Publié le 9 Octobre 2024
Le compositeur irlandais David Fennessy (né en 1976) aime mêler éléments traditionnels et expérimentaux. À l'origine guitariste, il a joué dans des groupes de rock avant de devenir un compositeur internationalement reconnu. Pour ce disque, il utilise instruments acoustiques et électronique en direct ou encore un grand ensemble amplifié, selon les pièces. Le titre est un hommage au ténor d'opéra italien Enrico Caruso (1873 - 1921).
Ci-gît la nostalgie, illuminée...
Sur le premier titre éponyme, il recourt à de très courts extraits d'enregistrements pour gramophone, datés des années comprises entre 1903 et 1908, du ténor italien, montés en boucles, étirés et combinés pour former une sorte de chœur. Le compositeur y joue de la guitare électrique, de l'autoharpe et des grenouilles en bois (famille des guiros comme instrument de percussion. Le concepteur de logiciels industriels Pete Dowling, un ami de longue date, l'accompagne de ses échantillons et de ses manipulations électroniques en direct.
Sur le continuum envoûtant des voix plus ou moins lointaines, la guitare électrique et les autres éléments posent un contrepoint discontinu, métallique, agrémenté de bourdonnements. L'autoharpe tisse une écharpe cristalline, les échantillons et l'électronique plongent le tout dans un halo ambiant irréel. Les traînées vocales sont découpées par la guitare, de plus en plus enflammée, aux riffs puissants. Tout cela crée une musique étrange, brouillant les strates temporelles. Lorsque la première partie se termine par le ricanement en boucle de Caruso sur fond dramatique de cloche, une autre musique naît, petits bourdonnements de guêpes, grattements des grenouilles en bois, une musique curieusement bucolique à partir des sons générés par les matériaux eux-mêmes des instruments, comme s'ils chantaient à leur manière idiophone, avant le retour de la voix du maestro dans les huit dernières minutes : le montage génial des extraits carusiens et de la guitare épaisse, très rock, crée alors un nouvel opéra hallucinant. En somme, une composition de plus de vingt-trois minutes extraordinaire !
Les trois œuvres suivantes n'ont pas de rapport direct avec Caruso. Il s'agit bien d'autres voix, la voix de l'altiste Garth Knox sur "Nox" (titre 2) avec son instrument, son autre voix en un sens, et celle encore de l'alto solo face à un ensemble de musiciens sur "Hauptstimme"(Voix principale), ou en duo avec le célesta de Michel Maurer dans "Nebenstimme"(Voix secondaire).
"Nox", pour alto et voix, vaut surtout pour sa belle partie d'alto, l'instrument montant jusqu'à imiter d'abord une voix de gorge. Les quelques sons et mots prononcés par Garth Knox - qui fit partie du Quatuor Arditt entre 1990 et 1998, finissent par faire penser à la musique indienne, l'alto quant à lui devenu comme une étonnante guimbarde. Dans cette nuit, les voix se métamorphosent. Il n'est évidemment pas impossible que le compositeur joue sur le voisinage de "Nox" avec "Knox", nom du soliste, comme pour suggérer que le musicien est à l'écoute de la nuit de son instrument...
"Hauptstimme", c'est l'autre monumentale composition de ce disque. L'alto soliste de Megumi Kasakawa se fond dans le magma formidable de l'Ensemble Modern (dont elle est l'altiste depuis 2010) avec ses dix-huit solistes amplifiés. C'est une musique éruptive, dense, qui m'évoque immédiatement celle de David Lang, c'est peu dire quand on connait mon immense admiration pour ce compositeur américain. Parsemée de cris, de hoquets sonores, l'œuvre frémit, frappe, tout en restant d'une incontestable beauté. Le dernier tiers, plus calme, se transforme quasiment en duo entre l'alto et la percussion.
"Nebenstimme" est le contrepoint raffiné du précédent. Le célesta pur et lumineux, souvent au premier plan, dialogue avec l'alto discret, qui esquisse des fonds mystérieux et de temps à autre joue à égalité, s'agite et griffe comme un forcené. Quelque part entre Morton Feldman et la musique japonaise, tant l'alto prend des allures de koto sur la fin !
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Un programme magnifique, qui alterne deux pièces monumentales (1 et 3) avec deux duos ciselés (2 et 4). L'écriture étincelante de David Fennessy infuse intimement à ses œuvres des souvenirs d'anciennes musiques, ressuscitées et sublimées par des musiciens hors-pair.
Remarque : le disque est finalisé par...Yannis Kyriakides, immense compositeur et cofondateur du remarquable label Unsounds.
Paru en avril 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 4 plages / 57 minutes
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :