Publié le 15 Septembre 2015

Hiroshima mon amour - L'homme intérieur

   Ils ont osé ! Ils ont eu raison. Le beau titre de Marguerite Duras leur va bien. Et puis ça tranche sur la laideur ou l'insignifiance de bien des noms de groupes français (étrangers aussi, d'ailleurs). Leur projet remonte à une dizaine d'années, mais L'Homme intérieur est leur premier véritable album. Fabrice Bonnaudin (Voix, guitare, programmation), Joël Lafargue (Batterie) et David Lansat Campa (Basse), épaulés par quelques musiciens, nous donnent une musique ambitieuse, sans jamais être prétentieuse. Entre électro et post-rock, ambiante, elle est au service des textes, parlés ou chantés, pratique le collage sonore sans sombrer dans la confusion.

   "Je suis désolé" commence avec une introduction élégiaque au violoncelle et au piano, puis le texte-titre arrive, la batterie, la basse, le clavier et les sons électro. Soudain, chœurs quasiment à la Arvo Pärt, cuivres. Atmosphère grandiose, une voix très haute, une autre voix qui parle dans une langue inconnue, le texte poursuit dans "L'homme intérieur", le second titre : « L'homme est à l'intérieur / Un barrage dans le cœur / Contre le Pacifique  / Ennemi, extatique / L'homme est à l'intérieur / Un mirage dans le cœur / Pénétrant, ambitieux / À s'envoler les yeux ». Je ne citerai pas plus longuement le texte qui, s'il joue des références, est un vrai texte clairement dit, AUDIBLE (je ne plaisante pas !). Le troisième titre, "Le film est terminé", raconte une histoire, celle d'un homme né à Villefranche-sur-Saône. Fragment d'autobiographie émouvant, témoignage sur les mutations d'une société agricole cédant la place aux hypermarchés et aux autoroutes. La musique est tranquillement lyrique, rythmée par les claviers, parsemée de scratches et d'échappées étranges. C'est très beau, dit par une autre voix un peu rauque, du "vrai direct" est-il dit sur la fin si bien qu'on se demande si ce n'est pas un vrai témoignage mis en musique. Avec un dernier tiers post-rock limpidement électrique. Nous arrivons "Au commencement", titre entre slam et mélopée lyrique. J'aime bien ce brouillage, « Je dois me forger le cœur à coup d'étincelles / (...) / Au printemps, je ne suis qu'un pantin qui cherche son salut / Des bras de mer et des îles en perspective insulaire ». C'est l'histoire d'une naissance, d'un homme qui cherche à se constituer. "La Branche et le territoire" commence de manière très exotique, développe comme un programme : « La branche est de bois et sera mélodie / Le territoire est de verre et saura retrouver deux éléments miscibles / Le désir, sa défiance ». Suit un moment rêveur, étrange, puis une voix féminine dit un autre texte, superbe. On n'entend pas si souvent de la poésie soulignée par une musique intelligente et forte. On se laisse porter, on écoute ces voix qui nous parlent vraiment du monde, de sa beauté oubliée. "Exercice d'équilibre" récupère une voix vrillée qui semble venir de très loin pour dire un texte sur la conciliation difficile entre la fougue et l'ennui,  soudain transpercé par un autre fragment (durassien ? Je n'ai pas vérifié.) dit par une voix très grave : « Seul l'amour ne finit jamais. », fragment qui ponctuera la seconde moitié du titre, encore une échappée rêveuse et limpide avec de belles guitares. 

   La suite est à mon sens plus inégale, convenue, moins inventive. "De la fuite au mensonge" vaut pour son texte sur la vie quotidienne, mais musicalement est très en retrait. "La façon dont il s'absente" ronronne sur un texte clinquant, dans la lignée de trop de textes de slam ou de rap, peu soucieux d'un sens quelconque. "Nous resterons" renoue d'abord avec le charme et le mystère de la première longue partie avant de s'abandonner à un pauvre rock qui n'a plus rien à dire. "Et puis..." ? Long instrumental de près de sept minutes, ballade un brin mélancolique, agréable, qui tire à la portée comme on dit, mais avec la surprise d'un texte émouvant dit par un vieil homme : « La fin de vie, je la vois un p'tit peu comme  la mer...comme quelque chose voilà, qui s'impose à vous, majuestueusement, avec sérénité et en même temps avec beaucoup de force, très grande beauté, et donc dans les moments qui peuvent être difficiles pour moi, tout a une fin, ainsi dans la vie, eh bien voilà je la vois comme... j'ai vu la mer pour la première fois. »

   Ne boudons pas notre plaisir ! Les six premiers titres composent un paysage sonore étonnant, original, proposent un voyage, en effet, vers l'homme intérieur du titre. C'est assez rare quand je pense à tous les disques qui me tombent des oreilles au bout de quelques minutes à peine. J'ai envie de dire aux trois sympathiques compères, pour leur second album : continuez à vous moquer des étiquettes, des genres, et restez humains, pour ne surtout pas nous servir la soupe lyophilisée assenée par la plupart des radios. Et continuez à chanter en français, à présenter une pochette en français. Le mauvais anglais désincarné, ça suffit ! (Ben oui, parfois il faut dire les choses, résister à la bêtise... au risque de paraître ronchon, de menacer le beau consensus tout guimauvieux - j'aime bien ce néologisme que je viens d'inventer ! - qui va bientôt transformer Internet en hospice pour consommateurs contents d'être globalisés. Il est temps de refermer cette parenthèse vipérine !)

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L'Homme intérieur, paru en mars 2015, autoproduit (?) / 10 pistes / 36 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et en vente sur bandcamp :  

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Publié le 8 Septembre 2015

Philip Glass - Glassworlds 2 / Nicolas Horvath, piano

Dans le fleuve impétueux des métamorphoses de la Vie

   Pour le deuxième volume de son intégrale des œuvres du compositeur américain Philip Glass, le pianiste Nicolas Horvath a choisi de présenter l'intégralité des vingt études pour piano, composées entre 1991 et 2012, réparties en deux livres de dix études, le second plus long de quelques minutes. C'est l'occasion pour l'amateur de découvrir Philip Glass tel qu'en lui-même, par -delà une certaine image qu'il a lui-même contribué à forger, celle d'une complaisante facilité. Pour avoir moi-même, voici quelques mois à peine,  écouté en concert Philip Glass interpréter en concert quelques-unes d'entre elles, j'étais "préparé" à ce choc qu'est l'écoute de ces vingt pièces, mais je ne m'attendais pas à l'ampleur de la révélation. J'avais constaté déjà l'inventivité du cycle, également goûté l'humour, l'humanité de Glass, sa simplicité lorsqu'il parlait de lui-même, de ses œuvres. Je découvre ici ce qu'il convient d'appeler un poète visionnaire du piano, son instrument de prédilection qu'il approfondit en France avec Nadia Boulanger après avoir étudié aux États-Unis notamment sous la férule de Darius Milhaud. Il faut mentionnner aussi, bien sûr, la rencontre déterminante avec Ravi Shankar, qui donne à sa musique cette dimension de chant lyrique débordant. C'est une musique qui emporte, qui touche, sans se soucier des étiquettes : minimaliste, romantique, classique, elle jaillit avec une naïveté et une force que rend à merveille son interprète. Nicolas Horvath porte cette musique de toute sa fougue, de tout son amour pour le compositeur, et cela s'entend. Il est ce qu'il joue, passionnément, entièrement.

   La première étude sonne comme du pur Glass, à la fois par la mélodie et le flux. On reconnaît sa marque de fabrique, mais on est séduit par la variété mélodique, la complexité du contrepoint. Menée allègrement, c'est une étude virtuose, presque étourdissante, dansante. La deux m'a surpris : les premières mesures m'ont rappelé irrésistiblement l'une des plus belles pièces pour piano du vingtième siècle, "In a landscape" de John Cage. Hasard ? Réminiscence ? Je ne sais. Elle réussit à concilier la veine mélancolique avec la force de sa partie centrale. La trois est travaillée par des répétitions insistantes, des grondements graves. Pièce orageuse, sombre, fracturée, d'un dynamisme quasiment rageur, éclairée d'une envolée dans les médiums. La quatre est plus noire encore au début, mais l'amoncellement de nuages est touché par des éclairs de grâce, des enroulements magiques ébouriffants avant une coda d'une brièveté sévère. La mélancolie revient avec la langoureuse étude cinq, d'une immense douceur pour décliner les accords glassiens les plus reconnaissables. Autoportrait sans fioritures en homme sensible, c'est une pièce bouleversante, une halte dans ce premier cycle souvent agité, tumultueux. La six renoue avec une virtuosité étourdissante, chantante, orchestrale, puissamment découpée par des attaques vigoureuses, tandis que la sept, tout aussi vigoureuse par moments, semble plus inquiète, tirée vers une intériorité qu'elle masque par des fanfaronnades mais qui s'affirme sur la fin de la pièce tout en demi-teintes, prélude à la belle numéro huit, aux mélodies si naïves, que Nicolas Horvath détaille avec une grande sensibilité et dont il souligne les passages les plus complexes d'un phrasé clair, limpide. La fin élégiaque en est superbe.

   Pourquoi changer de paragraphe alors que le livre I n'est pas terminé ? C'est que pour moi, l'autre Philip Glass commence ici. Dès les premières mesures de l'étude neuf, j'ai frémi, soulevé, STUPÉFAIT, par la beauté confondante de cette pièce inattendue, nettement en dehors des mélodies et motifs du compositeur. Philip Glass se laisse aller à une poésie incroyable. C'est étincelant, vigoureux, et en même temps mystérieux, intrigant. La dix, dernière du Livre I, joue des boucles jusqu'à créer des amas sombres traversés de fulgurances. Quelle puissance ! Et dire qu'on trouve parfois la musique de Philip Glass mièvre, douceâtre !! Rien de tout cela : voilà du magma brut, décoré de médiums ou aigus survoltés, ça roule, charrie jusqu'à la dernière seconde. La onze continue dans une veine grandiose, voilà du Beethoven minimaliste, déchaîné, lyrique jusqu'à la transe. Magnifique, je tombe à genoux, j'embrasse compositeur et interprète, terrassé par la beauté terrible, ombrée d'une belle fin sombre, une des plus belles du cycle, annonciatrice d'un troisième Philip Glass, qui sait ?  Si la douze paraît plus glassienne sur le plan mélodique, elle multiplie les variations internes, se gonfle d'une énergie irrésistible, d'une verve opératique indéniable. Le flux des boucles serrées est d'une incroyable densité, laisse éclore des bulles mélodiques magnifiques, se charge aussi d'une émotion intense sur la fin. La treize carillonne, joyeuse, débridée, tel un cheval décidé à sauter tous les obstacles qu'on a l'impression d'entendre hennir de plaisir.

     La quatorze semble un flot soulevé par une houle profonde. La musique de Glass prend une dimension océanique confondante. Certains s'attendaient peut-être aux piécettes d'un vieux monsieur un peu gâteux et on découvre au fil du cycle l'univers d'un créateur en pleine possession de ses moyens, qui creuse magistralement ses sillons et élargit de surcroît nettement son cercle ! La quinze en est l'illustration flamboyante, sorte de marche triomphale à la parure somptueuse, qui se permet des pirouettes narquoises par-dessus le marché. Avec la seize, on revient à la veine élégiaque, ou plutôt contemplative : simplicité du chant, recueillement touchant, mais la musique de Glass ne s'y attarde guère, bouillonne à nouveau, d'une jeunesse pétillante qui secoue le voile mélancolique dans la partie centrale de la pièce. La dix-sept oscille entre atmosphère voilée, retenue, et grandes envolées martelées de fortes frappes. C'est l'une des plus longues du recueil, dépassant les six minutes. L'ampleur des développements est impressionnante, le sens du contraste saisissant. La suivante, qui revient autour de trois minutes, est agitée, crescendo ondulant qui reprend à peine souffle. L'avant-dernière, plus longue, s'abandonne à cette seconde veine, minoritaire dans le recueil, d'une introspection plus sombre, d'une lenteur très relative, encore parcourue de frissons mélodiques liquides et agités. À nouveau l'esquisse d'un troisième Philip Glass ? L'étude vingt, magistrale, n'en annonce-t-elle pas aussi la venue ? Accents déchirants, beauté voilée, quelque part du côté de Schumann et Scriabine, un Glass moins éblouissant, libéré de lui-même en un sens. 

   Précisons que Nicolas Horvath a choisi de quasiment enchaîner les vingt études, nous plongeant dans ce monde dynamique et mouvementé par une coulée pianistique ample, loin de certaines interprétations compassées, trop sages (et l'on en trouve sur la toile !! Je ne citerai personne...). Oui, Glass est un hyper lyrique, un romantique dans le meilleur sens du terme ! Que la prise de son du Steinway est formidable : on est dans le flux ! Que le livret trilingue (anglais, français, allemand) est vraiment intéressant : on y trouve notamment le parcours de Glass retracé à grands traits, les réflexions et analyses du pianiste sur ce qu'il joue et la manière dont il le joue, bref ce qu'on ne trouve plus que trop rarement.

   Un second disque déterminant pour changer l'image de Philip Glass qui, à bientôt quatre-vingt ans, montre qu'on peut être à la fois populaire, voire (ô le gros mot !) commercial, et l'un des plus grands compositeurs d'aujourd'hui, en perpétuelle métamorphose, insaisissable, pour notre plus grand plaisir.

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Glassworlds 2, paru début septembre 2015 chez Grand Piano / Naxos / 20 pistes / 83 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- au sujet du premier disque Glassworlds 1

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Publié le 27 Août 2015

Oiseaux-Tempête - Ütopiya ?

   Un an après leur premier album sans titre, les quatre musiciens d'Oiseaux-Tempête - petit rappel : Frédéric D. Oberland (guitare électrique, mellotron, piano, énergie noire etc.), Stéphane Pigneul (basse électrique, guitares, échantillonneur, synthétiseur analogique, machine percussive), Ben Mc Connell (batterie, percussion) et Gareth Davis (clarinette basse) -, nous plongent dans leur second rêve sombre, Ütopiya. Il est placé sous l'égide d'Andréi Tarkovski, avec une épigraphe extraite de Nostalghia, épigraphe placée au centre du livret entre deux photographies en noir et blanc, la supérieure représentant le décor néo-classique d'une villa gréco-romaine, l'inférieure quelques derviches tournant lors d'une de leurs danses extatiques : « Il faut faire entrer le bourdonnement des insectes. Il faut emplir nos yeux et nos oreilles de choses qui soient le début d'un grand rêve. Quelqu'un doit crier : "Nous bâtirons des pyramides." Peu importe si nous ne les bâtissons pas. Il faut nourrir le désir et étirer notre âme dans tous les sens comme un drap infini. » C'est l'inspiré Erland Josephson qui profère ce discours vingt-deux minutes avant la fin du film. Leur musique ne se comprend pas sans cette référence, passée sous silence (ou réduite à la seule mention du nom du cinéaste) dans la plupart des compte-rendus, tant on est habitué à ce que la musique, après tout, ne soit que distraction, divertissement. Or, Ütopiya ?, dès la photographie de couverture de l'album, invite à une autre écoute, à une véritable attention. Impossible aussi de ne pas être frappé par la photographie de la pochette, ce navire gîtant sur bâbord, à demi immergé : image d'un naufrage, d'un échouement peut-être en résonance avec leur virée grecque de l'an dernier, d'où l'idée que l'utopie est à l'ordre du jour pour sauver le monde du chaos dans lequel le plonge la financiarisation outrancière orchestrée par les plus riches. Si vous regardez la fin de Nostalghia, c'est à peu près d'ailleurs la teneur de la harangue de Josephson, qui s'en prend aux "normaux" pour les inviter à accueillir les "anormaux", à enfin les entendre...Et la musique me direz-vous ?

Erland Josephson en prédicateur dans "Nostalghia".

Erland Josephson en prédicateur dans "Nostalghia".

   Tranquille, lourde, puissante, illuminée par la beauté des guitares électriques, elle est certes dans la mouvance post-rock, mais elle a quelque chose de méditatif, de recueilli, de poignant qui en fait un chant d'amour au monde. Dès "Omen : Divided we fall", la guitare plane magnifiquement sur la ligne percussive de roulements légers de caisse, épaulée çà et là par la clarinette basse et le saxophone qui lui donnent une chaleur bienveillante. La montée post-rock est très lente, peu sensible, redescend sur des sons de rue, probablement de manifestations, renvoyant au titre : « Prédiction : Divisés nous chutons. » "Ütopiya" poursuit ce chemin de lumière trouble, avec le texte prophétique du poète turc Nazin Hikmet que je traduis ici (merci de me signaler maladresses ou erreurs) :

« La terre se refroidira,

étoile parmi les étoiles,

et l'une des plus petites,

touche dorée sur velours bleu -

Je veux dire ceci, notre grande terre

Cette terre se refroidira un jour,

Pas comme un bloc de glace,

Ou même comme un nuage mort

Mais comme une noix vide elle suivra son cours

Dans l'espace d'un noir absolu

 

Vous devez en faire votre deuil dès maintenant

Vous devez éprouver ce chagrin maintenant

Car le monde doit être aimé à ce point

                   Si vous souhaitez pouvoir dire "J'ai vécu"...

 

Je me tiens dans la lumière qui avance,

Les mains affamées, le monde si beau...

Mes yeux ne peuvent se rassasier des arbres -

Ils sont si chargés d'espoir, si verts.

 

Une route ensoleillée court parmi les mûriers,

Je suis à la fenêtre de l'infirmerie de la prison.

Je ne sens pas les médicaments -

Des œillets doivent être en fleur non loin.

 

C'est le chemin :

être capturé n'est pas le problème,

Le problème est de ne pas capituler. »

   On rentre dans la tourmente, les claviers se déchaînent parfois, l'émotion brûle l'espace sonore. Oiseaux-Tempête donne sa pleine mesure ! "Someone must shout that we will build the pyramids", titre pris au discours d'Erland Josephson, est comme ces battements d'oiseaux lourds qui déchirent le ciel dans les lueurs annonciatrices du désastre. Basse obsédante, intrication guitare-saxo en boule mélodique ressérrée, brèves déflagrations fulgurantes, grondements contenus : une musique inspirée, laissant la rage monter, couver, venir enfin en vagues noires d'une incroyable puissance tourbillonnante, aspirante, vortex de feu se résorbant en traînées éraillées et en quelques doux accords de guitare.

   La suite ne déçoit pas. "Fortune Teller" est un chant grave incanté par le piano et le saxophone élégiaque notamment (difficile d'identifier les nombreux instruments de nos compères !!). "Yallah Karga", présenté comme un chant de danse, est un bref mixage énorme de sons divers amalgamant prière et rock épais. "Soudain le ciel" - enfin un titre en français, et si beau -, lentement scandé par la batterie, fait partie de ces hymnes déchirés que j'aime tant chez eux. Une matière vivante, levante, portée à l'incandescence ou presque prête à s'éteindre, d'une langueur soudain travaillée par des riffs magnifiques, assauts hallucinés, désespérés vers un ciel porteur de foudre anthracite. C'est évidemment à écouter très fort, comme une musique d'extase ravagée, superbe et bouleversante. "I terribli infanti" - inutile de souligner que je suis très sensible à la diversité linguistique des titres, pas bêtement uniformément anglais - est un intermède à la beauté désolée d'une humble douceur piquetée de paillettes électriques et de bruits domestiques. "Portals of tomorrow" commence plus sombrement, miné par des traînées descendantes qui recouvrent un discours en voix extérieure peu audible. Très vite, les guitares montent au créneau, la saxophone en sous-bassement. Matière en fusion, fracturée de vrilles, de pulsions sourdes, tandis que s'entendent des manifestants à l'arrière-plan. Et c'est reparti dans une transe électrisée brisée net pour une coda lointaine. "Requiem for Tony" s'ouvre sur des voix dans un environnement sonore à la Philip Glass dans Einstein on the beach avant l'irruption d'un rythme marqué, habillé d'un mellotron ample à la King Crimson : étonnante, cette pièce ! Puis les voilà qui boivent à notre santé avec "Aslan Sütü" : moment apaisé, crickets (?), plus rien n'importe que la beauté du soir sur les ruines du monde.

   Un peu plus de vingt-deux minutes pour le dernier titre, enregistré en concert à Saint-Merry. Ce "Palindrone series" faisait partie d'une bande-son originale accompagnant une performance cinématographique de l'artiste australien Karel Doing. La tempête peut, après un févreux échauffement, se déchaîner à loisir, gronder, mugir, zébrer l'espace de rafales, se ramasser en boules d'énergie noire, revendiquer sa liberté folle, sa déréliction magnifique et souveraine au long d'une dérive finale éblouissante. « Les plus beaux chants sont des chants de revendication. » disait Léo Ferré sur la fin de Préface. Phrase valable pour la musique en général, plus belle de vouloir étirer nos âmes dans tous les sens comme ici, avec cette générosité débridée, exaltante en dépit du fond sombre.

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Ütopiya, paru  en 2015 chez Sub Rosa / 11 pistes / 77 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- Un extrait du concert pendant la projection de Karel Doing :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 23 Juillet 2015

Michael Mizrahi - The Bright Motion

   Le pianiste Michael Mizrahi, un des membres fondateurs de l'Ensemble NOW,  a rassemblé dans ce disque paru en 2012 des pièces pour piano solo composées entre 2008 et 2011, certaines composées spécialement pour le pianiste, et deux pour cet album. Il précise dans le livret que, si le piano a pu sembler moins en faveur à la fin du vingtième siècle - ce qui me paraît assez discutable - il a retrouvé toute sa place, paraissant particulièrement apte à servir les nouvelles musiques, ce à quoi les lecteurs de ce blog ne peuvent qu’acquiescer en raison du nombre d’articles consacrés à la musique contemporaine pour piano dans ces colonnes.
   "Unravel" (2010) de Patrick Burke joue avec une cellule de trois notes répétées, reprises en écho, prolongées d'arpèges qui s'effilochent en belles traînées brillantes, tournent et cascadent jusqu'à ce que des notes graves reprennent le fil, donnent à la pièce une forte allure tout en contrepoints martelés entre aigus et graves. Une chevauchée haletante se développe, puissante, pour revenir au motif initial, repris en boucles avant une résolution lumineuse et calme. Je ne sais pas pourquoi, n'ayant pas avec moi mes disques, l'atmosphère m'évoque celle des compositions de Peter Garland. Un beau début de disque, en tout cas !

   "Computer waves" (2011) de William Britelle, compositeur de musique électro-acoustique installé à Brooklyn, est une sorte de mouvement perpétuel très animé, virtuose, une série de vagues qui se résorbent en goutelettes avant une accalmie, un ralenti élégiaque, puis une reprise énergique et syncopée.

   Le titre éponyme de Mark Dancigers (Extraits de ces œuvres ici), en deux parties (2007 pour la II, 2011 pour la I), est à mon sens le sommet de l'album, le plus long aussi avec plus de dix-huit minutes. La première est vaporeuse, aérienne et gracile, mais les graves et les mediums la rendent plus sérieuse, rêveuse. Des accords arpégés se succèdent, tantôt dans les aigus, tantôt dans les autres registres. Jeux d'eaux subtils, frémissants, qui élèvent une muraille de plus en plus impressionnante d'où s'échappe ensuite une sublime mélodie. On revient au thème initial, approfondi, décanté, avant une nouvelle avancée mélodique solennelle et magnifique, plusieurs fois reprise et prolongée d'un friselis délicat dans les aigus. "The Bright Motion I" est décidément une splendeur. La deuxième partie ne déçoit pas. Commencée sur le friselis de la première, elle avance d'abord par une série d'hésitations, prend une tournure presque orchestrale, écartelée entre des aigus virtuoses et des basses profondes, en un long crescendo qui cède la place à un moment plus calme, facétieux dans les aigus, mais aussi à nouveau puissant dans les médiums : éblouissant moment de piano qui, comme par une pirouette, nous dépose sur le sable de nos rêves enfouis.

   Premier mouvement en écoute ci-dessous :

   Les "Four pieces for solo piano" de Ryan Brown sont quatre quasi miniatures explorant surtout le registre aigu du piano, avec quelques incursions dans les médiums. Petits bijoux surprenants, prenants, qui tirent des feux d'artifice délicats, amusants, dansants même. Il y a beaucoup d'humour dans ces piécettes aussi rafraîchissantes que mystérieuses !

   "Faux Patterns" (2010) de John Mayrose se situe quelque part entre Morton Feldman et William Duckworth, gravitant gravement autour de deux notes dans une atmosphère brumeuse. Moment magique, hors du temps...

  Le programme se termine avec la "First ballade"(2008) de Judd Greenstein, membre actif de l'Ensemble NOW. Une cellule répétée de quatre notes bute sur une note isolée, tenace, s'augmente et se fragmente : tourbillons, les graves se déchaînent, les médiums cavalcadent, la pièce coule alors avec une belle évidence, se développe en une longue phrase mélodique colorée, animée de grondements sourds, aérée par des moments plus doux avant de reprendre un cours labile et de se résoudre en quelques calmes accords.

   Un très beau programme pour se réconcilier avec la musique contemporaine, beaucoup plus audible qu'on ne le dit quand on prend le temps de sortir des chapelles "intégristes" qui ont tant fait pour sa déplorable image.

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The Bright Motion, paru  en 2012 chez New Amsterdam Records / 10 pistes / 52 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute sur bandcamp (où l'on ne trouve que la version numérique à télécharger ; pour le vrai cd, passez par les plate-formes habituelles, le disque est disponible) :

Le pianiste Michael Mizrahi

Le pianiste Michael Mizrahi

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Publié le 15 Juillet 2015

Michael Vincent Waller (2) : Douze pièces faciles pour piano
Michael Vincent Waller (2) : Douze pièces faciles pour piano

   Parus respectivement en février et septembre 2014, ces deux albums numériques feraient idéalement un beau cd de piano, douze pièces pour 41 minutes ; mais rien ne semble prévu pour le moment, il faut se contenter du seul double cd de Michael Vincent Waller édité, The South Shore. C'est d'ailleurs en me documentant pour critiquer cet album que j'ai découvert la musique pour piano solo de ce jeune compositeur new-yorkais.

   Five easy pieces m'a conquis d'emblée. La première pièce, L'Anno del serpente présente une mélodie lumineuse, avec en contrepoint une ligne de basse montante. C'est une belle montée coupée par des mesures interrogatives, une ascèse joyeuse avec des moments introspectifs magnifiques soulignés par les graves en miroir. Le thème initial est repris et varié deux fois, menant l'auditeur jusqu'aux rivages émouvants de l'inconnu. Dans sa limpidité, c'est une pièce inoubliable. "Ninna Nanna" est une pièce tintinnabulante hypnotique qui devrait plaire beaucoup à Melaine Dalibert. D'un minimalisme radical, elle semble léviter sur place, nous laissant chaque fois sur le seuil d'on ne sait quoi, puis le rythme s'accélère, on est dans un vortex, mais la dernière phase reprend le thème sur un rythme un peu plus lent, impavide, sonnant une incessante éternité. Les troisième et quatrième pièces, "Per Terry e Morty I & II" sont un double hommage à Terry Jennings et Morton Feldman. En I, la main droite égrène ses notes une à une tandis que la main gauche lui répond par des groupes de trois graves avant de laisser la droite continuer son chemin pour lui répondre dans les mediums cette fois dans un fascinant jeu de croisements. En II, l'attaque est forte, les graves martelés soulignant une mélodie au parfum discrètement orientalisant qui revient en boucles insistantes, prolongées par des échappées dans les graves extrêmes tandis que le rythme se ralentit avant qu'une ultime variation ne dépayse la mélodie. Ce cycle s'achève avec "Acqua santa", interprété par Jenny Q. Chaî (les quatre premières l'ayant été par Megumi Shibata). Pièce mystérieuse, solennelle, qui se déploie avec une décence grave, jouant des ralentis et des accélérations de manière imprévisible. Mystère de l'apparition de l'eau, calme ou impétueuse, épaissie de reflets, traversée de courants qui la répandent, diverse et même pourtant comme le dit le retour final au premier surgissement.

    Cinq pièces qui vont droit à l'âme, ou à ce qui en nous appelle la fraîcheur d'une profondeur.

   Les sept miniatures de Seven easy pieces ne sont pas moins réussies. Interprétées par Marija Ilic, elles ont une beauté gracile et forte à la fois qui les fait aimer tout de suite. "Return from the Fork", la III placée en première position, suit une ligne descendante hésitante avant d'être confortée par de brefs forti et des poussées loquaces, se ramifiant à chaque bifurcation, plus savante que ne le laisse croire son apparente simplicité. "Vocalise", la II, bondit, virevolte sur des graves, s'étourdit dans une danse qui prend les allures d'une transe brusquement cassée par un retour à plus de sagesse. C'est délicieux et un brin malicieux ! "Golden Fourths" suit son chemin rapide dans les aigus, s'échevèle sur une ligne de basse obstinée. "Couplet", la IV, revient à une tonalité plus grave, plus lente, mais elle est parcourue de frissons rapides comme une eau effleurée par le vent. "Drops of Light", la V, est digne de son titre, égrenant chaque note comme un goutte de lumière sur un fond de notes graves et lentes, puis tournant autour de certaines d'entre elles. "Requests", la VI et la plus courte, est une série d'arpèges glissants comme des interrogations facétieuses. Enfin, "Octogonal Etude", la VII, joue de quasi dissonnances par le contraste répété entre un court bloc mélodique de trois notes et sa réponse par quatre notes voilées d'un halo d'harmoniques, suivies à deux reprises d'un court développement rapide.

  Deux cycles magnifiques où chaque pièce est comme l'offrande d'un secret simple et sacré.

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Five easy pieces et Seven easy pieces, seulement téléchargeables sur bandcamp, parues  en 2014 / 5 et 7 pistes / 41 minutes

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- puis les sept miniatures de Seven easy pieces, interprétées par Marija Ilic :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 6 Juillet 2015

Yannis Kyriakides (4) - Resorts & Ruins

   Resorts & Ruins, sorti en 2013, rassemble trois créations sonores alliant chant ou texte dit, ces voix se rattachant à la tradition chantée orientale (turque, chypriote) ou occidentale (opéra baroque), et électronique. Je continue donc mon exploration des univers de Yannis Kyriakides et Andy Moor, le premier ici en solo comme pour l'article précédent. Je précise que je ne rends compte que de la dimension sonore fixée sur le disque, aucunement des installations qui les accompagnent.

   "Covertures" est une série de trois portails introducteurs placés en position 1, 3 et 5 de l'album, trois murs de sons  créés pour le pavillon néerlandais à la Biennale de Venise de 2011. Il s'agit de surimpressions sonores de fragments figés de l'opéra de Monteverdi Le Couronnement de Poppée, de sons de foules liés à un opéra devenu imaginaire et de sons électroniques - claviers proches ou lointains, drones. "Coverture I" est sectionné par la voix féminine d'Ayelet Harpaz annonçant "Open" et "Close" à intervalles indéterminés. L'effet est celui d'une distanciation radicale, d'une étrangeté absolue. Comme des trous de mémoire qui décousent la trame rassurante pour faire flotter les débris rémanents au gré d'un caprice supérieur. "Coverture II" prend une allure plus ambiante, avec une texture épaissie, une continuité retrouvée. L'auditeur est propulsé dans la foule elle-même fondue dans une masse de sons électroniques en allée vers un autre monde. Un orgue transcende un moment le tout, puis la matière sonore se raréfie, on entend des oiseaux, des voix très lointaines ; on attend la suite, puisque ces portails sont des intermèdes.

   "Covertures III" renoue avec "Coverture II", donnant à l'album une circularité, une unité. L'allure de la pièce est grandiose, à la Tim Hecker d'un certain point de vue, mais avec le retour de la voix féminine qui découpe la matière avec ses ordres sibyllins. Entre les plages de ce triptyque prennent place les deux grandes compositions de l'album, respectivement de presque trente-et-une et plus de vingt-et-une minutes. 

   "Varosha (Disco debris)" est une pièce sur la mémoire, titrée d'après une banlieue touristique de la ville chypriote de Famagouste, envahie par l'armée turque dans le courant de l'été 1974, et depuis devenue une ville fantôme. Or, le jeune Yannis, âgé de presque cinq ans, se trouvait dans cette ville au moment des événements. Il se souvient avoir entendu les sirènes, s'être réfugié dans les sous-sols de l'hôtel, s'amusant à dessiner des images sur le sol de béton. La pièce associe la voix d'Ayelet Harpaz, voix du destin énonçant la suspension des activités - voix qui se creuse, fantomatique - aux sirènes, à des battements quasi cardiaques, des échantillons de musique disco en vogue dans les hôtels touristiques de l'époque, et toutes sortes de bruits parasites d'origine difficile à préciser. Il en résulte une fresque (é)mouvante, une exploration musicale des mystères de la fabrique mémorielle. Ce grand collage sonore prend les allures d'une hallucination composite dans le labyrinthe disloqué du Temps, avec des moments de décollage vertigineux, des échouages sur des plages surexposées. Tout est comme suspendu entre Vie et Mort, naît et meurt, renaît, se recompose. Le dernier tiers devient ainsi un hymne paradoxal à la perdition, seule voie pour renouer quelque peu avec un passé décomposé.

   "The One hundred Words", d'après un ancien terme populaire chypriote, "Ekatologia", travaille à partir de deux lignes d'un couplet  probablement issu d'un chant de mariage. Le sens des mots, toutefois, n'est jamais audible, car ils sont vocalisés par le compositeur ou vaporisés dans le travail sonore, si l'on peut dire. L'auditeur est confronté à une tapisserie infra-vocale envahie par des bruits divers, des bribes de chant aux accents religieux : ruines de mots, ruines de mélodies. Je comprends la démarche, mais l'auditeur, me disent mes oreilles, n'y trouve pas toujours son compte. Le concept ne suffit pas à faire vivre l'œuvre, même si la folie de certains passages est assez réjouissante.

   Les acheteurs du Cd trouveront une série de six petites cartes postales sous le titre de Golden seaside / Souvenir of Famagouste conçues par Isabelle Vignier. La couverture de l'album est l'une d'entre elles.

   Un disque pour les amateurs avertis !

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Resorts& Ruins, paru chez Unsounds  en 2013 / 5 pistes / 73 minutes

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au disque

- le site personnel de Yannis Kyriakides

- mon article consacré au disque Rebetika de Yannis Kyriakides et Andy Moor

- mon article consacré au disque Folia de Yannis Kyriakides et Andy Moor

Deux des cartes postales d'Isabelle Vigier
Deux des cartes postales d'Isabelle Vigier

Deux des cartes postales d'Isabelle Vigier

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques

Publié le 24 Juin 2015

Yannis Kyriakides (3) - Dreams

   Après le jazz, un DVD ! Je place le numéro (3) après la mention du nom du compositeur, une manière de constituer une série - non chronologique - consacrée à Yannis Kyriakides, mais aussi à son compère Andy Moor, qu'ils soient en duo ou en solo, tous les deux cofondateurs du label néerlandais Unsounds qui, depuis sa création en 2001, publie des artistes sonores, de la musique contemporaine et expérimentale. Avec Dreams, le label inaugure une série de DVDs consacrés aux "films musicaux et textuels" de Yannis Kyriakides. L'expérience consiste à allier musique et texte animé, si bien qu'on lit à travers la musique ou qu'on écoute à travers les mots, pour ainsi dire. Ce premier DVD rassemble trois œuvres pour large ensemble. "The Arrest" et "Dreams of the blind" sont interprétés par l'Ensemble Mae, "Subliminal : The Lucretian Picnic" par l'Ensemble Asko Schönberg. Les deux formations néerlandaises se consacrent au répertoire des nouvelles musiques contemporaines.

   Basé sur un texte de rêve de George Perec, "The Arrest", tiré de La Boutique obscure (1973), pour violon, piano, guitare électronique, marimba, clarinettes,contrebasse, sons divers et vidéo texte, commence avec des sons de rue, pourquoi pas pris à Tunis, lieu du rêve rapporté, nous entraîne dans un flux de musique de chambre chatoyant, rythmé, absolument fascinant, du Steve Reich réécrit par Nico Muhly ou David Lang. L'écriture est serrée, lumineuse, ménageant décrochages et silences. Sur l'écran, les mots défilent sur fond noir le plus souvent, plus rarement blanc, un par un ou par groupe de deux ou trois à vitesse et taille variables. L'adéquation entre texte et musique est parfaite. Le texte de Perec, magnifique, dans la lignée de Un Homme qui dort, joue facétieusement avec certains mots, n'est pas sans rappeler L'Étranger d'Albert Camus par le sentiment diffus de culpabilité qui nourrit le rêve d'arrestation. Copuler un samedi risque de vous mettre la police aux trousses, je n'en dis pas plus. L'ensemble est remarquable, et le mot "chef d'œuvre" me vient sous les doigts. Bien sûr, l'expérience exige une attention sans faille des oreilles et des yeux, mais elle fait sens, ce qui est loin d'être le cas de beaucoup de DVDs musicaux, y compris expérimentaux, la vidéo étant trop souvent une pièce rapportée d'un intérêt discutable.

 

   "Dreams of the blind" comprend cinq récits de rêves, "Supermarket Guy", "Floating Table", "Hairdresser", et "Winter Funeral". Partition prodigieuse, inventive, splendide d'un bout à l'autre : puissante et fragile, mystérieuse, envoûtante. Les mots ici se superposent, se fondent les uns dans les autres, et il peut être plus difficile de suivre le texte, mais ce qui compte, c'est ce fondu quasi subliminal - anticipant sur la troisième composition - accompagné par la voix, le violon, les flûtes et clarinettes, le trombone, le piano, la guitare, le vibraphone et la contrebasse. Je n'énumère pas sans raison les instruments utilisés, car le plaisir de l'auditeur est lié à l'intelligence de leur accord, aux superpositions et glissements d'un instrument à l'autre. Le lecteur - écouteur est au centre de cette expérience totale sans image autre que celle des mots qui frappent le mental par leur signifiant écrit, mots parfois doublés par la voix qui n'en sélectionne qu'une partie. Que cette pièce ait été primée en 2011 par le Willem Pijper Prijs de la Johan Wagenaar Stichting me donne une haute idée de cette institution ! Deuxième chef d'œuvre, c'est évident.

   La dernière pièce de ce DVD, "Subliminal : The Lucretian Picnic" entrelace des fragments du film Picnic, au cours de la projection duquel, en 1957, auraient été glissé des messages subliminaux visant à augmenter la consommation de pop-corn et de coca-cola du public, et un texte animé de fragments du De Rerum Natura de Lucrèce. Yannis Kyriakides dit utiliser des techniques subliminales dans cette composition qui recourt à des fragments du film Picnic, des sons divers, notamment de source électronique psychoacoustique, et des textures polyphoniques constamment changeantes visant à un effet de désorientation global. Oublions cette présentation. Ce qui compte, c'est le résultat : une œuvre musicale éblouissante, presque trente minutes de bonheur, d'une beauté sidérante, se rapprochant parfois des expériences de Nurse With Wound. Et de trois. Je suis soufflé. Yannis Kyriakides est admis dans mon Pantheon des compositeurs vivants. Côté DVD, je pense à ceux de Morton Subotnick chez mode records ou à ceux d' Ann Chris Bakker ou de Machinefabriek pour l'osmose audiovisuelle aboutie.

   Qu'ajouter à cela ? Qu'il faudrait que je modifie ma liste des disques de l'année 2012 pour y ajouter  celui-ci dans le bloc de première place. Que le DVD fournit aussi des versions des films pour ordinateur, mp4, mp3 pour tous les appareils, pour écoute seule, et les partitions !! Une production irréprochable, pour un prix modique ! Ci-dessous le début de la partition de la dernière pièce.

Yannis Kyriakides (3) - Dreams

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Dreams, paru chez Unsounds  en 2012 / 3 pistes / 73 minutes

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au DVD

- le site personnel de Yannis Kyriakides

- mon article consacré au disque Rebetika de Yannis Kyriakides et Andy Moor

- mon article consacré au disque Folia de Yannis Kyriakides et Andy Moor

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 15 Juin 2015

Sknail - Snail Charmers

Le lent poison de toutes bonnes choses

Meph. - Alors, tu vas vraiment le faire ?

Dio. - Ben quoi ?

Meph. - Tu vas chroniquer du jazz ?

Dio. - Et pourquoi non ? Je n'ai rien signé, pas même avec toi. Je suis indépendant, je ne suis que mon humeur...

Meph. - N'empêche, pense à tes lecteurs. Tu les précipites sans prévenir dans un précipice !

Dio. - Au fond, je suis sûr que tu adores, avoue !

Meph. - Personne n'est lumière de soi, pas même le soleil.(**)

Dio. - Tu parles comme un oracle ! Tout est comme les fleuves, œuvre des pentes. (**) Et je suis la mienne. J'avais écouté le premier opus de SKnail, Glitch jazz (2013), déjà avec un certain plaisir. Et le voici qui récidive avec un album d'une suavité idéale. Sknail en personne est à l'électronique, la programmation et la production. Accompagné d'une trompette, d'une clarinette basse, d'un piano et d'une ou deux contrebasses, il bénéficie aussi de la collaboration du rappeur Nya, familier des albums d'Erik Truffaz, sur cinq des neuf titres de cet album à siroter tranquillement. Ce qui me charme, c'est l'alliance entre l'électronique discrète, raffinée, de SKnail qui apporte son contrepoint de craquements, de grattements, la voix nonchalante de Nya qui balance ses mots avec une diction parfaite, et les interventions impeccables des musiciens...

Meph. - Je te rejoins partiellement : rien de démonstratif, pas trop de tics jazzy, un jazz épuré, magnifiquement enregistré. Pour un peu, je deviendrais un amoureux de la trompette !

Dio. - Bel éloge de ta part ! Je sais que la trompette te rappelle le pire, le Jugement dernier...

Meph. - Pas de jugement ici, pas de grandiloquence. "slow poison" est une assez envoûtante ouverture. Coups sourds, grésillements électroniques, entrée de la clarinette basse, puis le piano très calme installe une atmosphère feutrée sur laquelle ondule la clarinette, enfin la voix de Nya inocule son lent poison. 

Dio. - "snail charmers", le titre éponyme, continue sur la lancée. Nya très en avant, piano, trompette. Pour moi, la présence de Nya est déterminante.

Meph. - Tout à fait ! Sans lui, je décrocherai ; sans lui et sans SKnail. C'est l'alliance des trois qui fait tenir l'ensemble sur la lame de rasoir du concept initial, "comme un escargot sur une lame de rasoir".

Dio. - Pourtant, il y a "Anthem", un instrumental.

Meph. - Justement, là j'ai un peu de mal. Trop conventionnel, avec chacun qui pousse son solo. Je préfère "Digital breath", sa contrebasse piquetée de sons électroniques, et surtout les claviers à l'arrière-plan. Nous voilà plus éloigné des rivages attendus du jazz, et là ça décolle, ça intrigue.

Dio. - Oui, c'est le meilleur titre aussi pour moi. Mais "I shot the robot", avec le retour de Nya, un texte plus rappé qui emporte le morceau, c'est très bien encore ! Et "lacrima" approfondit la veine d'un jazz électro subtil et mystérieux. La trompette entrelacée avec la clarinette, le piano ouaté, c'est vraiment réussi.

Meph. - SKnail y déchaîne un peu ses machines, et la coda au piano est magnifique. Par contre "Something's got to give" ne tient que grâce à Nya. On retombe dans un jazz bavard qui m'ennuie profondément.

Dio. - Je te le laisse, en effet. Nya inspiré sur "All good things", sa voix voilée, le trompette très free : mieux, non ?

Meph. - Oui ! Et je ne boude pas le dernier titre, "Suspended", parce que les aspects plus conventionnels sont transcendés par l'électronique de SKnail, qui découpe bien le titre, le sculpte avec finesse.

Dio. - Finesse, tu l'as dit. Comme toi, j'apprécie que l'électronique pervertisse ce que le jazz parfait des instrumentistes, excellents, a de trop ronronnant. SKnail est encore un peu timide...

Meph. - Il faut les bousculer un brin, ces instrumentistes, les pousser hors de leurs retranchement virtuoses. Non pas les servir, mais les faire servir à la création d'un paysage sonore original. Ceci dit, l'alliance de cette pureté glacée du son, de la mise en espace, et du velouté des sons acoustiques a énormément de charme. Mais j'aimerais plus d'impureté, d'épaisseur.

Dio. - Tiens, je ne te savais pas conseiller artistique, maintenant...

Meph. - Que serait la Création, sans moi ? Un paradis fade, à mourir d'ennui !!

Dio. - En tout cas un disque fort agréable, même si on fait parfois la fine oreille. N'oublions pas la pochette, le travail graphique d'Efrain Becerra, magnifique, comme la production.

 

Sknail - Snail Charmers

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Snail charmers, paru chez Unit Records  en 2015 / 9 pistes / 43 minutes

** Deux emprunts au livre Voix d'Antonio Porchia (Fayard, 1979)

Pour aller plus loin :

- le site de SKnail

- Pour en savoir plus sur le projet, le nom, à lire un long entretien avec SKNAIL.

- une vidéo bien faite sur le deuxième titre, "snail charmers"; je vous conseille aussi la vidéo suivante "SKNAIL The other side (Official vidéo)", avec une partie d'échec dont les pions sont...des escargots !

- le disque en écoute sur bandcamp :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges, #Jazz et alentours