fragile. Le contraire, en somme, des musiques ordinaires, qui accaparent l'oreille, voire l'assourdissent de leur plénitude arrogante. Ici, la musique n'est qu'un élément parmi d'autres, la consonance humble et poétique d'un monde rêvé, gorgé d'humanité comme une séquence de film d'Andréi Tarkovski, je pense en particulier au début de Nostalghia (1983).
La troisième pièce, "Present Tense", suit un parcours ouvert où se retrouvent des motifs lancinants, tout en méandres, le tout troué de profonds silences. La musique, qui semble renaître quand elle veut, est à la fois granuleuse, scintillante, d'une matière mystérieuse aux lumières internes démultipliées. Seul le présent existe, tendu comme un arc, et sa réfraction dans la mémoire de l'auditeur qui se souvient des gestes antérieurs, les mêmes ou presque, ou pas du tout, car les surprises jaillissent dans une vigoureuse fraîcheur.
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In Place déploie trois espaces d'écoute profonde, entre minimalisme et expressionnisme concentré, vibrant d'une densité intérieure magnifique.
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Pas d'extrait sonore à vous proposer pour le moment, en dehors de Bandcamp.
Paru fin août 2025 chez Thanatosis (Stockholm, Suède) / 3 plages / 55 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :
En complément
- Première partie du disque Snow, paru en janvier 2024. Pour violon, violoncelle, percussion et piano. Absolument superbe !
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