Publié le 13 Juillet 2024

Michael Mizrahi - Dreamspace

[À propos du disque et du compositeur]

   Troisième album solo du pianiste américain Michael Mizrahi, dont j'avais célébré le second, The Bright Motion, paru en 2015 chez New Amsterdam Records, Dreamspace  rassemble huit compositions, certaines en trois, quatre ou cinq parties, de huit compositeurs contemporains (seul le dernier est décédé, en 2020). Pas de prétentieuses et moralisatrice notes d'intention. Un site internet limpide. Simplement quelques notes sur le processus particulier d'enregistrement mis au point par le producteur (qui est aussi compositeur) Mark Dancigers en collaboration avec l'ingénieur du son pour capturer le son du piano d'une manière unique. D'une part, ils ont essayé, grâce à une configuration de microphones, de donner une perspective globale sur le piano, et dans le même temps, ils souhaitent que l'auditeur puisse expérimenter simultanément des sons depuis plusieurs positions, d'où une double perspective réaliste et multiple. Très belle prise de son, en tout cas.

Le pianiste Michael Mizrahi

Le pianiste Michael Mizrahi

Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)

Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)

[L'impression des oreilles]

   "Fall Down Five Times Get Up Six (Tombe cinq fois Relève-toi six, titre 1) de Andrea Mazzariello a des allures ravéliennes, pièce fluide et toute en fines éclaboussures, qui s'enfonce dans les graves, renaît chaque fois plus pensive, mais fièrement cabrée.

   Je ne sais pas si la Suite à l'antique (2016) de David Werfelmann est un hommage à Leopoldo Miguez (compositeur brésilien, 1850 - 1902) qui écrivit également une Suite à l'antique ou à Ignacy Paderewski (compositeur polonais, 1860 - 1941) pour son  Menuet à l'antique ou encore à Maurice Ravel pour son Menuet antique. Peu importe, elle aussi est dans la mouvance des compositeurs français du début du XXe siècle : "Prélude" d'un beau lyrisme en gouttelettes pressées, avec un magnifique contrepoint grave de la main gauche ; "Pavane" intériorisée, faillée, puis décidée, puissante, enfin rêveuse ; "Two Minuets" primesautiers, s'échappant vers des lointains, descendant des escaliers, s'éparpillant soudain en facettes rêvées avant de revenir au thème initial ; "Sarabande" grave, plus debussyste peut-être, beethovenienne sur cinq notes avant d'égrener des à-plats méditatifs ; "Passepied" enfin, agile et vive rivière un peu folle. Une suite très réussie !

Le compositeur (et producteur du disque) Mark Dancigers

Le compositeur (et producteur du disque) Mark Dancigers

   Déjà présent sur The Bright Motion, Mark Dancigers, producteur de l'album et ami du pianiste, signe For Nightfall (Tombée de la nuit, 2019), l'une des pièces magistrales de cet album. Belle promenade mélancolique dans les graves et les médiums, qui passe à l'octave supérieur pour une marche extasiée sur des aigus brillants sous-tendus par un tapis onduleux, une brume harmonique. Retenez ce nom, Mark Dancigers est un grand compositeur.

Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)
Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)

Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu et Chiayu Hsu (en bas)

    La suite du disque est tout aussi remarquable. The Undreaming ( Le(s) Sans-rêves, 2019), pièce en trois parties de Joanne Metclaff, est un chef d'œuvre, une rêverie féérique plutôt qu'un rêve, avec un épisode central aux accents debussystes, Celestial Clockwork. Par contraste, The Red Devil Dreams of Numbers ( Le Diable rouge rêve de chiffres, 2020) de Evan Williams commence par une bousculade effrénée, mais continue comme du Philip Glass, en boucles et notes répétées doucement lyriques, se change en méditation élégiaque avant une ultime cavalcade capricieuse.

   Threaded Spaces ( Espaces filetés ?, 2019) de Yiheng Yvonne Wu marche sur un fil comme un funambule tantôt étonné de ne pas tomber, tantôt à demi-ivre, fier de sa prouesse, et qui avance résolument jusqu'à s'oublier dans la contemplation du poudroiement des choses d'en-bas. Encore une pièce merveilleuse !

   Games (Jeux, 2017) de Chiayu Hsu se décline en quatre parties de durée croissante (de 1'17 à 4'). Virtuose, c'est le cycle le plus mouvementé, étincelant et cinglant, mais aussi rêveur, frémissant, il change à vue comme Protée.

   La belle étude d'Alan Shockley (1970 - 2020), study (nightsong) (2016), termine le programme : une pièce surtout en notes espacées, dans les aigus comme sur des pointes, pour ne pas réveiller, avec quelques résonances graves fantomatiques et médiums en apesanteur...

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   Un pur bonheur ! Un choix parfait de compositions sensibles, fluides et impondérables, interprété avec précision et finesse par un pianiste fascinant.

Paru en juin 2024 chez Sono Luminus (Boyce, Virginie) / 17 plages / 1 heure et 2 minutes environ

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Publié le 10 Juillet 2024

Christopher Cerrone - Beaufort scales
In Memoriam Ingram Marshall

   Je ne pouvais pas manquer ce disque, dédié à la mémoire d'Ingram Marshall (1942 - 2022), compositeur américain dont j'ai suivi la carrière jusqu'à ses ultimes September Canons (New World Records, 2009). C'est un compositeur qui a beaucoup compté pour moi. Comme continue de compter la maison de disque qui accueille pour la première fois la musique de Christopher Cerrone, Cold Blue Music, la maison mère de John Luther Adams, Michael Byron, Peter Garland, Jim Fox, Chas Smith...

Et puis figurez-vous que ce disque est interprété par le Lorelei ensemble ! Comment résister à l'appel de huit sirènes ?

Enfin, c'est le nouveau disque de Christopher Cerrone, que je suis assez fidèlement depuis son second disque, The Pieces that Fall to Earth (2019).

[À propos du disque et du compositeur]

   C'est en lisant le livre de Scott Huler, Defining the wind : The Beaufort scale, and How a 19th-Century Admiral turned Sciece into Poetry que Christopher Cerrone a décidé d'écrire une œuvre sur cette échelle inventée par l'amiral britannique Francis Beaufort (1774 - 1857) en 1805 pour mesurer empiriquement la force du vent, de force 0 (calme / la fumée monte verticalement) à 12 (ouragan / l'air est rempli d'écume et d'embruns). Beaufort Scales est une œuvre écrite pour huit voix féminines (le Lorelei ensemble) et électronique (le compositeur). Elle comporte treize mouvements d'intensité musicale croissante, plus quatre interludes sur des extraits dits de F. Scott Fitzegerald (Gatsby le Magnifique, 1925)), Herman Melville (deux extraits de Moby-Dick, 1851), de la poétesse canadienne Anne Carson (The Anthropology of Water) et un extrait de l'Évangile selon Saint-Matthieu de la Bible du roi Jacques (King James Bible, 1611). Au fur et à mesure que le vent s'amplifie et le temps se détériore, chacune des voix est de plus en plus déformée, reflet, selon le compositeur, d'un monde saturé de technologie, dans lequel des conditions météorologiques extrêmes se font plus fréquentes.

[L'impression des oreilles]

   Tout commence par des chuchotements et de légers sifflements, puis une première voix s'élance, relayée par des échos, puis une seconde, une troisième, en un canon de plus en plus touffu, véritable gerbe lumineuse renaissante. C'est le très beau "Prelude" bruissant de mystères. L'étape 1 ("Step 1, titre 2) propose d'abord un  jeu d'appels et de réponses constitués par le mot "Ripples" envoyé comme des balles de ping-pong, autant de minuscules rides avant l'entrée des voix chantées sur ce fond glissant. Le premier interlude juxtapose le texte de Fitzgerald, impeccablement dit, et une fine trame électronique sur laquelle les fragiles échos de certains mots se posent.

Christopher Cerrone - Beaufort scales
  (Ingram Marshall + Steve Reich)2

   Les étapes 2 & 3 (titre 4) développent une polyphonie ensorcelante de volutes, fusées, répétitions circulaires. On est au cœur de cette cantate post-minimaliste qu'est Beaufort Scales. On pourrait parler aussi d'oratorio, en raison de l'alternance des pièces chantées et des pièces dites (les interludes, aussi partiellement chantés d'ailleurs)), en dépit du sujet profane, car la perspective est constamment sublime. Les voix angéliques chantent la beauté des vents, la montée perpétuelle vers les cieux. En écoutant la musique de Christopher Cerrone, j'ai pensé qu'il rendait un double hommage, à Ingram Marshall, bien sûr, mais aussi à Steve Reich. Beaufort Scales, ce sont les Hidden Voices d'Ingram et les étourdissantes compositions vocales de Steve Reich réunies pour une célébration éblouie des états des éléments, de la mer comme un creuset d'or en fusion, qui bouillonnait de lumière ou du feu qui dansait dans le ciel. La trame électronique d'une miraculeuse finesse accompagne les huit voix (quatre sopranos, deux mezzo-sopranos, deux altos) de ces nouvelles sirènes tout au long de cet envoûtant éloge du temps qu'il fait. La dernière étape et le Postlude créent comme un étonnant orgue atmosphérique, grandiose et ineffable...

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   De disque en disque, Christopher Cerrone s'affirme comme l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Beaufort Scales est son nouveau chef d'œuvre, resplendissant.

« Le soir venu, tu dis : « Il fera beau, car le ciel est rouge. » (Matthieu 16 : 2)

Paru en mai 2024 chez Cold Blue Music (Los Angeles, Californie) / 12 plages (11 séparées + 1 pour l'œuvre sans interruption / 2 fois 35 minutes environ)

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Publié le 4 Juillet 2024

Rodney Sharman - Known and Unknown (Rachel Kiyo Iwaasa, piano)

[À propos du disque et du compositeur]

    Compositeur et flûtiste canadien vivant à Vancouver (Colombie-Britannique), Rodney Sharman (né en 1958) est considéré par l'un de ses maîtres, Louis Andriessen, comme le compositeur canadien le plus doué de sa génération. Il a travaillé notamment avec le Hilliard Ensemble, le Quatuor Bozzini. Il écrit de la musique de concert, compose pour le cabaret, l'opéra et la danse. Il a collaboré avec le réalisateur Atom Egoyan pour son opéra de chambre Elsewhereless.

   Known and UnKnown est une sorte d'auto-portrait musical, préparé soigneusement depuis 2016, puisqu'il rassemble des œuvres écrites entre 1978 et 2021. C'est la pianiste Rachel Kiyo Iwaasa, alliée précieuse du compositeur depuis leur rencontre en 2000, qui interprète les dix-huit pièces de l'album. Sa virtuosité et sa sensibilité en font l'interprète idéale de la musique de Rodney Sharman.

La pianiste Rachel Kyo Iwaasa

La pianiste Rachel Kyo Iwaasa

   Les neuf premières pièces sont les trois livres de ses transcriptions d'opéra, transcriptions très libres, qui me rappellent les belles transcriptions d'Yvar Mikhashoff (voir mon Hommage à Yvar Mikhashoff). Qui retrouverait le Tristan und Isolde  de Richard Wagner derrière la deuxième pièce, délicate broderie méditative ajourée de silences ? Rodney Sharman montre dans ces fantaisies toute l'étendue de sa science mélodique, de son sens dramatique aussi, s'amuse à ajouter parfois du texte parlé ou chanté. C'est un régal d'un bout à l'autre !

   Son "Narcissus" (titre 10) est sévère, dramatique : le piano, percussif et tranchant, découpe de la glace, peut-être celle du miroir où il se contemple sans complaisance. Par contraste, le petit "Lento" de 1978, la plus ancienne pièce de l'album, est d'une brumeuse et touchante fragilité. La "Canonic Toccata" (titre 12), d'abord presque timide, explose en gerbes vigoureuses. "The Anglo Tango" pourrait être ajouté à la collection de tangos d'Yvar Mikhshoff (voir plus haut) : tango quasi orchestral, chatoyant et délicieusement chaloupé.

"The Garden" (titre 14), la plus longue composition (10'34), est une curieuse pièce parlée et chantée, humoristique et intimiste, qui prend l'allure parfois d'une petite pièce de théâtre ou de cabaret, avec de beaux passages rêveurs et sensuels. "Little Venice" est une autre miniature, fraîche et élégiaque : un petit bijou ! Vient ensuite un des sommets de l'album, "Watchful", pièce envoûtante et mystérieuse, construite sur des boucles inlassables, entrelacées.

   L'intérêt ne faiblit pas avec l'émouvant "Notes on Beautiful" (titre 17), tout en belles ombres, en profondeurs énigmatiques. Le dernier titre, éponyme, a été commandé par la pianiste à la mémoire de sa mère récemment disparue. Il est basé sur l'aria Ich habe genug, la cantate de Bach favorite de la disparue. C'est une méditation dépouillée, une avancée incertaine, comme titubante, entravée, mais décidée : l'aria de Bach, sauf un peu avant le milieu, est  doucement disloquée, redistribuée sur des plans séparés ou étirée jusqu'au silence final.

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Un disque magnifique de piano contemporain, remarquablement interprété !

Paru en mars 2024 chez Redshift (Vancouver, Colombie-Britannique / Canada) / 18 plages / 1 heure et 13 minutes environ.

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Publié le 1 Juillet 2024

Ingrid Schmoliner - MNEEM

[À propos du disque et de la compositrice-interprète]

    Compositrice et enseignante, la pianiste autrichienne Ingrid Schmoliner s'est fait un nom dans le domaine des musiques contemporaines, qu'elles soient d'avant-garde, improvisées, expérimentales. Commande du Wien Modern Festival en 2019, sa dernière composition MNEEM est un bloc d'un peu plus d'une heure qui exige une concentration absolue de l'interprète. Enregistrée dans la Wiener Konzerthaus, elle est jouée sur un piano à queue préparé avec des bouts de bois sculptés, des clous, du caoutchouc et des poils de porc-épic. Les pierres de l'album - photographiées par Maria Frodl - ont été collectées par l'artiste sur les rivières et les plages au cours de ses voyages. Ce sont des pierres qui accompagnent Ingrid Schmoliner. Sur les impressions, il est écrit de quelle rivière ou plage ces pierres ont été trouvées.

Ingrid Schmoliner / Photographie © Thomas Plattner

Ingrid Schmoliner / Photographie © Thomas Plattner

[L'impression des oreilles]

   Les Métamorphoses du piano

   La main droite répète jusqu'à la fin un motif de croches rapides, qui changera peu au long de la pièce. Sur cette assise minimaliste, Ingrid Schmoliner construit une œuvre fascinante, constamment mouvante. Fragile et cristalline au début, elle est dramatisée par la main gauche et ses interventions percussives d'abord espacées, mixées et amplifiées, envoyées dans la salle par des haut-parleurs. Puis la main gauche coule aussi des motifs rapides, épaississant la trame sonore. Cette même main intervient à la fois comme piano grave et comme une sorte de xylophone. Puis interviennent des sonorités évoquant des gongs de gamelan. La composition se creuse, telle le déversoir de plusieurs sources intarissables, croisées, mêlées, accélérant ou ralentissant. Nous voilà en pleine mer, bercés par une douce houle. La main gauche introduit grincements et chocs bruitistes dans ce continuum halluciné, qui met l'auditeur dans un état second, propre à recevoir tout un monde étrange surgi de l'intérieur du piano, devenu nef craquante, martelée. Au milieu de la pièce, c'est comme un cauchemar, un cercueil qu'on frapperait pour l'ouvrir, et puis c'est l'irruption d'une lumière imprévue, une autre phase. Car cette œuvre prend différents visages : après trente trois minutes, la pièce se fait solennelle, puissante, grondante, de plus en plus sourde, de plus en plus mystérieuse, mécanique incantatoire ténébreuse parcourue de déchirements, craquements. Un véritable passage au noir, le piano devenu un instrument infernal ! Puis d'énormes torsions internes agitent la masse, soulevée, aérée, à nouveau cherchant le chemin de la lumière dans le retour d'un fracas menaçant. Il y a dans cette musique quelque chose de mythologique, l'écho de luttes titanesques. C'est la matière même dont on entend le vacarme, l'effort contre la pétrification, l'immobilité. C'est le chant obstiné d'une révolte obscure, immémoriale, qui s'enfle dans l'irrésistible et long crescendo final.

   Une composition prodigieuse !

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  Je ne peux hélas rien vous dire du titre...

Paru en mars 2024 chez Vintil Records (Vienne, Autriche) / 1 plage / 61 minutes environ

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Publié le 24 Juin 2024

Mélodies singulières : Limpe Fuchs et Isaiah Ceccarelli
Mélodies singulières : Limpe Fuchs et Isaiah Ceccarelli

[À propos des disques et des compositeurs]

   À quatre-vingt-trois ans, la compositrice allemande Limpe Fuchs ajoute un nouvel album, Amor, à son abondante discographie. Artiste légendaire de la scène expérimentale, elle joue de nombreux instruments, y compris des instruments qu'elle fabrique. Et elle chante. Sur Amor, elle s'accompagne du seul piano, s'inscrivant ainsi, consciemment ou non, dans la grande lignée de Hans Eisler et Kurt Weil, dont des interprètes géniaux comme Theo Bleckmann ou Dagmar Krause ont proposé des versions inoubliables.

   À quarante-six ans, le compositeur et batteur canadien Isaiah Ceccarelli écrit des œuvres pour ses propres ensembles, mais aussi pour le Quatuor Bozzini et bien d'autres. Comme Limpe Fuchs, il est improvisateur, traverse les genres, participe ainsi à des concerts de jazz et chante du grégorien avec la Schola Saint-Grégoire ou dans un ensemble de musique ancienne et contemporaine, l'Ensemble Kô. House of Gold rassemble un cycle de compositions autour de ses propres textes, interprété par le quartette qu'il forme avec Katelyn Clark (organetto, piano et synthétiseur), Eugénie Jobin (voix et synthétiseur) et Frédérique Roy (voix, piano et synthétiseur). Lui-même est à la batterie, à la voix et au synthétiseur. Les autres instruments sont joués par les membres du quartette, sauf le violon sur le titre 8, joué par Guido del Fabbro.

Limpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of GoldLimpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of Gold

Limpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of Gold

[L'impression des oreilles]

   Amor est le disque d'une grande chanteuse, d'une excellente pianiste...et d'une actrice attentive aux effets de son chant. Même sans comprendre l'allemand (/l'anglais aussi) ou sans suivre vraiment les paroles, on est captivé par ce chant expressif, dramatique, ce piano inventif entre jazz et musique contemporaine : du grand cabaret, oui. Avec des moments pianistiques d'une belle inventivité, comme au début de "Something" (titre 2), pièce aux boucles quasi minimalistes, loin des simples couplets/refrains dans la partie chantée ou parlée/chantée. « Anything is something » fait écho à la composition initiale "Die Liebe". L'amour est tout pour cette amoureuse des Beatles. Elle chevauche son piano comme un coursier fantasque, imprévisible, capable de s'arrêter soudainement, de repartir en arpèges hennissants, de souligner avec parcimonie sa diction poétique. Ce qui domine dans ce disque, c'est une joie, un plaisir évident à chanter, jouer, tambouriner (on entend des tambourinements dans "Trommeln", titre 4), à rester suspendue en plein vol, à s'abandonner à un lyrisme fou. "Verliebte Autos im Wald" (Voitures amoureuses en forêt, titre 5), sommet d'humour burlesque, et "Amor", (dernier titre avant les bonus numériques),  roucoulade quasi élégiaque, dessinent deux des pôles de cette artiste d'une liberté royale.

   Trois longs bonus numériques (entre huit et neuf minutes chacun) suivent le disque proprement dit. Une version en direct de "Trommeln", impressionnante. Le très curieux "Éclat" avec la voix de Valérie Vivancos, Limpe Fuchs aux percussions notamment : ambiante immersive, atmosphère magique !! Enfin, "fuchsfell", avec Mark Fell, duo de percussions martelées et de piano ébouriffant, avec une "imitation" de locomotive rien moins que ravageuse, le tout d'une fantaisie absolue.

   House of Gold commence avec un faux air de musique médiévale. "Wool Socks", dominé par l'organetto et une polyphonie féminine, est une sorte d'envoûtant motet. "Phenomena" (titre 2) juxtapose piano minimaliste et voix délicate, puis une ligne de synthétiseur et une percussion espacée, la voix se dédouble a capella avant une reprise rock, puissante. Superbe pièce ! On retrouve le même goût exquis pour une instrumentation ciselée, en contrepartie du chant fragile, un peu alangui, rêveur, sur le très beau "Of no particular importance", discrètement magnifié sur la fin par un clavecin. Par contraste, "Night" (titre 4) semble être une vision hallucinée d'une mélodie folk, envahie par des percussions et des bruits, avant de resurgir dans une pureté inattendue. "Etain" (enfin un texte en français !) joue la carte d'une polyphonie richement enveloppée d'un halo de synthétiseurs, de piano, s'évanouissant pour laisser la place à une rêverie instrumentale nostalgique.

   La musique d'Isaiah Ceccarelli se glisse ainsi entre les genres qu'elle déshabille pour les ramener à des articulations. limpides, ainsi sur le magnifique "Why are wo not together", commencé comme une romance folk dépouillée, continué sur un mode quasi médiéval, finissant par une sublime traîne onirique. "Terre noire" réussit elle aussi le mariage d'une fine polyphonie et d'un accompagnement minimal, note tenue d'orgue et bourdon de synthétiseur, se permettant l'audace d'un basculement vers un morceau rythmé par des claquements, des grondements, mais là encore dans une nudité stylisée. Lorsque le compositeur indique une inspiration, celle d'un voceru corse anonyme du dix-huitième siècle pour le titre 8, "The unattainable world", ne nous y trompons pas, ce voceru devient un madrigal contemporain feutré, suavement enrubanné d'orgue, avant de se changer en balade illuminée de guitare et de revenir mourir en un duo d'amour ineffable.

   Le joli "Blues", d'abord polyphonie a capella, tapissé de quelques sons de terrain, est traversé d'une trouée industrielle étonnante, preuve que le compositeur peut à peu près tout se permettre en injectant à bon escient des doses étrangères au climat initial d'une pièce.

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   Deux disques atypiques par deux compositeurs suivant leur inspiration plutôt que de se soumettre aux codes de genres qu'ils transgressent avec bonheur, avec fougue (Limpe Fuchs) ou avec légèreté et élégance (Isaiah Ceccarelli).

Amor :

Paru en mai 2024 chez play loud! productions (Berlin, Allemagne) / 6 plages + 3 bonus numériques / 67 minutes environ

House of Gold :

Paru en mai 2024 chez Sofa Music (Oslo, Norvège) / 9 plages / 39 minutes environ

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Publié le 17 Juin 2024

OdNu - Ronroco Rococo Memories

[À propos du disque et du compositeur]

   OdNu est le pseudonyme musical de Michel Mazza, compositeur argentin natif de Buenos-Aires, dorénavant installé à Hudson (État de New-York). Musicien prolifique, on lui doit de nombreux albums. Il s'inscrit avec Ronroco Rococo Memories dans le sillage d'un autre compositeur argentin, Gustavo Santaolalla (né en 1951), auteur d'un disque titré Ronroco paru chez Nonesuch Records en 1998.

  

Ronroco,  style "Los Kjarkas"
Ronroco, style "Los Kjarkas"

Qu'est- ce que le ronroco ? Un instrument à cordes aux tons plus bas que ceux du charango, mais plus hauts que ceux de la guitare. Conçu en 1968 par le bolivien Gonzalo Hermosa du groupe folklorique Los Kjarkas, il était à l'origine fabriqué à partir de la carapace d'un tatou ou d'une tortue, mais sa caisse est aujourd'hui surtout en bois. C'est en général un instrument d'accompagnement.

OdNu en fait un tout autre usage, l'utilisant comme source sonore au cœur de déconstructions, décompositions à l'aide de synthétiseurs. D'autres sons électroniques et des sons de terrain créent un univers qui peut faire songer à l'esthétique rococo, ornementale et surchargée, créatrice d'illusions. La suite composée par le nom de l'instrument, auquel est juxtaposé le mot "rococo", évoque déjà les motifs répétitifs caractéristiques du disque.

[L'impression des oreilles]

   Oniriques hypnoses ad libitum...

   Arpèges virevoltants, surfaces miroitantes démultipliées, créent un monde changeant de nuages harmonieux et harmoniques. De petits motifs répétés ne cessent d'éclore comme des bulles. On se promène dans de vastes paysages au fil de variations lumineuses. Les onze compositions, entre trois minutes trente et huit minutes trente chacune, prennent le temps de nous faire perdre contact avec la réalité solide et matérielle. "Under The Igloo" (titre 2) prend peu à peu un tour hypnotique, nous berçant de cellules tournoyantes de ronroco et de vents de saxophones (?) emportés par des vagues longues de synthétiseurs. La musique d'OdNu clapote sans fin, si séduisante qu'on se laisse envelopper, qu'on s'abandonne.

   La plus longue pièce, "Adaptogenic" (titre 3), si elle a une dimension discrètement épique, chargée de textures plus épaisses, grondantes, baigne dans un climat de nostalgie rêveuse. C'est un lamento qui ne cesse de s'élancer, de renaître, un largo d'une bouleversante douceur, beau mélange de cordes pincées et de nappes frémissantes. "Loco" (titre 4) alterne d'abord un motif de quelques notes et une note répétée seule, mais très vite la boucle s'enrichit, s'étage sur plusieurs niveaux, rejointe par d'autres sons, clairs ou troubles, telle une sculpture ou une frise surchargée de motifs qui nous submerge de détails. C'est une spirale de plus en plus profonde, un psychotrope merveilleux !

   On entend des souvenirs de musiques folkloriques latino-américaines, par exemple au début de "Radiance" (titre 5), souvenirs utilisés comme motifs génératifs. Très vite, le compositeur les dépayse, les transplante dans un milieu proliférant. La musique d'OdNu est volontiers kaléidoscopique, jouant de multiples fragments. Elle est rococo en ce sens que, comme dans l'art baroque, en plus exaspéré, elle vise à n'être plus que mouvement par la multiplication des courbes, des niveaux. Tout finit par miroiter, se dissoudre dans une pluie sonore nimbée de mille résonances et couleurs.

Aux Portes d'une nouvelle Perception...

   "Groundhogs" (titre 7) porte à nouveau à son plus haut niveau d'irréalité l'intrication multiple et incessante des composantes sonores. Curieuses "marmottes" bondissantes, rampantes, effarant ballet fragmenté, pour une lévitation extatique ! Plus vous avancez dans l'album, plus vous êtes envoûté, comme dans l'extraordinaire "Dividing" (titre 8), profitant de l'effet du titre précédent, car cette musique est cumulative. Chaque titre devient l'étape d'une transe, vous vous surprenez à écouter un même titre deux fois, trois fois, gagné par le balancement irrésistible d'une musique de plus en plus océanique, éblouissante. "Meaning" (titre 9) porte la musique dans des nues électriques zébrées de micro orages : ne sommes-nous pas à l'intérieur même des nuages ? Les boucles répétitives serrées, parfois en écho, sont traversées d'irruptions sonores diverses dans un flux onduleux entre apparition et disparition. Plus cristalline, "La Ultima Vez" est ponctuée de bourdons, d'éclairs, immense palais de résonances. Tout en glissements, le dernier titre, "Arena y Sol" (Sable et Soleil), poudroie dans une myriade de réfractions, au bord de la dissolution : il manque à mon sens d'une assise, d'une vraie structure, peut-être volontairement pour marquer la fin de l'album. Oublions-le au besoin !

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   OdNu donne au ronroco, fils du charango, lui-même fils des anciennes guitares espagnoles importées dans les Andes, des lettres de noblesse contemporaine, travaillant ses sonorités avec un art consommé de la musique électronique pour en tisser des toiles ambiantes ensorceleuses à la frontière d'un minimalisme irréel.

Paru en mai 2024 chez Audiobulb (Sheffield, Royaume-Uni) / 11 plages / 1 heure et 1 minute environ

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Publié le 13 Juin 2024

Werner Hasler & Carlo Niederhauser - OUT Session [recordings]

   Compositeur, trompettiste et musicien électronique, le suisse Werner Hasler travaille avec ses projets OUT sur des hybrides d'exposition/installation et de performances en direct. Il a joué notamment avec Jon Hassell et Vincent Courtois. Six projets OUT sur deux ans, réalisés avec le violoncelliste hors norme Carlo Niederhauser. sont réunis dans ce nouveau triple vinyle. Si les titres réfèrent aux lieux où ils ont été joués, les œuvres n'ont pas nécessairement été enregistrées sur place, mais l'enregistrement a été fait en pensant à ces lieux précis et aux noms qui leur sont liés : des alpages de la basse vallée de Simmental, des places de Berne vues depuis le toit d'un immeuble de dix-huit étages, une gare de triage avec les graffitis sur les trains, des champs dans la baie de Spiez sur les bords du lac de Thoune (Thun), une serre avec des noms de plantes grasses de la famille des Succulentes.... Ces compositions mettent l'accent sur le contrôle humain en direct interférant avec l'électronique et des procédures automatiques. Des poèmes en allemand de Raphael Urweider sont liés aux différents lieux. Le disque est constitué de six cycles de trois à cinq pièces chacun, vingt-six au total. Werner Hasler y est à l'électronique et aux traitements en direct, Carlo Niederhauser au violoncelle et violoncelle préparé.

Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.

Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.

Violoncelle et électronique à ciels ouverts !  

   L'attaque du disque est grandiose : violoncelle lyrique en longues traînées incandescentes, soutenues par une électronique mystérieuse, lovée dans les harmoniques de l'instrument. La symbiose acoustique-électronique est posée d'emblée. "Hellstaett (road movie)". Frémissante, somptueuse, la musique se développe en larges boucles, en superpositions, gorgée de bourdons, de battements. Dès le début, vous savez que vous êtes emportés dans un grand disque. "Martene (road movie)"(titre 2) confirme l'impression. Le violoncelle élégiaque y est enveloppé d'un halo mouvant, comme d'un fourreau de particules et de micro virgules enroulées sur elles-mêmes. Le dernier de la triade (road movie), "Sueftene", déroule un lamento fantomatique, musique pour apparitions fantastiques, avec une phase centrale de très doux appels se répondant dans un brouillard épais. C'est de toute beauté. La fin de la pièce est agitée d'une émotion frénétique, d'une puissance évocatrice incroyable : on entend le battement de nombreuses ailes, le crissement d'oiseaux inquiétants dans un crescendo fabuleux.

   Suit une série de cinq "rivage" (shore) (titres 4 à 8 inclusivement). Après les cornes de brume mélancoliques et ensorcelantes de "Mad" (titre 4), c'est l'extraordinaire "Wychel", du violoncelle en majesté, épaulé par une électronique de radio-sifflements. Les sons de cordes graves (amplifiées ?) créent un rythme profond, sur lequel un chant d'aigus plein de langueur vient se poser par intervalles. On retient son souffle, tant cette musique dégage une surréelle beauté. N'entend-on pas des archanges déchus dans l'aérien et énigmatique "Glooten" (titre 6) ? Comme une plainte, fracturée et torturée, grondante encore... Pizzicatos et bourdons irisés nous transportent ensuite ("Ghei", titre 7) sur un rivage sonore étrange où tout s'enlise. Le plus court (shore), "Lerau" (titre 8), moins de deux minutes, poursuit cette impression d'enlisement inéluctable, comme appelé par des échos de l'autre côté.

   La série des quatre (roof) s'ouvre avec le sublime "Vilette" (titre 9), chant d'une suavité post-édénique cherchant à s'élever éperdument avant de retomber dans un marais de formes troubles glougloutant au ras de l'horizon sonore. Cette musique métamorphique est véritablement habitée. "Bremer" est une esquisse de souffles d'une délicatesse diaphane, "Insel" un chapelet de boursouflures fragiles s'effilochant dans des lointains évaporés peuplés de fantômes d'oiseaux. Un autre chant monte, tout en glissements, "Neufeld" (titre 12), peu à peu gainé de bourdons légers, et c'est le fur et à mesure d'une accélération totalement folle, suivie d'une asthénie vaporeuse.

   Le cycle de quatre (trainspotting) est marqué, lui, par la puissance de mouvements lourds, violoncelle dans les graves, fondu parmi les fumées électroniques. Monde quasi chtonien de "Shrimp 158", sorte de sirènes abyssales de "Pateeek", on circule entre des masses erratiques, inquiétantes. C'est un cycle noir, opaque. "Rrrolir" (titre 15) en est la clef de voûte, hymne ténébreux tout en vibrations, frottements, jaillissements de bourdons râpeux. Une ambiante électronique sombre de toute beauté ! Que "Hbbillns", le titre suivant, prolonge par une féérie fascinante de demi-sifflets et d'ombres mouvantes...

   (alp), le cinquième cycle, donne du monde pastoral une image rien moins que conventionnelle. Le mystère domine des atmosphères magiques. "Naren" (titre 18) en est le chef d'œuvre décanté, magnétique. Violoncelle sépulcral, violoncelle sorcier, aux déflagrations lourdes et profondes comme l'abîme, aux envolées somptueuses, diaprées, doublées de faisceaux électroniques de bourdon ! Sur le titre suivant, "Gestele", la flûte folle d'un folklore renouvelé s'étire sur un lit de violoncelle, bientôt grinçant, enrichi de collages sonores dépaysants. "Drune" prend l'allure d'une incantation d'une hypnotique lenteur, s'élargissant peu à peu en vaste chœur de trompes, puis se perdant en zigzaguant dans les nuages. "Taan" superpose une sorte de marteau-piqueur mou et une toile translucide à l'arrière-plan, l'ensemble perturbé par des froissements d'origine inconnue, des souvenirs déformés de cloches de vache aplaties : on imagine le château du comte Dracula surgissant soudain de cette ambiance oppressante !

   Le cycle (botanical), composé de cinq pièces, est tout aussi réussi que les précédents. Ces compositions aux floraisons étranges, animées de sourdes poussées, forment un bouquet onirique d'une extraordinaire beauté : "Hoya Kerrii", "Phedimus", "Matucana", "Lithops", "Sedum", il faut dire vos noms, écouter ces deux hommes épouser vos croissances prodigieuses, se glisser entre vos épines, tenter de devenir plantes-cailloux. Au pays des métamorphoses, on ne sait plus où est le violoncelle, où est l'électronique, saisis par un chant intemporel aux vibrations aussi succulentes que les plantes qu'elles évoquent.

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   Une splendeur de plus de deux heures. Un chef d'œuvre de luxuriances étonnantes, d'atmosphères mystérieuses, par deux musiciens inspirés.

Paru en mai 2024 chez Everest Records (Berne, Suisse) / Triple 12" vinyl / 26 plages / 2 heures et 11 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Voici deux des poèmes de Raphael Urweider :

1) pour (shore)

am ufer
im hafen bimmeln die drähte an den masten
der segelschiffe wie glocken von kleinvieh
eine möwe steht im aufkommenden sturm regungslos drohend wie eine drohne
alles ist ufer was nicht wasser ist
aber das ufer wird ungefähr
jetzt beim eindunkeln
franst aus bei starkregen
zittert im basston vom langen donner
wo vorher noch rote abendsonne war
glänzt nun der see wie frisch gegossenes blei unter den aufblitzenden adern der wolkenhirne sie rollen den hang herunter wie der hang selbst

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sur la côte

Les cables des mâts tintent dans le port

des voiliers comme des cloches de petit bétail

Une mouette reste immobile dans la tempête qui approche,

menaçante comme un drone

Tout ce qui n'est pas de l'eau est une banque

mais le rivage devient approximatif

maintenant, quand il fait noir

s'effiloche sous une forte pluie

tremble dans le ton grave du long tonnerre

là où avant il y avait encore un soleil rouge du soir

Maintenant, le lac brille comme du plomb fraîchement coulé sous

les veines scintillantes des cerveaux des nuages. Ils dévalent la

pente comme la pente elle-même.

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2) pour (botanical)

die welt ist ein gewächshaus

draussen stürme kälte dunkelheit

und drinnen abgedichtet wir


wir sind sukkulenten eine sammlung

fett und saftpflanzen oft mit spitzen

gegen getier wir sukkulenten sind


genügsam starren oft an den himmel

aus glas starren nachts auf fallende

flocken oder tropfen starren tags


in die blinde sonne die immer heisse

wir bewahren verstecken unseren saft

unter unserer fetthaut geben nicht auf


geben nicht her bleiben so stehen

nur manchmal blüht uns etwas
nur für kurze zeit und wir sind schön

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Le monde est une serre,

à l'extérieur il y a des tempêtes, l'obscurité froide

et à l'intérieur nous sommes enfermées.

 

Nous sommes des plantes succulentes une collection

de plantes grasses et succulentes souvent avec des astuces

contre les animaux nous sommes des plantes succulentes économes,

 

regardant souvent le ciel de verre,

regardant les flocons ou les gouttes qui tombent la nuit,

regardant pendant la journée

 

Sous le soleil aveugle et toujours chaud,

nous cachons notre jus sous notre peau grasse

et n'abandonnons pas, ne le donne pas,

 

reste comme ça, seulement parfois

quelque chose fleurit pour nous seulement

pour peu de temps et nous sommes belles

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Publié le 6 Juin 2024

France Jobin - Infinite Probabilities (Particle 2)

    France Jobin, artiste sonore et compositrice de Montréal, est fascinée par la mécanique quantique. En tant qu'auditeur, j'en retiens les idées de dérive, de myriades de possibilités et d'incertitudes. Le temps est illusion et fluidité apparente, intrication de mondes, de dimensions. Partant d'enregistrements de terrains réalisés dans différents pays européens, au Japon et en Amérique du Sud, mais aussi au MESS (Melbourne Electronic Sound Studio) et à l'Elektromusikstudion (EMS) de Stockolm, elle retraite le son pour en tirer de grandes tapisseries ambiantes.

   Discrètes épiphanies...

    Le disque comporte deux pièces d'environ dix-neuf minutes chacune. La première, "Unified quantum state", donnerait donc une image sonore de l'état quantique unifié. Vaste dérive, succession d'états mouvants, la composition donne à entendre un univers fluide d'une grande et ferme douceur, piqueté parfois d'une micro percussion, avec des passages de petites abrasions, de rayonnements sous forme de pluies de poussières. C'est une musique à écouter au plus près, tant elle repose sur un sens aigu du détail, de l'agencement des transitions, finalement plus rapides qu'on le penserait en l'écoutant distraitement, de loin. La musique devient chant sans qu'on y prenne garde, infrangible mais paisible suite d'apparitions sous-tendue vers la fin par un bourdon et un lent micro battement, avant un dernier très léger décollage.

Infinies Floraisons de la Matière 

"Superposition" est une pièce plus chatoyante, en raison du tournoiement des trames intriquées. La composition joue la splendeur, développe des fleurs sonores veloutées de bourdons. Elle monte en intensité, en couleurs, jusqu'aux limites de la saturation. Formes brouillées, énorme émanation d'harmoniques, c'est un hymne puissant aux accents mystiques. Le chant de la matière, cette fois, est à textures déployées, au bord du poudroiement, de la fusion-sublimation, il se fait bientôt traînée immense, sillage traversant les profondeurs des apparences-univers. Vertigineux !

   Deux pièces contrastées d'une ambiante raffinée à écouter dans l'oubli de Tout.

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Paru en mai 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 2 plages / 38 minutes environ
Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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