Publié le 12 Août 2024

Delphine Dora - Le Grand Passage

Brève estivale 6... pour une musique d'une liberté folle, d'une innocence rafraîchissante !

   Delphine Dora est une compositrice, interprète, improvisatrice, productrice que je suis (irrégulièrement, hélas) depuis au moins 2012, lorsque sortit son album de piano solo A Stream of Consciousness. Un flux de conscience, plus qu'un titre, c'est un programme, une esthétique. Pour ce disque, elle a cédé à un tourbillon d'inspiration. Alors qu'elle terminait une résidence de piano préparé de trois jours, elle a succombé au charme de son piano débarrassé des objets nécessaires à sa « préparation ». En une seule prise, elle a enregistré les huit titres, pour piano et voix. S'abandonnant à la magie de son instrument, elle s'est livrée à lui. Quelques notes seulement rappellent le piano préparé, faisant penser parfois à un portique de cloches.

« La joie est la plénitude du sentiment du réel. »

Fidèle à une ligne ancienne, elle joue de manière intuitive. Piano romantique, si l'on veut, loin de tout propos savant. Du piano qui coule, qui chante, ce qui entraîne par contrecoup sa voix. Elle vocalise à gorge déployée, sans paroles. Elle retrouve naturellement le chemin sublime d'un chant mystique. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait choisi pour titre Le Grand Passage, référence à un livre d'analyses consacré à la philosophe Simone Weil (1909 - 1943). Il y a dans ces huit chants une jubilation communicative, une simplicité désarmante. C'est un disque de célébration, rayonnant, le disque d'une musicienne nostalgique d'une fusion absolue avec l'essence du monde. À l'écouter, on pensera aussi bien à Wim Mertens qu'à Erik Satie ou Dominique Lawalrée : à des musiciens farouchement indépendants, soucieux de ne pas trahir la source vive d'une inspiration qui ne se laisse enfermer dans aucun dogme, aucun discours.

-------------

   Musique à corps perdu dans l'illumination du moment, Le Grand Passage est une suite magnifique d'envolées mélodiques, d'élan vers l'Harmonie Universelle. Baignez-vous dans la Musique de l'Évidence !

Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weil (Quarto / Gallimard, p.841)

--------------

Paru en mars 2024 chez Modern Love (Manchester, Royaume-Uni) / 8 plages / 27 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

 

 

Titre en rouge extrait des Œuvres  de Simone Weill (Quarto / Gallimard, p.841)

Lire la suite

Publié le 10 Août 2024

Secret Beaches - Day Sleeper

Brève estivale 5... pour une incursion dans le monde de la techno et de ses environs électroniques. À écouter très fort !

Secret Beaches est le duo formé par Matt Skilling, connu par sa participation au sein de Run Chico Run et ses passages dans des groupes comme Lightning Dust, Trog Eyes, et Lee Hutzulak, engagé dans de multiples projets parallèles (Death Pool, Moth Mouth, Hot Towers...). Avec eux à Vancouver, nous sommes au cœur de la scène indépendante de la côte Ouest, deux mille kilomètres plus au nord que Los Angeles, Hollywood, où se déroule le film MaXXXine de Ti West...

Échantillonneurs, boîtes à rythmes, séquenceurs, synthétiseurs analogiques sont les armes suprêmes de nos deux musiciens pour quatre titres entre sept et plus de dix minutes.

   Le premier titre, "Blackout Blinds", évolue entre dub, glitch et techno, entre la relative chaleur des vagues de synthétiseurs et la froideur minimale de boîtes à rythmes implacables. Belle ouverture stylée, élégante ! "The Poison Pill" est d'emblée plus foisonnant, trouble. S'il se décante, c'est pour décoller, nettement psychédélique, aux battements hypnotiques enrobés de grognements synthétiques : c'est la pilule empoisonnée, n'est-ce pas ?

   Le titre 3, éponyme, "Day Sleeper" (Daysleeper fut un titre de R.E.M) correspond au contraire à une sorte d'enfoncement dans des zones confuses, ténébreuses. Le dormeur diurne patauge dans la glu de ses rêves, rechercher une issue n'a pas de sens : musique parfaite d'un enfermement éternel ! "Stereo Fountains" serait le réveil du précédent, soudain submergé de fontaines débordantes, et se remettant à vivre dans la nonchalance ou la transe. Il s'abandonne à une frénésie rythmique minimale, à un infra rythme, à des houles profondes. Superbe baptême rythmique exultant !

----------------

L'Esprit n'est que le Corps baigné par le Rythme ! Dormeurs diurnes, lévitez sur les Plages secrètes !

Paru en juillet chez Panospria (Vancouver, Colombie-Britannique, Canada) / 4 plages / 38 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur no type

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Techno et alentours

Publié le 8 Août 2024

Jocelyn Robert (4) - L'Océante

Brève estivale 4... pour les injustement oubliés d'une actualité discographique surabondante.

   Je suis chez moi chez Jocelyn Robert, ce musicien québécois dont les couvertures me ravissent. Qu'il soit au piano dans Les Dimanches (2021), au piano disklavier dans immobile et Versöhnungskirche (2012), ou à l'orgue comme ici. L'Océante est paru en juillet 2022, il était temps d'en rendre compte, même brièvement ! Ce double album, enregistré à l'orgue Cassavant du Palais Montcalm, à Québec, contient dix pièces (deux fois cinq) liées à deux villes de mer, Québec et Guérande. Le premier disque, titré « Après le déluge »  a été commencé à Québec et terminé à Guérande, c'est l'inverse pour « Les Marais salants ».  Il fait partie de plein jeu, une série d'explorations où se rencontrent l'informatique et l'orgue à tuyaux, je ne saurais vous en dire plus : à l'oreille, j'entends de l'orgue... et quelques dérives flottantes comme au début de "Les Adieux"...

   Je réécoutais en travaillant des photographies de l'exposition "Mexica" (au musée du Quai Branly, Paris) et je me suis dit qu'il y avait dans les expérimentations de Jocelyn Robert quelque chose d'aztèque, ce mélange de culte solaire et de peur de l'eau (titre 4), de prières balbutiantes sur des autels sanglants et de grandes contemplations cosmiques, ce "Champ d'étoiles" (titre 5) d'abord flou qui devient comme un mantra ou ce minimaliste et proliférant "Retour à Barkelbos" (titre 2), l'une des meilleures pièces de l'album.

    C'est une musique chercheuse, elle tâtonne, hésite, puis se lance, revient sur elle-même, jamais sûre de rien. "L'Appel du large" (titre 9) se développe ainsi. On s'aperçoit soudain que les amarres sont larguées, qu'on est loin déjà, comme happés...

   Je ne terminerai pas cette Brève sans dire ma joie de lire de beaux titres français. C'est à un Québécois que nous la devons, cette joie, les Français ayant trop souvent abandonnés leur langue. Je me plonge ainsi dans la nuit de l'arbre à lumière (titre 10), où la lumière joue avec l'ombre dans un feuilletage tremblant de toute beauté.

-----------------------

Une première écoute ne suffit pas. Persévérez, ouvrez les oreilles. L'Océante finira par vous apparaître, à genoux sur les dalles humides des Grandes marées !

Nota : sur Bandcamp, l'ordre des disques est inversé, , « Les Marais salants » précède « Après le déluge »

Paru en juillet 2022 chez Merles (Québec, Canada)  / 2 cds / 10 plages / 1 heure et 22 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 5 Août 2024

Yann Novak - The Voices of Theseus

Brève estivale 3... pour la variation d'un disque paru en juillet 2023, The Voice of Theseus.

   Du singulier on passe au pluriel, car Yann Novak a fait appel à quatre artistes pour ces variations, ces réécritures (je sais, on dit souvent "remix" aujourd'hui...peu m'importe !) : Lawrence English, le grand maître de Room40 en personne, Madeleine Cocolas, FAX et Bana Haffar. Et il a réécrit quatre titres de l'album précédent avec de nouvelles interprétations du chanteur Gabriel Brenner. Au total cinq des huit titres antérieurs sont réécrits (trois deux fois, par lui-même et l'un de ses invités). Histoire de brouiller les identités, de multiplier les voix.

Variations et réécritures transcendantes

Gabriel Brenner donne toute sa mesure dans les quatre variations de ce nouvel album. Nimbée de vagues d'orgue et de bourdons troubles, sa voix reste juchée dans les hauteurs, surplombante et sublime.

Lawrence English signe une version grandiose et mystérieuse de "Seeing Light Without Knowing Darkness", Voir la Lumière sans connaître la Ténèbre, quels mots magnifiques, déjà !

Le mexicain FAX propose un "Patterned Behavior" charpenté, plus contrasté, avec de vives lumières. La saoudienne Banna Haffar donne du même titre une version plus tumultueuse, cathédralesque si j'ose l'écrire, pulsante et déchirée, et là je craque, c'est d'une beauté terrible !!!

Et l'australienne Madelaine Cocolas (écoutez Bodies sorti en avril de cette année) donne de "We Went out, Not with a Whimper, but a Whisper" une version océanique et fougueusement lyrique aux textures foisonnantes..

-----------------

Encore une très belle réussite de Yann Novak, qui a su choisir quatre pointures de la musique électronique d'aujourd'hui pour l'accompagner.

De quoi incanter l'été ... et notre mémoire !

Paru fin juillet 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 8 plages / 48 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 3 Août 2024

Andreas Trobollowitsch - Truba
Le compositeur Andreas Trobollowitsch

Le compositeur Andreas Trobollowitsch

Brève estivale 2... pour les injustement oubliés d'une actualité discographique surabondante.

Un disque court, tant pis. Un disque qui me court dans la tête, c'est ce qui compte. Et ce malgré les deux trompettes. Mais imaginez, à partir de l'installation, conçue pour mettre en œuvre l'alchimie sonore des objets en rotation au cœur de la curiosité du compositeur : une installation sonore basée sur un plateau tournant de deux mètres de diamètre. La musique qui en émane est composée par deux trompettistes assis sur sa surface colossale, tournés vers l'extérieur et tournant en rond à une vitesse tranquille de huit tours par minute. Ils tournent régulièrement devant six trous, chacun d'eux de seize centimètres de diamètre, qui sont eux-mêmes les ouvertures de tuyaux de quatre à six mètres de long, disposés radialement autour de ce gyroscope sonore dans une charmante construction conçue avec un sens aigu des idiosyncrasies des matériaux utilisés. Les tuyaux transforment les impulsions acoustiques des instruments, organisées selon une partition écrite spéciale et enrichies de l'énergie résonnante des matériaux utilisés dans la construction, en une vaste topographie acoustique de nuages ​​sonores errants, superposés et se pénétrant mutuellement, pulsant de manière floue et en flux constant, à travers lesquels le public se promène.

À dire vrai, je n'imagine rien, j'écoute le résultat, fasciné. Les deux trompettistes sont Alex Kranabetter et Martin Eberle, également co-compositeurs du titre enregistré en direct à la Zacherlfabrik de Vienne.

Sur "Seitenhieb", le premier titre, j'entends un ballet de frelons, une lancinante ritournelle d'appels. Le monde tourne, jusqu'au vertige.

Le second titre,  éponyme, "Truba", est le plus beau. Les trompettes chantent, tissent l'arrière-plan d'une vêture harmonique mouvante, d'essence minimaliste, tandis qu'au premier plan des bruits, des sons percussifs ponctuent cet hymne envoûtant, lui donnant une dimension étrange et déchirante. On dirait du Wim Mertens joué sur des platines grinçantes !

"U" crépite comme le feu, ronfle, respire, les trompettes tournant de temps à autre dans le ciel au-dessus de cette marmite tapissée de bourdons : c'est très minimal, énigmatique petite musique magmatique.

Le quatrième titre, le plus long, en direct, couple crépitements bruitistes et frelons tournoyants. La dimension rotative, très sensible, est cassée par des intrusions brutales de creux, véritables creusets d'une alchimie tâtonnante : musique en reconstruction, proche du free jazz, d'une fraîcheur un peu folle, toute éructante de boursouflures volontiers grotesques. Et ça prend, comme une bonne mayonnaise. Surprenant !

------------

   Le disque n'est pas l'installation, c'est sûr ! Il ne manque pas d'être à la fois prenant, déconcertant et assez jubilatoire.

Rien à vous proposer d'autre que la page Bandcamp de l'album.

Paru en mai 2024 chez Futura Resistenza (Bruxelles, Belgique) / 4 plages / 30 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 1 Août 2024

ØjeRum (3) - Everything Wounded Will Flow

Brève estivale 1... pour les injustement oubliés d'une actualité discographique surabondante.

   Troisième article consacré au prolifique et très talentueux musicien danois Paw Grabowski, alias ØjeRum. Après Your Soft Absence en décembre 2023 et au moins un autre disque entre-temps, Everything Wounded Will Flow (Tout ce qui est blessé coulera) est encore un disque hanté pour noctambules, poètes et métaphysiciens égarés dans ce monde matérialiste. Quatre fresques d'une ambiante sombre, à la somptueuse lenteur. Volutes d'orgue, enroulements électroniques et craquements, la bande sonore d'un film hallucinant. L'essence de la Mélancolie !

Quelques collages merveilleux de ce Max Ernst inspiré...Tirés de son site Instagram.

The Eternal (2023)

The Eternal (2023)

VÆTTELYS (Lumières humides)

VÆTTELYS (Lumières humides)

WHERE I CAN FALL WEIGHTLESS AS A PAPER AIRPLANE THROUGH NOTHING (OÙ JE PEUX TOMBER EN APESANTEUR COMME UN AVION EN PAPIER À TRAVERS LE RIEN)

WHERE I CAN FALL WEIGHTLESS AS A PAPER AIRPLANE THROUGH NOTHING (OÙ JE PEUX TOMBER EN APESANTEUR COMME UN AVION EN PAPIER À TRAVERS LE RIEN)

I OPENED UP THE WINDOW, TO LET IN THE MOON, HERE SHE COMES, BRITTLE AS DUNES (J'AI OUVERT LA FENÊTRE, POUR LAISSER ENTRER LA LUNE,  ELLE ARRIVE, FRAGILE COMME DES DUNES

I OPENED UP THE WINDOW, TO LET IN THE MOON, HERE SHE COMES, BRITTLE AS DUNES (J'AI OUVERT LA FENÊTRE, POUR LAISSER ENTRER LA LUNE, ELLE ARRIVE, FRAGILE COMME DES DUNES

Paru en mars 2024 chez Midira Records (Essen, Allemagne) / 4 plages / 48 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques, #Ambiante sombre

Publié le 27 Juillet 2024

Olivier Cong - Tropical Church

[À propos du disque et du compositeur]

En 2017, le musicien de Hong-Kong Olivier Cong sortait son premier album A Ghost and his paintings. Ce titre est emblématique de sa musique, inspirée d'œuvres littéraires et d'autres arts comme le cinéma : depuis 2020, il a commencé à composer des musiques de films, notamment pour le réalisateur pékinois Tian Zhuangzhuang et Elegies de la réalisatrice hongkongaise Ann Hui (2023). Ce second album, hommage à sa ville natale, est né dans des circonstances particulières, qui expliquent le titre qu'il lui a donné : « J'attendais que le bus arrive à l'arrêt lorsque la pluie a commencé à tomber. Je me suis rapidement enfui dans une chapelle voisine, et c'est de là qu'est née l'idée de cet album. À l’intérieur de la chapelle, je me suis souvenu du parfum de l’île Maurice, d’où était originaire mon père, et des piliers de bois humides mêlés à l’encens rituel. » La chapelle, les pluies des Tropiques, les bruits de la grande cité, tout cela se retrouve dans cette nouvelle œuvre, marquée par sa vénération pour Ryuichi Sakamoto et sa retenue orientale.

   Sur la couverture du disque, la photographie extraite du film Tropical Malady (2004) par le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, nous plonge tout de suite dans un univers de solitude, de mysticisme onirique, décalé quand on pense à une ville aussi peuplée et bruyante que Hong-Kong.

Instrumentarium : Piano, électronique ambiante, shakuhachi, yuan chinois (luth chinois à long manche, dit guitare-lune), guzheng (famille des cithares sur table) + textes dits.

Le compositeur Olivier Cong

Le compositeur Olivier Cong

[L'impression des oreilles]

    Le premier titre, "I am afraid of", est un curieux seuil : le compositeur a collecté des enregistrements vocaux d'étrangers anonymes décrivant leurs peurs les plus profondes, manière de donner au disque une dimension universelle, dans la mesure où les réponses montrent les mêmes peurs fondamentales de la mort, de l'amour ou de la solitude. En plongeant ces textes dans une atmosphère rituelle à base de sorte de gongs, de vagues cadencées de bourdons, d'électronique et d'instruments orientaux, Olivier Cong place comme une prière à l'orée de son disque, suivie d'un réconfort, "Solace", lente marche diaphane en canon de piano nébuleux, shakuhachi et ondes sinusoïdales. Musique déchirante et mystérieuse, un cœur qui bat très fort entouré de lassos harmoniques !

   Olivier Cong est un poète mélancolique, comme le confirme "They don't sleep on the beach anymore" (titre 3), du Tim Hecker à l'orgue bourdonnant, environné de vagues bruitistes adoucies. Nous sommes dans un temple abandonné au milieu de nulle part... [ Précision pour la vidéo après l'illustration : trente premières secondes absentes du disque]

Illustration pour "They don't sleep on the beach anymore".

Illustration pour "They don't sleep on the beach anymore".

Études de solitude...   

"Moon Dance"nous confronte à un environnement nocturne mystérieux, peuplé de bruits, craquements. L'électronique chuinte, des déchirures zèbrent l'espace... et c'est le mangeur de vent ("Wind Eater", titre 5), ravages de l'orage tandis que des cloches sonnent. Indéniablement, Olivier Cong a un sens cinématographique de la musique. Le beau solo de shakuhachi de "Burning" accompagne les crépitements d'un feu : ode mélancolique à la solitude. Le shakuhachi est ensuite dédoublé sur un fond très léger de clavier. Le titre suivant, "solitude study", poursuit cette dérive, entre retenue minimale et poussées intenses. Les fantômes sont là, tout proches, toutes les mélodies sont courbes, puis on entend leur chœur bruissant, c'est magnifique. "When the labour is for love" (titre 8) reste au même niveau, hymne ténébreux labouré de drones massifs sur lesquels le luth ou le guzheng brode une dentelle.

   Brutal retour au "réel" avec "dok" ? Bruits d'un port, mais un réel distancié, décanté, rythmé : intrigant ! Portail pour "Solid sun", l'envahissement du mystère, une sensation mystique de décollage, d'ailleurs une cloche tinte dans ce monde en suspens, en fusion lente. Et c'est l'embrasement, la marche à la disparition... Encore un grand titre !

   Le titre chinois non traduit (Paix à toute la famille) de la onzième pièce nous ramène à la ville, ses bruits, mais aussi au luth yuan, à une sorte de shō (instrument non mentionné dans la présentation du disque) : tout est transcendé par le chant apaisé d'étranges guitares. L'humour du titre douze, "A saint about to fall" (un saint sur le point de tomber, comprendre peut-être de succomber, de fauter) convient à une musique trébuchante, hoquetante, saisie par le bruissement d'une ivresse de plus en plus folle, stupide au bord du vide...Il reste à prier : "Prayer of mine" donne à entendre les mots d'Olivier sur fond vibrant de violoncelle (ou électronique ?). Titre émouvant, bouleversant, d'une beauté désolée, une toile d'orgue s'ajoutant au violoncelle.

---------------

Un grand disque sensible d'ambiante habitée !

Publié en juillet 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 13 plages / 54 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite

Publié le 25 Juillet 2024

 Giovanni Di Domenico /  Pak Yan Lau / John Also Bennett - Tidal perspectives

[À propos du disque et des compositeurs-interprètes]

Giovanni Di Domenico : Piano Fender Rhodes, Électronique
Pak Yan Lau : Piano préparé, Céramiques Wokalimba, Électronique, Hydrophone et Orgue
John Also Bennett : Flûte basse, Oscillateurs

Giovanni Di Domenico est un prolifique compositeur italien dont j'avais célébré L'Occhio Del Vedere (elsewhere lmusic, 2023) et Succo di Formiche (Unseen Worlds, 2023). À côté de son œuvre solo (cf. Out in the Middle of Nowhere chez Poole Music en 2022), John Also Bennett collabore notamment avec Christina Vantzou (voir le disque également avec Michael Harrison). Je découvre l'artiste sonore et improvisatrice Pak Yan Lau, originaire de Hong-Kong, à l'occasion de cette rencontre impromptue voulue par Giovanni Di Domenico. Le disque a été enregistré en un après-midi dans un studio bruxellois.

[L'impression des oreilles]

    Le premier titre, "Vernal", pose un univers chaud et coloré où orgue, flûte et Fender tissent des méandres harmoniques d'une grande douceur. "Melt" (titre 2) est à la fois plus minimaliste avec ses boucles et plus mystérieux avec ses appels brumeux, son électronique de percussions tropicales comme des criquets et autres insectes. Tout est fondu dans des enroulements aux profondes résonances et donne l'impression d'un palais des merveilles, exotique et extravagant. C'est aussi à certains moments un mur rayonnant de sonorités tenues, de percussions étranges, dont s'échappent des filoches amplifiées. Comment rester insensible à une musique aussi charmante (au sens premier) !

   "Generational" (titre 3) semblera plus expérimental au début, glauque à souhait, inquiétant. D'ailleurs, intensément, très vite. La musique ruisselle de lumières gazeuses, de gouttes scintillantes de piano. Tout baigne dans un climat magique, irréel, la flûte évoluant en longues traînées, incrustée dans un fond de drones.

   Le titre éponyme (dont la traduction pourrait être Perspectives de marée), le plus long avec un peu plus de dix-huit minutes, développe les caractéristiques de cette musique dans la durée. L'hydrophone, le piano Rhodes, la flûte basse et les oscillateurs créent un monde subaquatique traversé de failles, peuplé d'objets sonores insolites liés aux céramiques maniées par Pak Yan Lau. Un lent bercement anime cette pièce hypnotique, feuilletée de paillettes, saturée de résonances, qui nous entraîne insidieusement au ras de bas-fonds troubles, dans des poudroiements et des geysers encore informés de lumière...

-------------------

   Un beau voyage dans des abysses étranges et séduisants !

  

Publié en juin 2024 chez Editions Basilic (Athènes, Grèce) / 4 plages / 38 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Lire la suite