Publié le 13 Janvier 2025

Yair Elazar Glotman & Mats Erlandsson - Glory Fades

   Le duo constitué par Yair Elazar Glotman et Mats Erlandsson existe depuis 2015. J'avais inclus dans ma liste des disques de 2017 leur Negative Chambers (paru chez Miasmah),  disque pour lequel je n'avais pas écrit d'article. Je suis heureux de les retrouver, car je n'ai pas oublié ce disque. Et d'écrire à propos de Glory Fades ( La Gloire s'estompe... un beau titre !) que publie la maison de disques suédoise XKatedral.

   Yair Elazar Glotman a une  double formation de contrebassiste d'orchestre et de composition électroacoustique. Il a travaillé avec Jóhann Jóhannsson et a collaboré à plusieurs bandes sonores pour des films à grand succès comme Joker (2015) et À l'Ouest Rien de nouveau (2022, All Quiet On The Western Front). Sa musique a été enregistrée par des labels prestigieux tels que Deutsche Grammophon ou Bedroom Community. Mats Erlandsson, lui, vient plutôt de la scène électronique. Sons tenus, analogiques ou numériques, synthétiques, sont à la base de sa pratique musicale.

     Pour Glory Fades, les deux musiciens développent une musique de chambre originale constituée côté acoustique par de la guitare pincée et frottée, de la cithare, des cloches, de la contrebasse, du violon et des percussions, et du côté électronique, par des  traitements, le recours à des bandes manipulées et de la réamplification.

Mats Erlandsson

Mats Erlandsson

   La cithare et la magnifique guitare acoustique donnent à Glory Fades une allure singulière, presque magique. Leurs riches résonances, le pincement de leurs cordes incantent cet ensemble de titres. Le premier, "At Ends", leur associe une électronique brumeuse de bourdons suaves. Le charme de l'album tient notamment dans  cette alliance entre sons discontinus et sons continus. On est au seuil des musiques folkloriques par la beauté des mélodies, mais ces dernières prennent une tournure méditative, introspective, voire répétitive, dès le très beau "Copper Entries" (titre 2). "All Canals Dry" mêle raclements de fonds, motif hypnotique de guitare et bourdons enveloppants. C'est une musique en apesanteur, tapissée d'échos.

   Écoutez le merveilleux "On the Folding of Leaves" (titre 4, Sur le pliage des feuilles) : on se promène dans un jardin enchanté, sur la pointe des pieds pour ne pas provoquer la disparition du mystère des rencontres sonores. Les notes s'égrènent, s'alentissent, gorgées de splendeur. Le court "Servitude", sombre et envoûtant comme un noir rituel, introduit "The Grinding Wheel" (titre 6, La Meule) et sa si belle mélodie à la guitare, ponctuée d'accords graves de contrebasse. La meule tourne, la guitare s'enroule en boucle inlassable dans un doux crescendo : quelle beauté forte et tranquille, lumineuse !

   Un piano fantomatique perdu dans le brouillard hante "Pale Stars" (titre 7), traversé par d'étranges voix synthétiques, comme des instruments qui pleurent tandis que s'effondrent au ralenti des pans obscurs. Une élégie doucement déchirante avant le titre éponyme, le dernier, où l'on retrouve les cithares (et les guitares, comment les différencier ?), lâchant des accords espacés répétés tout au long d'une mélodie disloquée, exsangue : c'est un crépuscule, une agonie, animée de quelques frémissements percussifs...

Yair Elazar Glotman / Photo © José Cuevas

Yair Elazar Glotman / Photo © José Cuevas

----------------------

Entre splendeur enchantée et dérives au bord du désespoir, Glory Fades chante les beautés prenantes de la Mélancolie.

Paraît le 17 janvier 2025 chez XKatedral (Stockholm, Suède) / 8 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp  :

Lire la suite

Publié le 11 Janvier 2025

Zane Trow - For Those Who Hear Actual Voices

[Reparution : avec l'ajout après le titre "(20th Anniversary Edition)" ]

Zane Trow est un musicien anglais né à Londres en 1956, actif dans le monde du son contemporain depuis le milieu des années soixante-dix, engagé dans de nombreux projets d'installations sonores pour des musées et lors de festivals internationaux. Il a étudié la musique Kathakali en Inde et tourné en Malaisie, à Singapour ou Taiwan. Il travaille aussi en Australie. C'est la reparution du disque de 2004,  avec un visuel différent et la mention supplémentaire "(20th Anniversary edition)", manière de marquer ses vingt années de collaboration avec Room40, Il utilise des écouteurs, un ordinateur portable ainsi que le logiciel de création musicale Audiomulch. Il dit avoir travaillé tard dans la nuit pendant que ses jeunes enfants dormaient ou très tôt le matin dans son petit bureau où il disposait d'un appareil à effets et d'un synthétiseur FM. La notion de fréquence à demi entendue lui vient de son enfance quand il essayait d'écouter le signal fluctuant de Radio Luxembourg sous les couvertures... au lieu de dormir !

Les extraits musicaux viennent du disque de 2004, sauf sur Bandcamp.

Le compositeur Zane Trow

Le compositeur Zane Trow

Apparitions sonores

   La musique se promène d'une oreille à l'autre en un flux variable. Vagues et boucles, un continuum chatoyant, c'est "Bigrivered", le premier titre. Tout un univers étrange, comme des rivières se croisant. Zane Trow nous embarque à chaque fois dans une musique ambiante en demi-teintes, très onirique. "Arcade" est un tremblement répété nimbé d'un voile mélancolique. Les titres énigmatiques semblent des concaténations, des mots-valises, non dénués d'humour, pour ce monde intérieur, radicalement souterrain (musique sous les couvertures, n'est-ce pas ?). Si la musique électronique est en un sens une musique abstraite qui ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même, cela ne l'empêche pas d'exercer un charme certain, de stimuler l'imagination. "Longair" (titre 4) pourrait servir de bande sonore à un film de science-fiction se déroulant sur une planète lointaine. Là se rencontrent des forces, des surgissements, des trajectoires, loin de l'homme.  Là où le sommeil est plus fort, plus bruyant ("Louder Sleep", titre 5), juste avant l'inconnu sidéral, l'intraduisible "Maral" et ses frottements de textures, son sillage étoilé de micro particules. "Clearaa" semble une série d'appels superposés, submergés par une grande vague. Il y a quelque chose d'océanique dans ces titres qui sont autant de fragments échappés de rêves obsessionnels. Ajoutons que "Clearaa" sonnera familèrement pour tous ceux qui ont écouté les premiers disques de Tangerine Dream : c'est le sommet envoûtant de ce disque nocturne.

   Un peu plus avant, après le court interlude "Maralo", se lève "Synmooning" (titre 9), cloches tintinnabulantes et voix spectrales de moines perdus dans des steppes sidérales, volutes grondantes. Tout cela surgit, monte, puis passe, descend, remplacé par d'autres vents. Zane Trow est un montreur et un monteur d'apparitions sonores : rien de stable dans ce monde mouvant de brèves tempêtes frappées d'effacement, comme sur "Thnth" (titre 10). La répétition parfois obsédante de motifs tente de pallier à cette loi implacable de la disparition. La splendeur de "Ais" n'y échappe pas, sans cesse diminuée, comme aspirée de l'intérieur par des forces sourdes. Trois petits tours et puis s'en vont les formes musicales, déjà épuisées de s'être manifestées...Le plus long et dernier titre, "Thirtihri", ne prend-il pas la forme d'une série entêtante d'adieux dans la poussière des soirs inconnaissables ? 

-----------

Un beau disque intemporel, enroulé sur lui-même, qui n'a pas une ride.

Paraît le 17 janvier 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 12 plages / 48 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 6 Janvier 2025

Anne-james Chaton, Andy Moor & Yannis Kyriakides - Handmade Series : Volumes 02 et 01

Anne-James Chaton, Andy Moor et Yannis Kyriakides forment un trio étonnant, le duo constitué par les deux premiers renforcé par Yannis. Il est temps qu'il trouve une juste place dans ces colonnes. Je ne présente plus le troisième, auquel j'ai consacré au moins sept articles, le dernier pour Hypnokaséta paru en mai 2024 sur le label qu'il a cofondé avec Andy Moor et Isabelle Vigier. Le duo formé avec le guitariste expérimental Andy Moor est aussi passionnant, et représenté ici notamment par Folia paru en 2010. Anne-James Chaton quant à lui, écrivain, homme de scène, a publié plusieurs recueils et collaboré avec des danseurs, des musiciens,  du rock à la scène électronique. Il a formé en 2009 le trio Décade avec  Alva Noto... et Andy Moor !

   La Handmade Series  comportera à terme quatre mini-disques thématiques, soit un album complet. Les deux premiers sont sortis, le premier en juin 2023 et le second  voici peu, fin octobre 2024. La série se veut un hommage à l'artisanat de métiers traditionnels à travers l'exploration de leurs lexiques spécifiques. Sont parus la boulangerie et la pâtisserie (volume 1), la joaillerie (volume 2). Suivront la menuiserie et la ferronnerie (volumes 3 et 4). Ainsi les arts manuels seront-ils reliés à la poésie et à l'univers sonore des deux musiciens.

Anne-James Chaton : textes et voix / Andy Moor : Guitare électrique / Yannis Kyriakides : électronique

Douceurs, le volume 1, propose une singulière vision du vocabulaire de la pâtisserie en mélangeant les actions du pâtissier, unités de mesure et figures de style. Dans Garniture, le langage jubile, énumérant une série d'action à exécuter comme dans une recette, pratiquement chaque fin de proposition terminée par un adjectif dérivé d'un écrivain ou par le nom de l'écrivain : on y trouve, dans le désordre, Baudelaire, Prévert, Apollinaire, Rabelais, Tzara, Perse et quelques autres. La guitare d'Andy bouillonne, écorche, crache, l'électronique de Yannis ponctue  de persillage percussif la verve poétique d'Anne-James, jubilatoire mais difficile à saisir entièrement sans le texte sous les yeux. "Sur Mesure" joue sur les différentes manières d'exprimer le rare ou l'abondant dans le langage culinaire. Ainsi par exemple « une brindille, encore plus / un atome, plus ou moins / une bricole, pas tout à fait / (...) une paille, c'est pas mal / une brisure, grosso modo / une trace, davantage / une fraction, environ. » La musique se fait rock, un rock électrique, électronique, profond et fin, lumineux, texturé, tout en griffures. Superbe !

Brillants, le volume 2, explore le vocabulaire afférent.  Avec "The Blue Moon", exceptionnellement partiellement en anglais - je sais gré à Anne-James Chaton de faire  entendre notre belle langue française, le trio offre un titre incantatoire, brûlant, la guitare d'Andy rauque et métallique, l'électronique miaulante et mystérieuse, le dernier tiers enflammé, fracturé, c'est que j'ai toujours aimé chez ces musiciens inspirés. "Mon Chaton" renvoie évidemment à celui d'une bague et au patronyme du poète, multipliant les ambiguïtés du langage de la joaillerie, sexualisé : « une polisseuse semi-ronde à la taille sertie (...) elle est prompte à débrouter (?) / la dormeuse s'éveille, elle monte sur la culasse (...) elle fait craquer la coquille, exquise marquise qui poinçonne » La musique minaude, elle se charge de sous-entendus, est parcourue de courants, de spasmes, gronde, se tortille, s'irise de fusions et d'éclairs : elle ajuste son collier de perles, en somme, pour mieux jouir !

-----------------------

Quatre bijoux étincelants, ciselés par un trio magnifique, à nul autre pareil. On attend la suite !

Douceurs et Brillants parus respectivement en juin 2023 et octobre 2024 chez Unsounds Label (Amsterdam, Pays-Bas) / 2 x 2 plages / 10 minutes et onze minutes environ

Pour aller plus loin

- albums en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 1 Janvier 2025

Kenneth Kirschner -- April 27 - 2023

   Commencer l'année avec une œuvre d'une durée totale de deux heures et quarante-neuf minutes, n'est-ce pas une pure folie à notre époque où, pour la plupart, le temps est rongé par les écrans, les formalités, les "occupations" ? Le compositeur Kenneth Kirschner (voir mon article d'octobre 2024 concernant Three Cellos) vous rassurera : lui-même n'a pas essayé d'écouter les douze mouvements de ce monument d'affilée. Il recommande seulement de les écouter dans l'ordre.

Composer autrement...

Harmoniser le hasard !

   April 17, 2023 se présente comme un quatuor à cordes, avec son instrumentation, ses timbres et ses gammes, mais résulte d'une construction purement électronique, s'inscrivant dans la perspective d'un travail sur les possibilités et les limites relatives  des méthodes acoustiques et des méthodes électroniques.

   L'œuvre est comme une méditation à partir du concept de répétition, familier à Kenneth Kirschner qui a grandi avec la pop des années quatre-vingt et le minimalisme classique. Plutôt que de se cogner la tête contre le mur répétitif et de céder à la facilité d'une béquille commode, il a essayé une autre voie : écrire une pièce comportant des centaines d'accords, dont aucun ne se répète directement, chaque note de la pièce ayant été générée par des procédures de hasard soigneusement restreintes. Il est donc possible que certains accords finissent par réapparaître, lui-même avoue ne pas tous les avoir vérifiés. L'approche électronique lui a permis d'intégrer profondément les processus aléatoires dans la composition, tout en restant le maître d'œuvre, l'éditeur scrupuleux, veillant à chaque détail du timbre, du rythme et de la hauteur. Ce qui pour lui "maintient" la musique ensemble, ce n'est donc plus la répétition, mais les relations harmoniques sous-jacentes dans lesquels se déplacent les différentes voix de la pièce. Son travail compositionnel d'éditeur du hasard a consisté aussi à discipliner ce hasard, à le corriger et l'améliorer pour en tirer un contrepoint musicalement intéressant.

   Dernières précisions. D'abord, si la composition semble obéir à une alternance régulière entre son et silence, elle se déplace sur une surface construite sur un rythme irrégulier et non métrique, ce que l'oreille ne perçoit pas facilement. Ensuite, si elle est techniquement dans le tempérament égal, chaque mouvement est simultanément dans quatre versions différentes de ce tempérament, chaque instrument étant accordé sur une hauteur de base subtilement différente. Aussi est-elle de fait discrètement mais systématiquement microtonale.

   Cette immense composition est découpée en douze mouvements pour la commodité, chacun explorant un ensemble différent de relations harmoniques et d'accordage entre les quatre instruments du quatuor

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

La mise à mort de la répétition par ses fantômes

   L'ensemble des accords constitutifs de cet immense quatuor peut être envisagé comme un éventail de variations proches, posées en à-plats glissants séparés par des silences. Chaque glissement est un gisement de micro-tonalités, une gerbe forte et lente striée de traînées harmoniques, pailletée, feuilletée de levures intérieures. Cette musique ne cesse de tenter de se lever, puis de retomber, dans une sorte de respiration obstinée qui empêche de peu qu'on ne la trouve funèbre. N'est-elle pas au contraire comme une image de la vie quotidienne où chaque jour ressemble à celui qui précède et annonce celui qui vient, sans que jamais pourtant deux jours soient vraiment identiques ?  Kenneth Kirschner nous a averti : il se pourrait qu'un accord revienne, mais il n'a pas vérifié, et notre oreille est trop grossière pour affirmer pouvoir reconnaître le retour d'un accord passé. On se tient au bord de l'éternel retour, au bord de la répétition, trompé par les fantômes que sont les variations, même infimes. Le recours au hasard au début du processus compositionnel est comme une tentative pour éviter l'écueil (la facilité) de la répétition, mais la mise en œuvre donne l'impression auditive d'un vaste cycle de répétitions dans lequel nous nous perdons, comme au milieu d'un labyrinthe presque infini par sa durée. Ce labyrinthe hypnotique, dans sa rigueur hiératique, décourage toute reconnaissance. On s'abandonne à ce flux entrecoupé, à ce faux lamento toujours renaissant, et l'on perd pied, on s'enfonce dans l'épaisseur des sons, dans le tremblement des timbres. Ce qu'on croyait entendre presque identique, on le découvre autre, on s'émerveille de la diversité, de la richesse des phrasés. On se laisse alors couler dans ces apparitions diaprées, dans ces strates entre sifflements et souffles. Au cœur des longs mouvements IV et V (tous les deux autour de seize minutes), on a déposé les armes de l'analyse, on se laisse bercer par la beauté ineffable des sons. Comment ne pas être ému, comment ne pas être envahi par ces fantômes vibrants qui ne cessent de creuser, d'approfondir le mystère de la musique ? À chaque mouvement, on dérape ailleurs, tout près, on ne reconnaît rien, on sait seulement qu'on ira jusqu'au bout de cette joie étrange qu'on pouvait au début prendre pour de la tristesse, et qui n'était que de l'ignorance, que de la surdité générée par de mauvaises habitudes d'écoutes trop pressées. Car cette musique se mérite, elle demande toute notre attention, exige une disponibilité totale, un oubli du temps, pour donner toute sa mesure, sa démesure, pour révéler sa chair sonore. Car cette musique pudique est au fond d'une inconcevable sensualité, prodigieux surgissement renouvelé de milliers de caresses superposées, illuminantes...au point de nous entraîner peu à peu, au long cours des derniers mouvements, dans des abymes à frémir !

-----------------

Une aventure sonore bouleversante, une expérience d'approche de l'Infini, de la Totalité.

Paru fin novembre 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 12 plages / 2 heures et 49 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 31 Décembre 2024

Jana Irmert - When I Dissolve

    Artiste sonore et compositrice installée à Berlin, Jana Irmert sort son sixième disque sur le label autrichien Fabrique Records (qui publie également Christopher Chaplin). C'est le troisième article que je lui consacre, après ceux dédiés à The Soft Bit en 2021 et à What Happens at Night en 2022. Ce nouveau disque rassemble ses compositions pour le film hybride, entre documentaire et autofiction, To Be an Extra (2024), de la réalisatrice allemande Henrike Meyer. N'ayant pas vu le film, je laisse de côté l'éventuelle dimension "illustratrice" de cette musique. Il suffit de savoir que les deux artistes ont eu des conversations sur les phénomènes dits "para-normaux", à la limite de nos existences, comme les trous noirs, les espaces de respiration, les déconnexions soudaines entre parties corporelles, les bruits inquiétant surgis du silence. Jana Irmert est à l'aise dans ces mondes ! Le disque est disponible aussi en Dolby Atmos, pour nous envelopper encore mieux dans les trames sonores de la compositrice...

Jana Irmert @ Kasia Zacharko

Jana Irmert @ Kasia Zacharko

   Tout commence par de sourds grondements, comme des irruptions souterraines. On est bien dans le « marécage ou le marais » que la musique de Jama Irmert aime explorer sous les surfaces. Tout un monde mystérieux est là, étrange, invisible, mais qui engendre des visions : "Not visible but seeing" est le titre de la première pièce, prélude à l'entrée dans les trous noirs ("Black Holes", titre 2). Cette musique électronique a aboli toutes les frontières, les séparations. Les sons nagent, ils sont liquides, brumeux, ils filent à vive allure dans un espace glauque où ne subsistent plus que quelques aspérités instrumentales (un frottement de cymbale, une voix peut-être..). La respiration ("A Room Breathing (The Nothing)", titre 3) est aspiration, avalement, réverbérations. Soudain surgit une vague de lumière, forte, intense, qui anéantit, submerge momentanément la ténébreuse présence respirante. Qu'est-ce que le corps, sinon une circulation de fluides, le lieu d'une activité inconnue, presque effrayante, effarante ? ("Body Knowledge", titre 4).

      C'est pourquoi la musique de Jama Irmert est authentiquement fantastique. Les sons ne sont pas imputables à un lieu, à une chose, ils surgissent des tréfonds, des abysses : ils sont la nuit, la nuit se repliant sur elle-même, inconnaissable, hantée de cauchemars. Il y pleut des neiges grumeleuses, noires, il y vente des courants flous, sauvages, il y gîte des monstres enfouis. C'est là qu'est tapi le rien ("The Nothing", titre 6), le rien radieux, qui se lève au milieu des déflagrations et des ascensions. Dans ce monde de sillages et d'errances, il n'y a pas d'obstacle, pas de terrain sur lequel tomber ("No Ground to Fall on", titre 7). Il n'existe que des apparitions informes, vaguement délimitées par le contour des masses en mouvement, en tremblement, en effritement. Toute action au premier plan se double d'un bruit de fond ("Foreground Action Background Noise", titre 8), jusqu'à l'impossibilité de tracer une démarcation entre ces deux plans, d'ailleurs, tant ils sont intriqués, solidaires. C'est le règne de la brume ("Mist", titre 9), des cornes de brume entremêlées, des banquises sonores les plus louches et les plus somptueuses à la fois. Tout y part en lambeaux, tout disparaît..."When I Dissolve" (titre 10 éponyme) condense ce travail interne, lourd de menaces, prometteur d'aubes coulées, fracturées par des fissures hachées. La musique se fait travail de sape et vêture translucide de néant, accoucheuse d'aliens (titre 11) dont on croit entendre les pas froissés dans les mousses opaques, les cris monstrueux dans les écroulements innommables. Les admirateurs de Poe, de Lovecraft, de Stephen King et de quelques autres y reconnaîtront leurs univers hantés, dans lesquels la clarté relative des premiers plans est contaminée par la puissance des arrière-plans sombres ("Foreground Light Background Dark", titre 12 et dernier). Ce dernier titre n'est-il pas comme une agonie de la lumière dans les pluies et les vents d'avant et d'après l'homme ?

---------------------

Le disque abouti et impressionnant d'une artiste visionnaire.

Paru fin octobre 2024 chez Fabrique Records (Vienne, Autriche) / 12 plages / 34 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 18 Décembre 2024

Giuliano d'Angiolini - )))(((

[À propos du disque et du compositeur]

   Né en 1960, le compositeur et ethnomusicologue italien Giuliano d'Angiolini, installé à Paris, a déjà à son actif trois albums, publiés chez Edition RZ et Another Timbre (qui a enregistré notamment Melaine Dalibert) . Son nouveau disque )))((( contient trois nouvelles œuvres. La première, éponyme, de 2023, est, dans la version proposée ici, pour quatre flûtes et six clarinettes. "7 flauti" est une pièce plus ancienne (2010), pour sept flûtes...comme son titre l'indique. La dernière, "100100", date de 2023, fait intervenir 36 flûtes. Ajoutons que les deux dernières suivent des procédures strictes d'indétermination : elles sont donc différentes à chaque nouvelle interprétation. Le compositeur présente ainsi sa musique : « Je m’intéressais particulièrement à la rugosité des sons, aux battements acoustiques et aux tonalités combinatoires (résultantes). Ces tonalités n’existent pas physiquement, elles sont produites par le cerveau : nous les entendons dans notre tête. J’aime la sensation qu’elles produisent en nous, comme si nous étions nous-mêmes une source sonore ; ce qui nous fait perdre notre distance par rapport au son et un peu de notre propre intégrité. » Les interprètes sont le flûtiste sicilien Manuel Zurria, collaborateur notamment d'Alvin Lucier, et interprète de tous les grands compositeurs italiens contemporains, et, pour la clarinette, le multi instrumentiste Paolo Ravaglia, dont le répertoire de clarinette s'étend des clarinettes anciennes et chalumeaux au folklore, à la musique afro-américaine et à l'avant-garde.

Le compositeur Giuliano d'Angiolini

Le compositeur Giuliano d'Angiolini

[L'impression des oreilles]

La musique des commencements perpétuels

   Commodément calé au fond du canapé, les oreilles vides de musique depuis quelques jours, je suis prêt pour l'écoute, ou plutôt la réécoute, la troisième. Il faut faire le vide pour cette musique, je l'ai senti d'emblée. Être vierge pour entendre ce que tente Giuliano d'Angiolini.

   Quatre flûtes, six clarinettes...Comme des trompes dans la montagne, des appels de berger à berger. Le mugissement d'un troupeau fantôme au milieu des silences. Comme un orgue fantastique. Des souvenirs enfouis de la musique de Giacinto Scelsi me remontent aux oreilles ! Les instruments frémissent, les sons se courbent, forment un tuilage fragile. Ils interrogent le silence, à la racine du souffle. Ce sont des éclosions, parfois comme des déchirures rapides, suivies de longs glissendos de minuscules billes sonores. Des émanations du silence, des sculptures du silence. Des séquences comme des prières, des adorations. On croit aussi entendre fugitivement les shakuhachis de la musique japonaise. On a oublié le temps...

Liturgie de l'infinie douceur

"7 flauti" commence en canon flottant : éventail des flûtes, camaïeux de douceurs veloutées. Derrière le souffle, la fine trame pétillante de la trace sonore. La musique de Giuliano d'Angiolini reste au plus près de l'immatériel, de l'impondérable. Elle saisit l'informe, non pour le solidifier, le structurer, mais pour le caresser, le peigner comme une chevelure soyeuse que l'on soulève lentement, respectueusement. C'est une musique appliquée au pinceau par un peintre-calligraphe. Aussi est-elle dans son dépouillement d'une spiritualité quintessenciée, tout en étant d'une sensualité, d'une suavité extraordinaire. Chaque surgissement est servi comme un miracle, à tel point que les flûtes sonnent presque comme des orgues sur la fin, dans des chatoiements à la Ligeti...

Le Chœur merveilleux des Dissonances

   La dernière composition, "100100" est la plus brève (9'08) , le disque s'organisant de la plus longue (plus de vingt-trois minutes) à la plus courte, comme s'il se condensait en augmentant le nombre de couches sonores, puisque cette fois pas moins de trente-six flûtes sont convoquées ! C'est un orchestre onduleux, déraillant, des circulations aléatoires d'atomes musicaux, circulations saisies dans leur foisonnement micro frétillant. Puis des levées successives au seuil de l'Harmonie, esquisses mélodiques diaphanisées, bouquets en expansion vibratoire comme autant d'univers...

-----------------

Giuliano d'Angiolini est le berger des levées harmoniques, le sculpteur de la Splendeur immaculée, immémoriale. Ce disque nous sort du Temps pour nous rendre à l'Éternelle Beauté.

nParu début décembre 2024 chez elsewhere music (Jersey City, New Jersey) / 3 plages / 50 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 30 Novembre 2024

Elio Martusciello - AKOUSMA-MOTHER

[À propos du disque et du compositeur]

   Investi dans le domaine des musiques expérimentales et électroacoustiques, le compositeur napolitain Elio Martusciello sort avec AKOUSMA-MOTHER un disque personnel tiré de sessions d'improvisation du trio OSSATURA, fondé à Rome en 1995. Le trio comprend  Luca Venitucci au piano, au piano électrique et à l'électronique, Fabrizion Spera à la batterie et aux percussions, et lui-même à la guitare électrique, à l'ordinateur et à la voix. Le disque, hommage à sa mère décédée récemment,  se fonderait sur l'expérience acousmatique de l'être humain avant sa naissance.

[L'impression des oreilles]

Beaux vestiges parmi les décombres...

   Le collage d'Elio Martusciello en couverture (il signe aussi les autres collages)  est à l'image de cet opus improbable, véritable kaléidoscope qui traverse de nombreux genres musicaux. Ce disque revient de loin. Je n'ai toujours pas accroché au premier titre, "luminescenza", troué d'enregistrements de terrain, décidément à mon sens informe. Le piano au début de "un globo impercettibile" annonce tout à fait autre chose : une matière impondérable, délicate, celle d'une rêverie. Ce n'est pas tout à fait du jazz, quoique, la percussion anime cette trame qui prend, se met à chanter. À partir de là, le disque impose son charme certain, avec une coda quasi sublime, brève. massacrée par la batterie et des bruits de scène. Je me suis dit que ces musiciens-là n'étaient pas à l'aise avec la beauté, comme une sorte de pudeur, d'où le troisième titre un peu rock, du gros son, un fouillis sonore sur lequel se découpent de belles idées folles, une montée façon métal, et le calme de la fin.

Il faut s'habituer à ce style à l'arrache, leur passer cet interlude, le titre 4, "dissomigliando" (différent), peut-être parodie de musique industrielle, musique concrète peu exaltante...Heureusement, "sottrazione immateriale" (soustraction immatérielle - les titres sont parfois très beaux !) est un bijou miraculeux, alors on pardonne tout. C'est de l'ambiante aux fines textures voilées, piano sur les pointes et traîne micro percussive, crachotements.

Ce que j'aime dans ce disque, c'est la surprise permanente : soudain, une chanson, "etèrico", un texte et des voix, sur un accompagnement jazzy très léger, et c'est la grâce, la guitare électrique diaphane avant une coda percussive aérée. Le titre sept, "disfa le forme" (défais les formes) nous donne sans doute la clé de leur art poétique : défaire les formes, en leur injectant des matériaux hétérogènes et en jouant entre. D'où une musique de lutins espiègles, une musique qui ne veut pas se prendre au sérieux en prenant forme, en se figeant. Une musique de contorsionnistes qui s'envolent sans s'en rendre compte, car c'est un beau morceau au bord de la dislocation, puis de l'explosion sur la fin. Bien sûr, l'intermède suivant s'acharne dans une vulcanologie douteuse, dans l'attente de "priva di impronte laterali"(titre 9, sans empreintes latérales), frémissant et doucement enflammé, structuré autour de quelques courtes boucles de piano électrique : du très beau travail ! Je passe sur l'intermezzo critique, où un musicien interpelle Elio pour lui dire que c'est beau, mais un peu trop raffiné, ce qui rejoint ce que j'écrivais plus haut et dit quelque chose sur notre monde apeuré par la beauté...Ne lui préfère-t-il pas, ce monde, les rumeurs ou bruits de catastrophes ("rumori di catastrofi", titre 11) ? C'est une machine grondante, bien huilée, charpentée, qui fonce...vers le désastre ? Le dernier titre, "dileguando" (disparaître) est à ciel ouvert, déchiré de stries, de frottements, glissements métalliques, dont surgit le piano embrumé, et c'est si beau, à nouveau, d'une élégance élégiaque, d'une fragilité bouleversante...

-------------------

Un disque déroutant, inégal, mais vivant, avec de très beaux moments.

 

Paru en septembre 2024 chez em-music (Naples, Italie) / 12 plages / 53 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

 

Lire la suite

Publié le 27 Novembre 2024

Samuel Reinhard - Movement

[À propos du disque et du compositeur]

   Samuel Reinhard devient l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Après For piano and shō chez elsewhere music (voir mon article avec une petite présentation du musicien), Movement présente quatre collages électroacoustiques, c'est-à-dire des enregistrements instrumentaux arrangés selon un système  prédéterminé faisant revenir plusieurs fois des fragments de sons dans des intervalles superposés de différentes tailles. Chaque instrument est d'abord enregistré par son instrumentiste avant d'être retravaillé par le compositeur. Le piano de Samuel Reinhard est rejoint selon les moments par le violoncelle de Leila Bordreuil, la flûte basse de John Also Bennett, le saxophone baryton de Michal Biel, la contrebasse de Vincent Yuen Ruiz et la harpe à pédales de Shelley Burgon en 1 et en 4.

Samuel Reinhard

Samuel Reinhard

[L'impression des oreilles]

   Quatre poèmes de la durée mouvante...

   Que le lecteur ne s'effraie pas des précisions techniques apportées ci-dessus. Au bout du processus, les quatre pièces de vingt minutes chacune composant Movement donnent à entendre une musique de chambre ambiante mélodieuse d'une immense douceur, empreinte d'un néo-classicisme minimal, minimaliste aussi. "N°1" est une toile de piano aux notes tenues, répétées, superposées, brodée par les interventions des autres instruments. La matière musicale flotte dans une brume légère, déploie tranquillement ses résonances. C'est comme un éternel retour de petites cellules, de motifs, parfois empilés et décalés, avec des moments plus intenses, plus texturés, mais toujours aérés : un mouvement dans sa lente mouvance délicatement hypnotique.

   "N°2", sur le même principe, tisse un contrepoint plus serré, joue sur les proximités sonores, brouillant les frontières de la perception. Les résonances bourdonnent davantage, enveloppant l'ensemble d'un halo dense. Des notes et de leurs harmoniques éclosent, s'épanouissent comme des bulles au fil du flux ramassé ou plus distendu, toujours d'un calme merveilleux.

   Les deux parties suivantes sont mes préférées. Là, Samuel Reinhard opère une sublimation de la durée. Le piano-roi se démultiplie, se vaporise, et installe les autres instruments sur ses traînes harmoniques. D'une lenteur majestueuse, "N°3" semble un cortège de cloches ouatées sonnant dans une nef à demi détruite envahie par une brume épaisse de poussières magnétiques, violoncelle et saxophone en longs glissendos à ras de frottement et de souffle. Cette musique n'a plus de nom, c'est la Musique, la Suspension des choses, c'est une marche extatique à l'Effacement...

Et la "N°4" !! Le piano se diaphanise dans une pluie éparse de micro-picotements, le violoncelle et la contrebasse frottent l'âme du néant, le saxophone vacille et crachote au bord de l'effritement...et le tout monte comme la fumée vibrante d'un rituel immémorial, fumée dans laquelle sont enchâssés de menus signes de vie, des traces...

-------------------------

Quatre émanations quintessenciées de la Beauté du Monde flottant.

Paru en octobre 2024 chez Hallow Ground / Präsens Editionen (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 1 heure et vingt minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

 

Abbaye de San Galgano / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

Abbaye de San Galgano / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

Lire la suite