Publié le 10 Octobre 2011
Un an après ses débuts chez Warp Records avec Small Craft on a milk sea, Brian Eno récidive sur le label anglais de musique électronique et revient à l'un de ses vieux démons : créer un environnement sonore pour des textes, ici les poèmes de Rick Holland très en phase sur notre monde envahi par la cybernétique. Disons-le tout de suite : on regrettera la présence de quelques scories ! "A Title", titre dix envahi par des synthétiseurs antédiluviens, du plus mauvais goût, ou "Dow", le douze à la ligne mélodique bien pauvre, agrémentée d'une diction syncopée sommaire, ou encore "Cloud 4", un des rares morceaux chantés, ligne d'orgue sommaire et, autour de la voix de Brian, des chœurs qui sonnent piètrement. Je ne trouve pas non plus que l'entrée en matière fournie par "Bless this space" soit trépidante, déjà entendue sur d'autres albums de Brian, même si la fin plus free, avec guitares électriques survoltées, est plus inattendue. Seize titres, moins quatre : il en reste douze qui méritent le détour. Dès "glitch", on entrevoit un autre monde, là encore malgré une rythmique qui n'est pas neuve. C'est que Brian a obtenu la collaboration d'un certain nombre de voix qui s'ajoutent à la sienne. D'autres timbres, d'autres inflexions qui disent superbement les textes de Rick Holland. Plus que jamais, Eno travaille les textures, les grains, comme on le voit sur ses images qui illustrent l'album. Après la frénésie détraquée de "glitch", « there is a glitch in the system / outside the brain flow / armoured shelles melt down / explode in the main code », le miracle de "dreambirds", un piano seul, une voix, non plus synthétique et déformée comme sur le titre précédent, non, nue, posée, ambigüe pour une voix de femme, celle de Caroline Wildi - que l'on retrouve deux fois encore sur l'album -, grave et légèrement épaisse, pour dire le miracle de l'invention de nouvelles couleurs qui s'envolent dans un frémissement de sons éparpillés. "Pour it out" sonne d'abord comme des titres plus anciens de Brian, pas des meilleurs à mon sens, un peu lourdaud, mais est sauvé par la voix lumineuse de Laura Spagnuolo qui décortique les mots comme sur une table de dissection élocutoire. On se laisse porter par le flot des synthétiseurs, leurs mélodies évidentes : un moment lyrique très...anglais, why not ? "seedpods" s'inscrit dans l'évocation d'un monde synthétique à la fois intriguant et agaçant.
Et puis c'est l'envol, le grand Eno, l'orfèvre : abandonnés les synthés lourdauds, voici la musique électronique d'aujourd'hui, splendide et délicate, légère et mystérieuse, qui épouse "The Real", texte magnifique et magnifiquement dit par Elisha Mudly. Sept minutes de grâce, avec une structure en miroir qui oppose la voix naturelle et la voix retravaillée par l'électronique pour traquer le point où l'on ne peut plus dire avec certitude de quel côté l'on est, sujet de ce texte justement, qui parle de la confusion entre le réel et l'apparence. Comment ne pas passer sur les faiblesses d'un tel artiste, capable de nous transporter aussi loin ? Le texte servi avec une telle intelligence, une vraie écoute. Réussite aussi sur le troublant "The Airman", dit par Aylie Cooke, une des excellentes diseuses de cet album. Rick Holland dit en personne le texte du titre huit, "Fierce Aisles of Light" : diction détachée, glaciale, impressionnante, rejointe par deux autres voix, masculine de Nick Robertson et féminine d'Anastasia Afonina, pour un dialogue halluciné. Deuxième coup de maître sur fond de musiques industrielles sourdes. Le titre neuf sert d'interlude épuré avant le dernier tiers, plus inégal comme je le disais. Mais on y trouve le remonté "Sounds Alien", véritable patchwork coloré, très drum & bass, "Multimedia" qui claque, bien envoyé par Aylie Cooke, et l'étonnant chant fantomatique "breath of crows" qui termine l'album. La voix d'Eno y est bouleversante, avec un arrière-plan de cloches ou bols chantants, de sons résonnants. Troisième grand moment, totalement au-delà de tout. On aimerait que la poésie soit plus souvent aussi bien servie. Je m'étonne de lire ici ou là qu'elle ne le soit pas, au prétexte que la diction serait ampoulée ou déclamatoire. Rien de tel : les mots sont dits, articulés pour être entendus, ce qui surprend peut-être des auditeurs habitués à une bouillie verbale ânonnée pour en cacher l'insignifiance ou pire encore.
À noter que l'album existe en version double cd : cet article ne porte que sur le cd simple.
Paru en 2011 chez Warp Records - Opal / 15 titres plus un silence / 51 minutes
Mes titres préférés : "The Real" (6) / "Fierce Aisles of light" (8) / "breath of crows" (15)
( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 avril 2021)