Publié le 22 Novembre 2024

David Lang - darker

[À propos du disque et du compositeur]

David Lang... il est au cœur de ce blog depuis longtemps. Je vous renvoie à l'un des nombreux articles que j'ai consacrés à ses disques [tapez son nom dans la rubrique "recherche" en haut à droite ]. Pour cette nouvelle œuvre monolithique de plus d'une heure, je lui cède la parole. J'aime la simplicité de ses propos :

« Il y a un grand fossé entre la façon dont la musique classique nous apprend à ressentir les émotions et la façon dont nous les ressentons réellement.

   La musique occidentale a une tradition solidement établie d’acceptation des grands changements de tempérament et d’humeur – nous n’avons aucun problème à penser qu’un morceau peut passer sans heurt d’un murmure doux à un son assourdissant. Cependant, lorsque je pense à la façon dont ma vie fonctionne réellement, je ne le pense pas en termes de sauts émotionnels géants d’un extrême à un autre – la plupart de mes émotions ne vont pas d’une félicité extrême à une misère déchirante et inversement, le tout en peu de temps ; ma gamme est beaucoup plus étroite et évolue trop lentement pour cela. Dans ma pièce Darker, je voulais créer une pièce musicale qui corresponde davantage à mon propre récit émotionnel qu’à celui que nous avons hérité de la musique dramatique du passé.

  Darker ressemble à bien des égards plus à un objet qu’à un morceau de musique. C’est un passage lent et long de quelque chose de plutôt uniforme et agréable à quelque chose d’un peu moins agréable. Mon œuvre, comme la vie, déploie beaucoup d’efforts pour parcourir une très courte distance, du beau vers un peu moins beau, d’un peu de lumière vers quelque chose d’un peu plus sombre. »

Darker est interprété par l'ensemble Signal sous la direction de Brad Lubman : sept violons / deux altos / deux violoncelles / une contrebasse. Et rien d'autre !

[L'impression des oreilles]

...laMortlaVielaMortlaVie...
l'âme hors

    L'œuvre s'ouvre sur un glissement de toutes les cordes, repris en dessous par des violons. Le même glissement se reproduit, plus centré sur les cordes graves, frangé par altos et violons. Ce glissement est comme une courbe, une révérence, qui sera répétée tout au long de la pièce. Une pièce qui tire sa révérence, inlassablement, avec une grâce suave, profonde. Une broderie de fins aigus, de médiums, enveloppe, enlace la révérence dans son réseau changeant. Structurée par une lente pulsation, une sorte de mouvement perpétuel, la pièce avance souverainement, majestueusement. C'est aussi comme un canon toujours recommencé, une fugue immense, dilatée, qui nous entraîne dans ses traînes ajourées. La somptuosité de l'écriture des cordes donne d'ailleurs à darker une robe baroque. David Lang transcende le minimalisme pour inventer le minimalisme baroque.

    La révérence, c'est aussi dans son mouvement creusé comme une acceptation de la Mort, de l'inéluctable, mais la Vie renaît, encore et encore, avec des gestes vifs et finement saccadés, tente de s'accrocher à la vague obscure et si belle, c'est une étreinte renouvelée, une mise Amor. L'emprise du sombre progresse, les cordes tremblent de plus en plus, la Vie s'essouffle, et l'âme exprimée plane hors de cette envoûtante torsion, volette dans l'agonie frémissante et langoureuse des cordes...

[ à écouter sans image, sans sauce Liquid Music concoctée par une artiste visuelle. La musique se suffit à elle-même ! ]

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Comme un immense et sublime Requiem pour cordes seules, sans parole.

 

Paru le 4 octobre chez Cantaloupe Music (Brooklyn, New-York) / 1 plage / 1 heure et quatre minutes environ

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Publié le 21 Novembre 2024

Emilie Cecilia Lebel - Landscapes of Memory

[À propos du disque et de la compositrice]

    La compositrice canadienne Emilie Cecilia Lebel écrit de la musique de concert et crée des œuvres mixtes associant des technologies numériques. Sa carrière est jalonnée de nombreuses récompenses. Récemment elle a été déclarée compositrice classique de l'année 2024 par le Western Canadian Music Award. Son nouveau disque Landscapes of Memory est consacré à un diptyque de piano solo, chacune des deux pièces dépassant la demi-heure. Le piano est accompagné d'un fond bourdonnant produit en plaçant des excitateurs électromagnétiques (Ebows) à l'intérieur de l'instrument, où ils provoquent d'eux-mêmes la vibration des cordes sur lesquels ils sont placés. Les deux œuvres sont interprétées par leur commanditaire respectif, Wesley Shen pour "ghost geography" (2022, Géographie fantôme), et  la canadienne-brésilienne Luciane Cardassi pour "pale forms in uncommon light" (2023, Formes pâles dans une lumière inhabituelle)

La compositrice (en haut) et les deux pianistes
La compositrice (en haut) et les deux pianistesLa compositrice (en haut) et les deux pianistes

La compositrice (en haut) et les deux pianistes

[L'impression des oreilles]

dans les secrètes combes
de la mémoire

   "ghost geography" est dédié « à la rivière Saskatchewan Nord (à l'est des Montagnes Rocheuses, au Canada), ses nombreuses itérations, ses fantômes ». Ce serait une musique naturelle, simple comme l'eau qui coule, doucement. Une note répétée aux longues résonances, avec en arrière-plan le bourdon des Ebows. Puis une deuxième note lui répond en écho, et d'autres, dont une plus grave, une plus aiguë, se construit ainsi une mélodie mystérieuse. Les notes sont détachées, se rapprochent parfois pour des étagements, des incursions en profondeur. Sur le tapis bourdonnant, ce sont des fleurs qui éclosent, qui explosent aussi. Gerbes, éclats. Le bourdon s'irise, le piano insiste, brillant et coupant, joue des graves dramatiques, se perd dans les harmoniques, et renaît, interrogatif, buté, figé dans des répétitions obsédantes, pour mieux décrocher. Il est soudain ailleurs, dans des brouillards : il rêve au seuil de l'imperceptible, il caresse le silence. La pièce juxtapose ces moments d'un calme méditatif  et des réveils intenses, dans des jaillissements de forte lumière, dessinant cette géographie fantôme du titre. Le retour tout au long de motifs répétés ou égrenés crée une rémanence mémorielle qui structure l'ensemble et lui donne son discret charme envoûtant.

Avant que tout ne disparaisse...

   La seconde pièce, "pale forms in uncommon light", place le bourdon dans le registre médian du piano, si bien qu'il remplit les espaces entre chaque courte phrase de la pianiste - qu'il souligne aussi de sa lumière sourde. Tout le début est dominé par un motif insistant, répété obstinément, prolongé, auquel viennent se greffer d'autres gestes répétés. Ce labyrinthe de retours s'interrompt vers dix minutes sur le bourdon longuement prolongé. Commence alors une autre forme, moins répétitive, plus dérivante, contemplative, qu'un nouveau thème obsédant, au riche chromatisme, envahit au bout de quelques minutes avant de disparaître dans une traînée irréelle et une vigoureuse reprise. Mais rien ne résiste, la forme change, s'échappe vers le silence, non sans faire apparaître de belles esquisses mélodiques tandis que le bourdon disparaît fugitivement, pour revenir peu après, plus discret, laissant le piano plus nu, pour ainsi dire, et c'est une phase doucement extatique, avant la ponctuation du bourdon seul (vers 23 minutes), marquant l'entrée de la dernière forme, d'abord très structurée autour de deux notes répétées en miroir, puis qui part en éclaboussures presque facétieuses, revient à une structure voisine de l'antécédente, sur deux ou trois notes, aux éclaboussures encore et encore, le bourdon plus insistant, et c'est la coda, opposant grave profond et aigu dans un face à face tempéré par un court motif médian répété, accompagné d'un note à note recueilli aux délicats décalages.

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Deux pianistes magnifiques pour deux pièces admirables, jouées sur un grand piano Steinway aux sonorités d'une souveraine beauté. Les titres - de l'album et des deux compositions, annoncent la dimension poétique de cette musique aux portes de l'ineffable.

Nota : mon titre "dans les secrètes combes / de la mémoire" est pris au beau recueil Ιnstants de préface de Gilles Baudry (chez Rougerie, 2009, p.28). Le poète a d'ailleurs lui-même pris son titre chez Emily Dickinson :

« La plupart de nos instants

sont des instants de préface »

Paru le 18 octobre 2024 chez Redshift (Vancouver, Canada) / 2 plages / 1 heure et 4 minutes environ

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Publié le 19 Novembre 2024

Andrea De Witt - (sans titre)

   Collaborateur régulier du label Undogmatisch - il a participé notamment à la trilogie Magnum Opus Collectio series, le musicien italien Andrea de Witt y a sorti son premier véritable album solo, sans titre autre que son nom. Synthétiseur, boîte à rythmes, électronique (piano et voix traités, etc.). Ses compositions sont principalement spontanées, plutôt que fondées sur des modèles ou motifs pré-établis, confie-t-il.

Andrea De Witt
Andrea De Witt

 

   Entre quasi miniatures (1'19 pour le titre 10) et études (à peine cinq minutes pour la plus longue pièce), Andrea De Witt semble nous livrer un journal sonore intimiste. "Mai 5", la première pièce, est une machine hypnotique, de la techno industrielle onirique aux boucles lancinantes. C'est ce titre qui m'a fait revenir à l'album, presque oublié dans l'avalanche des parutions.  "Jun 4", ponctué de scratches et de rayures, rythmé lourdement, joue avec une mélodie sourde. "Aug 5" continue dans une veine techno minimale, ambiance de jungle noyée de brume épaisse. La marque d'Andrea de Witt, c'est un sens aigu de la concision, une manière de travailler le matériau finement  pour un effet maximal, ce en quoi il rejoint l'esthétique minimaliste, mais dans le domaine des musiques électroniques. "Apr 5" (titre 4), surtout percussif, tout en arythmies sculptées, se contente de bouffées espacées de matières granuleuses zébrées de petites déflagrations. Le premier "Pianochrom" introduit quelques pâles couleurs dans ce monde monochrome, en harmonie avec un album décidément intériorisé. Apparemment plus dramatique, "Jul 4" prend un aspect fantomatique avec les voix murmurées enchâssées dans les boucles résonnantes. Quant à "Oct X"(titre 7), c'est le retour à une veine un peu hallucinée, techno-industrielle douce et prenante, "Oct Y" en donnant une version plus rapide et plus ambiante, presque grandiloquente pour une fois dans ses draperies de bourdons (drones). La trilogie d'octobre se termine avec "Oct Z" (titre 9), bourdonnante, incrustée de dialogues téléphoniques (?), une techno minimale étrange. "Setting 7" est un court hymne pour piano étouffé dans une touffeur électronique de halos réverbérés, introduction au deuxième "Pianochrom", la plus longue pièce, bijou hypnotique hanté par des voix traitées, qui m'a fait songer à Alva Noto, par le fin picotement rythmé de la trame. "Amb 523" donne une fin étonnamment mélancolique à l'album : au revoir émouvant, sans boîte à rythmes.

Titres préférés :

-  "Pianochrom 2M" (titre 10), "Oct X" (titre 7), "Mai 5" (titre 1) et "Aug 5" (titre 3)

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Un beau disque aux confins mystérieux d'une techno minimale raffinée.

Paru en juin 2024 chez Undogmatisch (Berlin, Allemagne) / 12 plages / 39 minutes environ

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Publié le 18 Novembre 2024

Christopher Colm Morrin - Sketches 1-17

Sketches ? Ce sont dix-sept archives sonores accumulées par Christopher Colm Morrin, artiste multidisciplinaire de Dublin (Irlande), expérimentant avec une guitare et quelques pédales. Des esquisses, des croquis, « témoins de l'immobilité et de l'attention » pour permettre aux choses « de prendre le temps qu'elles prennent » comme l'écrit la poétesse Mary Oliver.

Christopher Colm Morrin, par © Karolina Spolniewski

Christopher Colm Morrin, par © Karolina Spolniewski

Ébauches du Transitoire infini...  

    La première esquisse dure dix-huit minutes trente. Christopher Colm Morrin prend le temps de saisir ce qui vient. La pièce développe sur un léger bourdon continu des accords, des griffures de guitare, repris en boucles, étirés. La musique flotte au gré des scansions rythmiques imprimées par la guitare à ce flux fragile. Douce somptuosité, qui s'approfondit de passages plus texturés, pendant lesquels les lignes ondulent dans un nuage d'harmoniques. J'étais conquis !

 

   Prêt pour cette longue odyssée sonore, car il y a quelque chose de maritime dans ces compositions dérivantes, enveloppées de lumières un peu troubles. On dirait parfois des sillages se mélangeant peu à peu à l'océan, ou bien des émergences de rêves, qui se maintiennent à peine au fil du réel, guettées par la disparition. L'esquisse six est l'une des merveilles de cet album. Carillonnante, elle flamboie dans un brouillard de réverbérations, animé d'une sourde pulsation, et se vaporise dans un long embrasement.

La guitare transfigurée...

    L'une des beautés de ce double album, c'est la transfiguration de la guitare, reconnaissable par exemple au début  de l'esquisse sept avec ses accords hésitants, puis totalement autre grâce aux pédales (sans doute, aucun autre instrument n'est mentionné...), devenue comme un synthétiseur ou un orgue, ou encore comme un vibraphone éthéré.

   L'autre longue pièce, la 9 (plus de seize minutes), est dans sa première partie une splendeur stratifiée de bourdons micro-saccadés et de guitare rauque, épaisse, trouée d'un bruit de pas avant une extraordinaire remontée en puissance comme le suivi de pales d'hélicoptère et un foisonnement grandiose de girations : Apocalypse, now ! Une coda majestueuse en façon de comète traçante termine cette composition magnifique.

   L'esquisse 11 démultiplie les résonances de la guitare, rayonnante et coupante, devenue presque guimbarde. De titre en titre, Christopher Colm Morrin esquisse des paysages lointains souvent sublimes, empreints d'un calme majestueux, auxquels des fulgurances, des envolées, de lentes volatilisations et métamorphoses donnent une dimension fabuleuse, comme en 13, des mouvances moelleuses se transformant en rayonnements cosmiques habités par des voix spectrales. Toute la fin est d'ailleurs d'une renversante beauté, à commencer par l'esquisse 14, esquif lancé dans l'espace, que de courtes mélodies incantent au cours d'une navigation dissolvante.

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Dix-sept nocturnes pour guitare nimbée : de quoi enluminer toute la Nuit !

Paru le 25 octobre 2024 chez Stray Signals (Berlin, Allemagne) / double cd, 17 plages / 2 heures et 17 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Guitare(s), #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 13 Novembre 2024

Taylor Deupree - Sti.ll
De Stil. à Sti.ll :
et l'électronique renaquit acoustique !

Le hasard fait bien les choses, comme on dit. Juste après vous avoir présenté Ezekiel Honig, dont le dernier disque (cf.article précédent) est sorti sur le label 12k, un disque de Taylor Deupree, fondateur du label, m'attendait. Compositeur prolifique, graphiste et photographe, il occupe une place à part dans le monde des musiques électroniques, s'inspirant aussi bien de la nature, de l'architecture, de la sculpture. En 2002, il sortait l'album de musique électronique Stil. Vingt-deux ans plus tard, voici Sti.ll, fruit de la longue collaboration entre le compositeur et l'arrangeur-producteur Joseph Branciforte, qui dirige le label Greyfade. Ce dernier a méticuleusement reconstruit l'œuvre, réécrit une partition pour un ensemble purement acoustique, suivant un processus analogue à celui qui a donné naissance à Three Cellos de Kenneth Kirschner. Il s'agissait de transposer les explorations de Taylor Deupree dans le domaine de l'extrême répétition et de l'immobilité dans le monde de l'interprétation acoustique. On retrouve les quatre longs titres de Stil, avec des durées très proches, mais cette fois pour un ensemble de clarinette(s), vibraphone, violoncelle, contrebasse, flûte, harpe de genou et percussion. Les interprètes sont des musiciens new-yorkais, Taylor Deupree et Joseph Branciforte eux-mêmes.

Joseph Branciforte et Taylor Deupree (debout derrière)

Joseph Branciforte et Taylor Deupree (debout derrière)

Au Jardin des tranquilles Ravissements...

   "Snow-Sand" (pour clarinettes, vibraphone, violoncelle et percussion) est la première pièce somptueuse de cette réécriture : velouté des clarinettes, tintements du vibraphone, violoncelle en bourdon, le tout légèrement rythmé, tout cela crée une masse mélodieuse de boucles et variations, celle du sable-neige du titre. Souffles et chuintements animent le flux minimaliste et répétitif, suavement vivant.

   "Recur" (pour guitare, violoncelle, contrebasse, flûte, harpe de genou et percussion) est à la fois plus agitée et plus mystérieuse. Sons discontinus et tenus créent une trame contrastée, qui se densifie vers le milieu de la pièce avec des boucles superposées, intriquées en crescendo, puis decrescendo sur la fin. Quelle magnifique puissance incantatoire !

    Avec "Temper" (titre 3, pour clarinettes et secoueur), la musique se fait presque clapotante, puis est rythmée par une triple frappe percussive. Les clarinettes sinuent, accompagnée de petits "signaux" aigus, créant un fond changeant à peine. C'est une composition radicale, proche de l'un des idéaux des minimalistes : donner à entendre des nuages dont les formes bougent insensiblement. Fascinant !

  "Stil." (pour vibraphone et grosse caisse) nous transporte en eaux profondes. Les premières mesures m'ont fugitivement évoqué certaines pièces de Gavin Bryars, comme "Vespertine Park". Vibraphone et percussion sont presque confondus dans une trame bourdonnante, vibrante, micro-carillonnante, du Steve Reich réécrit par Éliane Radigue ! "Still" signifie toujours, encore, calme, immobile, tranquille, le silence. Privé du second "l" - remplacé par un point, le mot n'était plus fini, le point étant comme l'origine de la méditation. Ce point métaphysique que l'on retrouve d'ailleurs dans le nouveau titre de l'album Sti.ll, c'est une trouée, une ouverture, par où le vide du moyeu de la roue cosmique manifeste la lumière absolue de l'extase, avec laquelle les quatre titres ont rendez-vous.

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Un chef d'œuvre. Toujours modeste, Joseph Branciforte n'apparaît pas sur la couverture, s'effaçant devant le compositeur initial. Cette réinvention magnifique est pourtant le résultat de leur travail commun.

 

Paru en mai 2024 chez Greyfade (New York, New York) / 4 plages / 1 heure et 1 minute environ / FOLIO à couverture rigide avec téléchargement en haute-résolution inclus [ comme pour Three Cellos ]

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Publié le 8 Novembre 2024

Ezekiel Honig - Unmapping the Distance Keeps getting Closer

   Installé à New-york, Ezekiel Honig est le fondateur des labels Anticipate Recordings et Microcosm. Sa musique électronique incorpore un certain nombre d'enregistrements de terrain qui lui donnent une assise géographique certes indéfinie, mais font de son disque Unmapping the distance keeps getting closer (Dématérialiser la distance la rapproche) comme une promenade dans une ville, ou une forêt aussi bien, lieux à la fois proches et mystérieux.

Ezekiel Honig

Ezekiel Honig

J'ai mis un certain temps à rentrer dans le disque. Chaque titre est enveloppé d'un halo trouble. Les instruments (piano, cuivres, sons électroniques) sont presque indiscernables, les rythmes sont brisés, si bien qu'on a parfois l'impression qu'il pleut (cf. "Editing Is A Lifelong Process", titre 6). Les graves deviennent aisément des bourdons, la musique semble respirer dans un environnement saturé, ouaté. Et c'est ça justement qui est beau, ce bain dans une musique semi-liquide, brumeuse, dégoulinante d'une mélancolie finalement majestueuse.

     Oui, on dirait aussi la bande son d'un film ("Soundfilm", titre 7), un film sauvé de la destruction, restauré, mais traversé de chuintements, de poussières. Le piano vient de tout près, et en même temps d'un passé lointain. La musique colle au paysage, au point que tous les deux prennent une dimension fantomatique ("Taking It Apart", titre 8). Le battement tranquille qui rythme le morceau le maintient paradoxalement dans l'irréel, ce serait l'accompagnement idéal de la contemplation d'une toile d'Alberto Giacometti : quelque chose cherche à se matérialiser, mais reste entre-deux, prudemment. Parvenu au titre neuf ("Unmapping the Unmapping"), on se laisse porter par cette musique glauque et caressante aux lentes volutes tremblantes. On nage dans l'appartement noyé d'ombre pendant le dernier titre ("Moving Through the Apartment"), comme un poulpe au fond de l'océan, auquel parviennent encore quelques souvenirs de la surface. Un peu comme dans une cathédrale engloutie, doucement illuminé par une lumière vacillante, épaissie par la profondeur. C'est très prenant, très émouvant.

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Une musique ambiante amortie, tamisée, qui peu à peu impose un univers à demi-enseveli où la réalité se défait et rayonne d'une grande beauté mélancolique.

Paru le 20 septembre 2024 chez 12k (New-York, New-York) / 10 plages / 37 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 7 Novembre 2024

Ken Field - The Canopy

    Saxophoniste, flûtiste, percussionniste et compositeur, Ken Field dirige le Revolutionary Snake Ensemble, un orchestre de cuivres inspiré par la musique de la Nouvelle-Orléans et participe à de nombreux projets autour du jazz. Mes lecteurs s'étonneront : du saxophone, du jazz dans ces colonnes ! Ce n'est pas fréquent, je le reconnais. Mais j'ai été séduit par le charmeur de serpent, que voulez-vous...

The Canopy répond à une commande de la danseuse et chorégraphe Joanie Block pour son spectacle Under the Canopy, orienté vers les expressions de l'amour, de la perte, de la force morale des membres de la communauté de danseurs de Boston. N'ayant pas vu le spectacle, je ne rends compte que de mon écoute...Précisons que Ken Field joue de tous les instruments, qu'il a tout arrangé et enregistré.

Ken Field

Ken Field

   Des maracas, puis entre le saxophone : c'est "The Serving", quasi solo très orientalisant. Le charmeur nous fait entrer dans la danse par une mélopée simple et chaleureuse. On est d'autant plus surpris par le second titre, "Also Known As", aux guitares superposées : pièce presque méditative, aux résonances magnifiques. Un trio de saxophones enchante "Laevinic Defeat" (titre 3), rythmé par une percussion sourde et une percussion manuelle (sorte de maracas, à nouveau) : c'est une rêverie langoureuse, mystérieuse.

 

"Culture" associe en trois brefs mouvements enchaînés marimba, flûte, clarinette de bambou (?) et une boucle de clavier dans une composition dansante, mélodieuse, comme une invitation à la joie. Ce qui séduit dans ce disque, c'est l'évidence d'une musique concentrée sur l'essentiel, le plaisir de jouer pour nous réjouir. Écoutez "Four Words"(titre 5), un solo de saxophone au ras du souffle, de ses dérapés : une beauté simple et sans appareil. La clarinette en bambou, démultipliée, fait merveille sur "Mirror" (titre 6), somptueux andante élégiaque, tandis que sur "Day by Day" le saxophone, en trio à nouveau, tisse une toile arachnéenne (voir la couverture du disque) de souffles, comme une métaphore du temps qui passe et se dissipe dans les airs. "Deluge"(titre 8) se démarque par le retour du clavier (piano), puis de la flûte. La pièce est essentiellement un duo, lui-même au moins dédoublé : l'après-midi d'un faune, cache-cache espiègle et poursuite. Délicieuse composition. Le disque se termine avec sa plus longue pièce (plus de sept minutes), "Darkness into Light", sorte de fugue pour trois saxophones, d'une suavité tour à tour alanguie et vive, étourdissante, dans laquelle pointe une mélancolie bouleversante.

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L'air de rien d'abord, un très beau disque, sensible et pur.

Paru en septembre 2024 chez Neuma Records (Saint-Paul, Minnesota) / 9 plages / 30 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Saxophone(s), #Pour la danse, #Jazz et alentours

Publié le 6 Novembre 2024

Louie.Lou - Ljusår

Louie.Lou, nom d'artiste de la musicienne suédoise Louise Ölund, se donne pour objectif de composer une musique à mi-chemin entre art musical et électroacoustique. Son passé punk et folk l'incline à brosser des paysages sonores en clair-obscur, avec une prédilection pour le sombre, le noir, le dramatique. L'orgue est son principal instrument. Elle y ajoute enregistrements de terrain, boucles, synthétiseur et voix. Elle voudrait effacer la frontière entre l'animal et l'humain, se tenir à l'orée, à la lisière de la forêt, ...

Louie.lou photographiée par © Johan Döden Dahlroth

Louie.lou photographiée par © Johan Döden Dahlroth

...à la lisière de l'éternité... 

    Le titre du disque, Ljusår, signifie « Années-lumière », c'est là qu'elle se tient, pour « commencer une fin » ("En början ett slut", titre 1) Presque huit minutes d'orgue profond, voilé, en longues notes tenues, avec au premier plan dans la première moitié un motif de synthétiseur (?) en boucle. C'est quelque chose qui s'en va, qui n'en finit pas de sombrer. Magnifiquement sombre, de la musique gothique qui se drape dans les noirs !

   "Evighetssyster" (Sœur d'éternité) confirme le talent de Louie.lou pour les ambiances impressionnantes. Cliquetis, gargouillis accompagnent un bourdon d'orgue pulsé, comme le survol des marais du Styx par des oiseaux inquiétants que l'on entend battre des ailes métalliques en claquements courbes, et l'orgue se lève, majestueux, sur ce paysage désolé. La Lumière se bat avec les Ténèbres épaisses, visqueuses.

    "Is i fjäderdräkt" (Glace en plumage, titre 3) est une sorte d'hymne ténébreux saturé de bourdons, commençant par des appels répétés de notes tenues. Des boucles se superposent, s'intercalent, donnant à la pièce une belle puissance hypnotique : le glaçage de l'orgue lisse le plumage inlassablement. Juste avant le vol ("De flygande", titre 4), plus éthéré, dans les lointains, quelques aigus taillant les cieux, mais des substances louches rodent et voilent la lumière. Pas moyen d'échapper à la matière opaque ! "Grönskan" (la verdure, titre 5) semble nous plonger enfin dans un monde plein d'oiseaux, seulement des textures grondent, se précipitent vers un néant obscur, rien ne pourra arrêter ce train infernal : à la lisière, on voit cette précipitation, cet engouffrement monstrueux du monde qui court à sa perte, indifférent à toute beauté naturelle.

Vanité des Vanités...  

   Le sons de terrain à l'ouverture de "Nya fält" (Nouveaux champs, titre 6) nous font ressouvenir de l'humain. Tout ceci est vite largement recouvert par une carapace de bourdons grondants, comme une chape disant la vanité de ce monde agité, submergé par d'autres vagues. L'orgue plane au-dessus, ramène le bruit humain à sa juste place. "Solens stråle nästan nådde" (le rayon du soleil presque atteint, titre 7), c'est d'abord un bourdon énorme, noir frangé de lumière, le rayon du soleil, peut-être. Il n'y a plus que lui, en pleine expansion. Un soleil noir, énorme, un abyme cosmique dans lequel il avance note après note enveloppé d'un halo trouble... Il n'y a plus que l'Aube Crépuscule ("Gryning Skymningsljus", titre 8), cet intervalle entre la nuit et la nuit qui est ce qui reste de jour dans le grand Nord. C'est un chant très ancien qu'entonne l'orgue, sans doute l'écho d'un air folklorique, qui revient en boucle dans cette longue composition de plus de treize minutes. La mélodie est littéralement enchâssée dans un cocon tourbillonnant, pulsant, traversé de voix déformées, de déchirures : absolument envoûtant !

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Un superbe disque d'ambiante sombre, auquel l'orgue donne une dimension métaphysique grandiose.

 

Paru en octobre 2024 chez Lamour Records (Gävie, Suède) / 8 plages / 56 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Ambiante sombre, #Orgue, harmonium en majesté