Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Ce n'est pas une nouveauté, mais la réédition, vingt ans après, de deux disques du chanteur et guitariste japonais Keiji Haino (né en 1952) parus chez Les Disques du soleil et de l'acier (trouverait-on encore aujourd'hui des maisons de disque françaises osant un si beau titre en français ? Signe des temps...) : Black Blues (violent) et Black Blues (soft). Six titres déclinés en version violente et douce, soit près de deux heures de musique.
Calcination du corps obscur
de l'âme abrasée
Comment exprimer le choc produit par cet artiste hors du commun, que je découvre à l'occasion de cette réédition ? C'est une musique qui brûle, consumée, calcinée. La guitare arrache, flamboie, la voix explore les tréfonds les plus noirs, les plus bruts. Le chant de Keiji Haino semble être celui d'un rock butō expressionniste, expérimental et bruitiste, complètement écorché et proche parfois du cri primal.
Keiji Haino donne ses lettres de noblesse à la vocifération, entendue comme une clameur déchirante, comme l'expulsion du corps obscur que nous dissimulons pudiquement. Sa manière de jouer de la guitare rappelle plus un Fred Frith que les guitaristes assermentés du rock. Sa guitare est un étalon sauvage, indompté, qu'il chevauche éperdument, jusqu'à l'oubli de la guitare, sa fusion en un brasier électrique... Parmi tous les titres incandescents de la version violente, "Drifting (violent)" est absolument ahurissant, d'une beauté ravagée, terminale.
L'intensité dans le temps dilaté
Quant aux six titres de la version douce (soft), ils ne sont pas moins étonnants. Ralentis fastueux, chant saisi au plus proche, au bord de l'expression si l'on peut dire, à la recherche d'une source que l'on entend en fin de "Black Petal (soft)". Sur "Black Eyes (soft)", la guitare se fait hawaïenne, se rapproche d'un koto langoureux, on dirait qu'elle apprivoise le silence, tandis que la voix chantonne, murmure, retrouve les chemins d'une élégie intemporelle, suspendue dans les airs. C'est magnifique et bouleversant. Et la suite est à l'avenant, jusqu'à l'immense version douce de "See That My Grave is Kept Clean", lamento quand même assez électrique.
Une réédition à ne pas manquer. Sublime et hypnotique !
(Re)paru el 2 août 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 12 plages / 1 heure 53 minutes environ
Le compositeur irlandais David Fennessy (né en 1976) aime mêler éléments traditionnels et expérimentaux. À l'origine guitariste, il a joué dans des groupes de rock avant de devenir un compositeur internationalement reconnu. Pour ce disque, il utilise instruments acoustiques et électronique en direct ou encore un grand ensemble amplifié, selon les pièces. Le titre est un hommage au ténor d'opéra italien Enrico Caruso (1873 - 1921).
David Fennesssy par Alex Woodward
Ci-gît la nostalgie, illuminée...
Sur le premier titre éponyme, il recourt à de très courts extraits d'enregistrements pour gramophone, datés des années comprises entre 1903 et 1908, du ténor italien, montés en boucles, étirés et combinés pour former une sorte de chœur. Le compositeur y joue de la guitare électrique, de l'autoharpe et des grenouilles en bois (famille des guiros comme instrument de percussion. Le concepteur de logiciels industriels Pete Dowling, un ami de longue date, l'accompagne de ses échantillons et de ses manipulations électroniques en direct.
Sur le continuum envoûtant des voix plus ou moins lointaines, la guitare électrique et les autres éléments posent un contrepoint discontinu, métallique, agrémenté de bourdonnements. L'autoharpe tisse une écharpe cristalline, les échantillons et l'électronique plongent le tout dans un halo ambiant irréel. Les traînées vocales sont découpées par la guitare, de plus en plus enflammée, aux riffs puissants. Tout cela crée une musique étrange, brouillant les strates temporelles. Lorsque la première partie se termine par le ricanement en boucle de Caruso sur fond dramatique de cloche, une autre musique naît, petits bourdonnements de guêpes, grattements des grenouilles en bois, une musique curieusement bucolique à partir des sons générés par les matériaux eux-mêmes des instruments, comme s'ils chantaient à leur manière idiophone, avant le retour de la voix du maestro dans les huit dernières minutes : le montage génial des extraits carusiens et de la guitare épaisse, très rock, crée alors un nouvel opéra hallucinant. En somme, une composition de plus de vingt-trois minutes extraordinaire !
L'altiste d'origines écossaise et irlandaise Garth Knox
Les trois œuvres suivantes n'ont pas de rapport direct avec Caruso. Il s'agit bien d'autres voix, la voix de l'altiste Garth Knox sur "Nox" (titre 2) avec son instrument, son autre voix en un sens, et celle encore de l'alto solo face à un ensemble de musiciens sur "Hauptstimme"(Voix principale), ou en duo avec le célesta de Michel Maurer dans "Nebenstimme"(Voix secondaire).
"Nox", pour alto et voix, vaut surtout pour sa belle partie d'alto, l'instrument montant jusqu'à imiter d'abord une voix de gorge. Les quelques sons et mots prononcés par Garth Knox - qui fit partie du Quatuor Arditt entre 1990 et 1998, finissent par faire penser à la musique indienne, l'alto quant à lui devenu comme une étonnante guimbarde. Dans cette nuit, les voix se métamorphosent. Il n'est évidemment pas impossible que le compositeur joue sur le voisinage de "Nox" avec "Knox", nom du soliste, comme pour suggérer que le musicien est à l'écoute de la nuit de son instrument...
L'altiste Megumi Kasakawa
"Hauptstimme", c'est l'autre monumentale composition de ce disque. L'alto soliste de Megumi Kasakawa se fond dans le magma formidable de l'Ensemble Modern (dont elle est l'altiste depuis 2010) avec ses dix-huit solistes amplifiés. C'est une musique éruptive, dense, qui m'évoque immédiatement celle de David Lang, c'est peu dire quand on connait mon immense admiration pour ce compositeur américain. Parsemée de cris, de hoquets sonores, l'œuvre frémit, frappe, tout en restant d'une incontestable beauté. Le dernier tiers, plus calme, se transforme quasiment en duo entre l'alto et la percussion.
"Nebenstimme" est le contrepoint raffiné du précédent. Le célesta pur et lumineux, souvent au premier plan, dialogue avec l'alto discret, qui esquisse des fonds mystérieux et de temps à autre joue à égalité, s'agite et griffe comme un forcené. Quelque part entre Morton Feldman et la musique japonaise, tant l'alto prend des allures de koto sur la fin !
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Un programme magnifique, qui alterne deux pièces monumentales (1 et 3) avec deux duos ciselés (2 et 4). L'écriture étincelante de David Fennessy infuse intimement à ses œuvres des souvenirs d'anciennes musiques, ressuscitées et sublimées par des musiciens hors-pair.
Remarque : le disque est finalisé par...Yannis Kyriakides, immense compositeur et cofondateur du remarquable label Unsounds.
Paru en avril 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 4 plages / 57 minutes
J'écris « des musiciens », car si le disque n'a qu'un compositeur, Kenneth Kirshner, musicien expérimental au croisement de l'avant-garde contemporaine et des musiques électroniques, son histoire implique qu'il faut lui associer Joseph Branciforte (lui-même compositeur et multi-instrumentiste, producteur), fondateur du label Greyfade, et l'interprète de toutes les parties de cette œuvre pour multi-violoncelles, le violoncelliste Christopher Gross. Three cellos est le fruit de cinq années de collaboration.
C'est au départ une composition numérique de Kirschner, July 8, 2017, recourant à des techniques algorithmiques et génératives tout en utilisant des éléments traditionnels comme le contrepoint et l'harmonie. Joseph Branciforte a saisi qu'il pouvait continuer une série entreprise avec le compositeur, série baptisée From the Machine, consacrée à l'exploration de l'intégration de la musique numérique et de la musique de chambre instrumentale. Les deux musiciens ont donc entrepris un long travail d'adaptation de la pièce numérique en un arrangement acoustique, puis un enregistrement en studio. Joseph Branciforte a du traduire en notation traditionnelle la composition numérique de Kirshner, tout en respectant la sensibilité de l'original. Les interprétations du violoncelliste ont servi de base à l'enregistrement unique.
Sachez que cette publication représente aussi une nouvelle étape pour le label, avec la création conjointe d'un livre à couverture rigide incluant une possibilité de téléchargement en haute résolution. Pour de plus amples détails, voir le site de Greyfade.
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Musique numérique ???
Cette présentation serait incomplète si je n'expliquais pas (au moins sommairement) ce qu'il faut entendre par là, car ce n'était pas clair pour moi avant la lecture de certains passages du livre accompagnant l'œuvre. Kenneth Kirschner ne compose pas sur le papier avec des partitions. Samusique numérique est intuitivement élaborée en utilisant exclusivement des outils numériques non-linéaires, en transformant des cellules de hauteur du protocole de communication MIDI (Musical Instrument Digital Interface) grâce à des logiciels et à des échantillons d'instruments acoustiques...Ne soyez pas pour autant effrayés...
Le compositeur Kenneth Kirshner (en haut) / En bas, de gauche à droite le producteur Joseph Branciforte et le violoncelliste Christopher Gross.
[L'impression des oreilles]
...car la musique est là, alors oublions tout ce qui précède ! Et oubliez l'écoute en ligne sur la plupart des plates-formes en lisant la véritable profession de foi dans la musique pure défendue par Joseph Branciforte.
Fugues dans le Labyrinthe des Variations
Une seule mélodie originale improvisée court tout au long de la pièce. La ligne de violoncelle est démultipliée, copiée en changeant les variables, en l'étirant ou la contractant, en la transposant d'un demi-ton. Le jeu des superpositions, des décalages, plonge peu à peu l'auditeur dans un labyrinthe sonore absolument fascinant où la beauté des courbes, d'une grâce sinueuse, suggère les multiples tentatives d'apparition d'une figure ineffable, fuyant dans les détours de ce labyrinthe potentiellement infini. Les superpositions, enchevêtrements, tissent un contrepoint admirable. Les violoncelles chantent, formant une chorale prodigieuse, tuilée jusqu'à en devenir vertigineuse. C'est une musique idéale pour L'Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais, film inspiré par L'Invention de Morel du romancier argentin Adolfo Bioy Casares, grand ami de Jorge Luis Borges, l'ami des labyrinthes, justement ! Mais si la musique de Francis Seyrig pour le film de Resnais a quelque chose d'inquiétant et de funèbre, celle de Kenneth Kirschner est au-delà de tout affect particulier, caressante, vibrante, dans un absolu mélodieux, dans la splendeur des timbres. La qualité exceptionnelle de l'enregistrement sert cette musique d'une pureté bouleversante. Je retrouve les émotions de mes écoutes des quatuors de la Seconde école de Vienne.
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Un sommet de la musique pour violoncelle. Quand les technologies d'aujourd'hui retrouvent les chemins de la somptuosité acoustique la plus sublime.
Paru en avril 2024 chez Greyfade (New York, New York) / 10 plages / 41 minutes / FOLIO à couverture rigide avec téléchargement en haute-résolution inclus.
Plus de vingt ans après Arborvitae, paru chez Häpna en octobre 2003, Loren Connors, compositeur et expérimentateur américain prolifique à la guitare classique ou électrique, et David Grubbs, guitariste et pianiste américain, ont repris le chemin du studio. Sur Evening Air, ils jouent tour à tour piano et guitare électrique, sauf sur le titre 5 où ils sont tous les deux à la guitare électrique et Loren Connors à la batterie. Le disque a été enregistré et mixé à Brooklyn, et finalisé par Taylor Dupree (dont je parlerai bientôt, enfin...). Peinture de couverture de Loren Connors. Trois titres autour de deux minutes (3-4-6) et trois autour de huit ou neuf minutes (1-2-5).
[L'impression des oreilles]
Guitare aérienne, lointaine, piano au premier plan : c'est "Evening Air", brumeux et mystérieux, le calme du soir, et la nuit qui vient, la guitare qui s'affole et se faufile dans les nuages, des moments hors du temps, à la limite de l'audible pendant de brefs moments. Loren Connors et David Grubbs tissent une musique libre, légère et intense à la fois, qui laisse résonner les instruments. Comme c'est bon, ce bonheur évident ! "Choir Waits in the Wings" continue sur la même lancée, le piano dans un hiératisme tranquille, répétant un même motif énigmatique tandis que la guitare griffonne l'arrière-plan de grands gestes brouillés. La pièce prend après cinq minutes à aquareller le silence, esquissant une mélodie, mais toujours d'une délicatesse admirable, patiente : oui, rien ne presse, il s'agit de cerner l'essence de ce qui est là. On pourrait parler de jazz, surtout pour le piano, d'un jazz décanté, laconique, mais la guitare électrique brosse une musique ambiante parfois un peu sauvage en contrepoint.
En 3, "The Pacific School", Loren est passé au piano, David à la guitare, les deux instruments sont plus proches. Et c'est une miraculeuse miniature, limpide, presque comme un choral de Bach au ralenti ! Suit le magnifique "Enjoyment of Ruins", piano parcimonieux et solennel contrastant avec la guitare en trilles vives et douces. "It's Snowing Onstage" est la pièce la plus atmosphérique, les deux musiciens à la guitare électrique pour un contrepoint délicat, celle du fond en traînées fumeuses puis en explosions grondantes, celle du premier plan à la découpe lumineuse. Le dernier tiers est marqué par l'irruption de Loren Connors à la batterie, une batterie affolée, perdue, qui n'entame pas la méditation obstinée de la guitare.
Le disque se termine sur "Child", duo ciselé, lumineux. Les deux instruments s'entrelacent au point que guitare et piano en viennent presque à se confondre. Une merveille !
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Un disque d'une beauté simple et dépouillée où piano et guitare électrique écoutent les charmes indéfinissables de l'air du soir.
Paru fin août chez Room40 (Brisbane, Australie) / 6 plages / 33 minutes environ
Après Landscapes and Lamentations (juillet 2022), le violoniste Richard Carr (présentation ici) a enregistré deux albums dans une ancienne église transformée en studio près de Woodstock, August Dreams et celui-ci, August Light. Profitant de ce cadre exceptionnel, Richard Carr a invité l'altiste Caleb Burhans (cofondateur du duoitsnotyouitsme) et la violoncelliste Clarice Jensen. La basse électrique de son fils Ben Carr, connu en tant que Carrtoons, apporte son énergie sur plusieurs titres. Le disque a été conçu en quelques jours à partir d'improvisations. Tous les musiciens prolongent leurs instruments par des manipulations électroniques en direct.
[L'impression des oreilles]
Douce étrangeté, ma sœur...
Le très lyrique "Standing Stone" ouvre l'album. Avec son ostinato de basse et les cordes mélodieuses, c'est un titre langoureux et prenant. Sur "August Light", Richard Carr s'est mis au piano, un grand piano Steinway. Violoncelle et alto le rejoignent pour une méditation rêveuse aux inflexions d'une grande douceur.
Pour "Fission" (titre 3), la chanteuse Kyoko Ichihara ajoute sa contribution frémissante et mystérieuse à une tessiture de mellotron et de cordes électriques : titre magnifique ! "Vik" est le nom d'une petite ville sur la côte sud de l'Islande : la composition tente de restituer l'atmosphère mystérieuse et effrayante de cette région boisée, caverneuse, dans une sorte de lamento sinueux enrichi de sons électroniques qui lui donnent une aura trouble. Piano vaporeux et cordes augmentées par l'électronique font de "At A Crossroads" un titre étrangement bucolique, les cordes zigzagant sur un fond frissonnant.
Après cinq titres baignés d'une sérénité parfois voilée, toujours suave, "Atmospheric River" (titre 6), Richard Carr à la guitare avec distorsion et Quadravox (harmoniseur à quatre voix avec capacités de séquençage), gronde et sonne comme du rock, épais et syncopé, bien déchiré. Sa coda apaisée fait la transition avec "Work the Space", piano électrique et solo de violoncelle rejoint par l'alto de Caleb : composition tout en glissendos, torsades, dans un climat d'irréalité lié à l'entrelacement des plans sonores. "Play with Fire" rompt avec le titre précédent : grinçant, presque dissonant, arêtes tranchées, il chaloupe dangereusement, anti-lyrique et gouailleur en diable ! "Circle of Mist" sonne très orientalement, le violoncelle lançant un vibrant appel répété, repris par le violon et l'alto sur un fond de silence. Ce cercle de brume forme comme un désert hanté de figures décharnées. La composition se fait toujours plus lancinante, déchirante, d'une beauté désolée. C'est l'un des grands moments du disque.
"Hold That Thought" déroule une gaze épaisse de textures et bourdons électroniques ponctués par la basse électrique, dont l'alto, en bonne compagnie électronique, se dégage avec de lents gestes mélodieux pour esquisser quelques arabesques un peu acérées sur la fin. Le titre 11, "Standing Stone Reprise", évoque le premier, avec l'ostinato de basse, mais en plus lyrique encore, élégiaque : d'une grâce suspendue, brodée de petits enroulements de cordes, mourant dans un silence de plus d'une minute.
Le dernier titre, "Desolation is a Railway Station", conclut sur une note à la fois nostalgique et facétieuse ce parcours souvent intimiste et tendre. Ponctué par la basse de Ben, il s'étire en une fresque jazzy le long d'un crépuscule alangui.
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Une musique de chambre lyrique et chaleureuse, avec de brèves touches nerveuses de folie rock ou jazz. Servie par un quatuor d'excellents musiciens, elle nous plonge dans le rêve lumineux et un peu étrange de la lumière d'août.
Paru en juillet 2024 chez Neuma Records (Saint-Paul, Minnesota) / 12 plages / 54 minutes environ
Constellation Guérande, pour orgue à tuyaux, est le fruit de la collaboration entre Jocelyn Robert, compositeur et fondateur d'Avatar (Centre d'art audio et électronique à Québec, ville) et Christophe Havard, compositeur et créateur sonore associé à Athénor (Centre national de création musicale à Saint-Nazaire, France). Les deux musiciens explorent les nouvelles possibilités offertes par cet orgue augmenté (chaque commande électrique a la possibilité d'être actionnée électroniquement).
Réalisée spécifiquement pour la collégiale Saint-Aubin de Guérande, elle a été interprétée en public à plusieurs reprises le samedi 30 avril 2022 dans un parcours nomade à l'intérieur de la collégiale et à l'extérieur (sons du marché du samedi, atmosphère calme du soir, tenant compte de l'acoustique et de la porosité des espaces traversés, parcours que le public était invité à suivre), avant dans un second temps d'être retravaillée dans les studios d'Avatar à partir des enregistrements des concerts. C'est cette nouvelle version, portant le même titre, qui est enregistrée sur la clé USB. Composition et programmation logicielle de Jocelyn Robert ; déambulation, microphones et enregistrements de base de Christophe Havard. Mixage en commun en studio de la pièce finale.
On entend donc un montage associant la partition et, plus ou moins, les bruits et atmosphères de la ville modifiés au fil de la journée. Le titre donné, Constellation Guérande, vient du parcours dessinant une constellation (voir la couverture du disque).
La Collégiale Saint-Aubin à Guérande (Québec)
L'orgue de la collégiale
Christophe Havard, à gauche, et Jocelyn Robert au centre
[L'impression des oreilles]
Remarque préliminaire : l'auditeur de l'œuvre n'est pas in situ, il lui faudra donc de l'imagination pour reconstituer le parcours, l'environnement, à partir des bruits enregistrés avec elle, ou de toute manière accepter cet accompagnement sonore de la musique. À écouter de préférence au casque...
Une musique céleste
L'œuvre commence très doucement, une ou deux notes à peine touchées, en boucle, comme un appel à l'écoute venu du fond de l'orgue. Puis une troisième monte, plus longue, avec en sourdine un bourdon discontinu. Vers huit minutes, l'instrument donne de la puissance tout en gardant un velouté à frissonner. Et c'est un chant d'humilité qui se déploie en longues boucles. Sur une base de graves, des aigus dessinent des figures un peu tremblées. Revient l'appel du début, refrain structurant, plus étoffé, enveloppé de sons d'ambiance, avant une deuxième poussée, profonde, sur une ondulation bourdonnante. Ce qui frappe, c'est la suavité de cette musique que les bruits environnants n'atteignent pas, car elle est sur un autre plan, transcendant. Je dirai qu'elle les élève, leur donne une noblesse qu'ils n'ont pas. On se laisse porter par ce flux ineffable qui, même entendu de l'extérieur de la collégiale, met son baume sur toutes choses. Lorsque la musique semble perdue, une rémanence plane, c'est le sacré qui auréole les activités profanes quotidiennes. Et elle revient, bourdon à peine audible sous les cloches qui sonnent, elle est là derrière les murs, on comprend qu'elle durera toujours, qu'elle est l'émanation du temps divin.
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Une splendeur...
L'intérieur de la collégiale
Paru en septembre 2023 chez merles (Québec, Canada) / 1 plage / 48 minutes environ // Carte USB avec sons et images
Après Patriarchs paru en novembre 2021, le compositeur britannique Christopher James Chaplin confirme son goût pour les mythes et les prophéties. Il écrit à propos de son nouveau disque : « Les mythes de notre tradition occidentale m’ont souvent captivé, qu’ils soient grecs, romains ou judéo-chrétiens.Les mythes sont un récit collectif transcendant, une mémoire enfouie, non intellectuelle mais spirituelle, vivante à tous les sens d’un autre monde.Ces histoires décrivent souvent des passages interdits gardés par des créatures terrifiantes ressemblant à des monstres, qui, si elles sont conquises, donnent accès à d’autres plans. Porte 1 – Porte 2 sont deux de ces plans, ouvrant sur la prophétie et la royauté. » Sa musique entre électronique et avant-garde traverse les frontières des genres au point d'incorporer différentes formes de chant ou de non-chant (mots parlés) pour créer une étonnante musique de chambre sur des mots très anciens.
Le compositeur James Chaplin
[L'impression des oreilles]
Le premier titre, "The Feathered Girl" (La Fille à plumes), se présente comme une musique roulante, on suit une route vers l'ailleurs sur un tapis clapotant de battements synthétiques tandis qu'une voix, celle de Carmen Alt-Chaplin, égrène les mots de l'énigme du Sphinx rapportés par l'auteur grec Athénée de Naucratis (vers 170 - après 223). L'électronique se boursoufle de sons raclés de fausse guitare écorchée, bouillonne de gargouillements. La vidéo réalisée par le compositeur parcourt des paysages désertiques grandioses aux montagnes rocheuses espacées : porte d'un autre monde...
Variations apocalyptiques sur les Livres de Jonas et de Job
"Nineveh" met en musique un extrait de la Vulgate (Bible en latin), le quatrième verset de la prophétie de Jonas qui prédit la ruine de Ninive (Livre de Jonas, III, 4) : «4et coepit Iona introire in civitatem itinere diei unius et clamavit et dixit adhuc quadraginta dies et Nineve subvertetur » ( « Et Jonas, y étant entré, y marcha pendant un jour, et il cria en disant : Dans quarante jours Ninive sera détruite. » Traduction de Lemaître de Sacy). Toujours l'intérêt pour les prophètes, Jonas étant considéré comme l'un des douze petits prophètes. C'est le chanteur grec Tassos Apostolou qui chante la voix de basse pour ce texte terrible sur un fond de décomposition, de destruction : déflagrations, bris divers, trompettes, et un enveloppement majestueux d'orgue et cordes, presque à la Arvo Pärt ! Une magnifique réussite !
"Hashem" (titre 3) est le substitut utilisé par de nombreux juifs pour désigner Dieu - dont le nom ne se prononce pas, dans la conversation courante. La pièce commence par un extrait chantonné du livre de Job (XXVIII, 12), lorsqu'il recherche l'origine, le principe et la source de la religion, dans la version de la Bible du roi Jacques (King James Version en anglais, de 1611) : « But where shall wisdom be found? And where is the place of understanding? » (« Mais où trouvera-t-on la sagesse ? et quel est le lieu de l'intelligence ? »Traduction de Lemaître de Sacy). Un peu plus loin, on entend deux autres extraits de Job (XXXVIII, 4 à 8, 16 à 21), toujours pris dans la KJV. Dieu montre à Job quelle distance il y a entre la créature et son Créateur : « 4 Where wast thou when I laid the foundations of the earth? declare, if thou hast understanding. 5 Who hath laid the measures thereof, if thou knowest? or who hath stretched the line upon it? 6 Whereupon are the foundations thereof fastened? or who laid the corner stone thereof; 7 When the morning stars sang together, and all the sons of God shouted for joy? 8 Or who shut up the sea with doors, when it brake forth, as if it had issued out of the womb? (...) 16 Hast thou entered into the springs of the sea? or hast thou walked in the search of the depth?17 Have the gates of death been opened unto thee? or hast thou seen the doors of the shadow of death? 18 Hast thou perceived the breadth of the earth? declare if thou knowest it all. 19 Where is the way where light dwelleth? and as for darkness, where is the place thereof,20 That thou shouldest take it to the bound thereof, and that thou shouldest know the paths to the house thereof? 21 Knowest thou it, because thou wast then born? or because the number of thy days is great? »
( « 4 Où étiez-vous quand je jetais les fondements de la terre ? dites-le-moi, si vous avez de l’intelligence. 5 Savez-vous qui en a réglé toutes les mesures, ou qui a tendu sur elle le cordeau ? 6 Savez-vous sur quoi ses bases sont affermies, ou qui en a posé la pierre angulaire ? 7 Où étiez-vous lorsque les astres du matin me louaient tous ensemble, et que tous les enfants de Dieu étaient transportés de joie ? 8 Qui a mis des digues à la mer pour la tenir enfermée, lorsqu’elle se débordait en sortant comme du sein de sa mère ? (...) 16 Etes-vous entré jusqu’au fond de la mer ? et avez-vous parcouru les réduits les plus secrets de l’abîme ? 17 Les portes de la mort vous ont-elles été ouvertes ? les avez-vous vues, ces portes noires et ténébreuses ? 18 Avez-vous considéré toute l’étendue de la terre ? Déclarez-moi toutes ces choses, si vous en avez la connaissance. 19 Dites-moi quelle est la voie qui conduit où habite la lumière, et quel est le lieu des ténèbres : 20 afin que vous conduisiez cette lumière et ces ténèbres chacune en son propre lieu, ayant connu le chemin et les routes de leur demeure. 21 Saviez-vous alors que vous deviez naître ? et connaissiez-vous le nombre de vos jours ? »Traduction de Lemaître de Sacy )
La diction du texte par la voix féminine de Carmen est enveloppée d'une sorte de voile froissé pour marquer la distance. Puis revient le chantonnement du verset XVIII, 12, qui sert de refrain, de leit-motiv à cette musique grandiose et mystérieuse, avant deux brèves réponses de Job sans doute (?) et un dernier extrait du chapitre XL cette fois, versets 7 à 10 : « 7 “Gird up thy loins now like a man; I will demand of thee, and declare thou unto Me.8 Wilt thou also disannul My judgment? Wilt thou condemn Me, that thou mayest be righteous? 9 Hast thou an arm like God? Or canst thou thunder with a voice like Him? 10 “Deck thyself now with majesty and excellency; and array thyself with glory and beauty. » ( « 2 Ceignez vos reins comme un homme ; je vous interrogerai, et répondez-moi. 3 Est-ce que vous prétendez détruire l’équité de mes jugements, et me condamner moi-même pour vous justifier ? 4 Avez-vous comme Dieu un bras tout-puissant ? et votre voix tonne-t-elle comme la sienne ? 5 Revêtez-vous d’éclat et de beauté, montez sur un trône élevé, soyez plein de gloire, et parez-vous des vêtements les plus magnifiques.» Traduction Lemaître de Sacy, avec un décalage de numérotation que je n'explique pas...)
La musique de James Chaplin sert à merveille le texte biblique, alternant passages obscurs et envolées lumineuses, manière d'exprimer le tourbillon dont s'entoure Dieu et la puissance de sa Grâce.
Après les mythologies grecque et biblique, James Chaplin passe avec le dernier titre, "The Isle of Apples", à la mythologie celtique : l'île des pommes, l'île fortunée, c'est Avallon, porte de l'autre monde, de la Féérie, mentionnée pour la première fois par Geoffroy de Monmouth dans sa Vita Merlini (vers 1145). La compostion est construite sur le contraste entre une première partie presque bruitiste, moulinette broyant le folklore celtique, et une seconde majestueuse et harmonieuse, chantée par la soprano italienne Michela Varvaro dans la pure tradition de l'opéra italien, avec toutefois sur la fin des chœurs et des boucles minimalistes surprenantes de synthétiseur. Je n'ai cette fois pas retrouvé les références du texte, hélas...
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James Chaplin est l'un des authentiques compositeurs inspirés d'aujourd'hui, associant avec audace grands textes universels et avant-garde musicale.
Paru en septembre 2024 chez Fabrique Records (Vienne, Autriche) / 4 plages / 32 minutes environ
Très belle peinture de couverture de Tim Story : une croix ou un visage, ou les deux...
Artiste sonore et compositrice née à Istanbul et installée à Berlin, Baśak Günak est connue sous le nom de Ah! Kosmos dans le monde de la musique électronique. Elle compose pour des installations sonores, pour la danse et le théâtre. Sur Rewilding (Réensauvegement), elle travaille autour des notions d'auto-réensauvagement, de recherche de nourriture et de décomposition, réutilisant des matériaux issus de ses installations. On y trouvera aussi la déconstruction d'une chanson folklorique du Sud-Est de l'Anatolie. Les instruments utilisés vont de l'orgue, de la clarinette basse, du halldrophone (violoncelle electroacoustique), au synthétiseur Buchla 100 et à un piano cassé, auxquels il convient d'ajouter processus électroniques et programmation. Le disque comporte huit compositions, d'une durée comprise entre un peu plus de deux minutes et onze minutes.
BAŞAK GÜNAK (Ah! Kosmos) par Arda Funda
[L'impression des oreilles]
La musique de Baśak Günak est celle des lointains nimbés de brumes. "Canon Bee" nous entraîne dans un rituel ponctué par le violoncelle électroacoustique utilisé comme percussion. C'est un bourdonnement très doux, pailleté d'électronique, de clochettes, comme un retour sur l'immense plateau anatolien. Le titre éponyme sonne comme une pastorale mélancolique, clarinette basse bruissante et vibrante, sons graves occupant tout l'espace sonore. Avec "Foraging", tout un peuple de voix surgit, un immense balbutiement, une prière informe, longue traîne ondulante enveloppée d'orgue et de synthétiseur : profonde douceur de la résurrection d'un passé enfoui.
La musique est voix, souffle et pouls...
"Wings" ne fait que confirmer la dimension mystique d'une musique résolument tournée vers un au-delà insaisissable. L'élan vers l'infini de l'énorme vague sombre est arrêté par une percussion implacable, qui vient à plusieurs reprises découper le bel ordre d'envol sans toutefois l'empêcher de repartir vers sa destination, ailleurs. "Porous" (titre 5) est la poursuite du voyage, l'orgue ou le Buchla derrière des voiles, des micro-rideaux de particules voletantes, des sifflements très doux. Pour arriver à "Inside", labyrinthe souterrain où se croisent voix murmurées et bourdons abyssaux, le tout formant comme un immense mantra. Quant au marais du titre 7, "Swamp", comment ne pas songer à ceux de l'Achéron ? Le réensauvagement, c'est la plongée dans des eaux infernales, mais aussi primordiales. De multiples voix sourdent des voûtes sombres, voix des morts, voix immémoriales. La clarinette basse souligne l'incantation hypnotique d'un trait de braise noire par-dessus les eaux bouillonnantes des épaisses couches électroniques. Le cœur de l'album est là, dans ce titre sauvage, tumultueux...
"Holy Swamp" (Essaim sacré) fait évidemment écho au titre initial, "Canon Bee" (Abeille Canon". Après le bain dans le marais (et les fleuves souterrains), plus rien ne fait obstacle : la musique déroule son ruban bourdonnant piqueté de minuscules craquements, son ample pulsation paisible, elle déborde, s'enfle, se vaporise dans les lointains...
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Rewilding est le disque mystérieux d'une sibylle de la musique électronique ambiante d'aujourd'hui.
Paraît le 20 septembre 2024 chez Subtext Recordings (Berlin, Allemagne) / 8 plages / 37 minutes environ