Publié le 13 Juillet 2024
[À propos du disque et du compositeur]
Troisième album solo du pianiste américain Michael Mizrahi, dont j'avais célébré le second, The Bright Motion, paru en 2015 chez New Amsterdam Records, Dreamspace rassemble huit compositions, certaines en trois, quatre ou cinq parties, de huit compositeurs contemporains (seul le dernier est décédé, en 2020). Pas de prétentieuses et moralisatrice notes d'intention. Un site internet limpide. Simplement quelques notes sur le processus particulier d'enregistrement mis au point par le producteur (qui est aussi compositeur) Mark Dancigers en collaboration avec l'ingénieur du son pour capturer le son du piano d'une manière unique. D'une part, ils ont essayé, grâce à une configuration de microphones, de donner une perspective globale sur le piano, et dans le même temps, ils souhaitent que l'auditeur puisse expérimenter simultanément des sons depuis plusieurs positions, d'où une double perspective réaliste et multiple. Très belle prise de son, en tout cas.
[L'impression des oreilles]
"Fall Down Five Times Get Up Six (Tombe cinq fois Relève-toi six, titre 1) de Andrea Mazzariello a des allures ravéliennes, pièce fluide et toute en fines éclaboussures, qui s'enfonce dans les graves, renaît chaque fois plus pensive, mais fièrement cabrée.
Je ne sais pas si la Suite à l'antique (2016) de David Werfelmann est un hommage à Leopoldo Miguez (compositeur brésilien, 1850 - 1902) qui écrivit également une Suite à l'antique ou à Ignacy Paderewski (compositeur polonais, 1860 - 1941) pour son Menuet à l'antique ou encore à Maurice Ravel pour son Menuet antique. Peu importe, elle aussi est dans la mouvance des compositeurs français du début du XXe siècle : "Prélude" d'un beau lyrisme en gouttelettes pressées, avec un magnifique contrepoint grave de la main gauche ; "Pavane" intériorisée, faillée, puis décidée, puissante, enfin rêveuse ; "Two Minuets" primesautiers, s'échappant vers des lointains, descendant des escaliers, s'éparpillant soudain en facettes rêvées avant de revenir au thème initial ; "Sarabande" grave, plus debussyste peut-être, beethovenienne sur cinq notes avant d'égrener des à-plats méditatifs ; "Passepied" enfin, agile et vive rivière un peu folle. Une suite très réussie !
Déjà présent sur The Bright Motion, Mark Dancigers, producteur de l'album et ami du pianiste, signe For Nightfall (Tombée de la nuit, 2019), l'une des pièces magistrales de cet album. Belle promenade mélancolique dans les graves et les médiums, qui passe à l'octave supérieur pour une marche extasiée sur des aigus brillants sous-tendus par un tapis onduleux, une brume harmonique. Retenez ce nom, Mark Dancigers est un grand compositeur.
Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu et Chiayu Hsu (en bas)
La suite du disque est tout aussi remarquable. The Undreaming ( Le(s) Sans-rêves, 2019), pièce en trois parties de Joanne Metclaff, est un chef d'œuvre, une rêverie féérique plutôt qu'un rêve, avec un épisode central aux accents debussystes, Celestial Clockwork. Par contraste, The Red Devil Dreams of Numbers ( Le Diable rouge rêve de chiffres, 2020) de Evan Williams commence par une bousculade effrénée, mais continue comme du Philip Glass, en boucles et notes répétées doucement lyriques, se change en méditation élégiaque avant une ultime cavalcade capricieuse.
Threaded Spaces ( Espaces filetés ?, 2019) de Yiheng Yvonne Wu marche sur un fil comme un funambule tantôt étonné de ne pas tomber, tantôt à demi-ivre, fier de sa prouesse, et qui avance résolument jusqu'à s'oublier dans la contemplation du poudroiement des choses d'en-bas. Encore une pièce merveilleuse !
Games (Jeux, 2017) de Chiayu Hsu se décline en quatre parties de durée croissante (de 1'17 à 4'). Virtuose, c'est le cycle le plus mouvementé, étincelant et cinglant, mais aussi rêveur, frémissant, il change à vue comme Protée.
La belle étude d'Alan Shockley (1970 - 2020), study (nightsong) (2016), termine le programme : une pièce surtout en notes espacées, dans les aigus comme sur des pointes, pour ne pas réveiller, avec quelques résonances graves fantomatiques et médiums en apesanteur...
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Un pur bonheur ! Un choix parfait de compositions sensibles, fluides et impondérables, interprété avec précision et finesse par un pianiste fascinant.
Paru en juin 2024 chez Sono Luminus (Boyce, Virginie) / 17 plages / 1 heure et 2 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :