Christopher Chaplin - Patriarchs

Publié le 6 Janvier 2022

Christopher Chaplin - Patriarchs

 

Christopher Chaplin © Carmen Alt-Chaplin
Christopher Chaplin © Carmen Alt-Chaplin

Auteur d'une trilogie dont le premier opus s'intitulait Je suis le ténébreux (2016) d'après le poème "El Desdichado" de Gérard de Nerval, le compositeur britannique Christopher Chaplin, connu pour ses œuvres entre avant-garde et électronique, consacre sous le titre Patriarchs  un album aux dix prophètes d'avant le déluge. Voici sa note d'intention : « L'album parle de la lignée de ces patriarches et de leur voyage des ténèbres de la Chute vers l'illumination. C'est un déracinement progressif d'un monde sombre et confus vers un monde avec plus de lumière et de conscience. En termes musicaux, c'est une lutte entre des textures denses et lentes à des textures plus dynamiques et structurées. La langue est également présente dans les huit premières pistes, en commençant par des morceaux de mots et des phrases déformés se transformant en phrases plus claires et plus définies et éventuellement en vers au fur et à mesure que les pistes progressent. Les deux derniers morceaux : Lamech et Noah incorporent respectivement les sons d'un corbeau et d'une colombe, faisant allusion à la venue et au passage du déluge. »

     Imaginez un album de Tangerine Dream enrichi de nouvelles textures électroniques, de bruits, de voix déformées, traversé de drones... Vous y êtes presque ! Dès "Adam", on est happé par un univers tournoyant, aux profondeurs troubles et mystérieuses. Ce sont des mélodies enveloppantes, de longues spirales chargées de poussières percussives, de poussées denses et noires, venues d'un autre temps. Quel début formidable ! "Seth" est plus énigmatique, lent, habité de voix métalliques voilées : monde érasé de chuintements, d'échappées lourdes, étouffantes. "Enosh", ce sont les premiers frémissements de la lumière au seuil des cavernes ombreuses, des envols pesants, maladroits, froissés, sur fond de liquides inquiétants. La musique électronique de Christopher Chaplin n'a rien d'abstrait ni de froid : elle est expressive, habitée, toujours intrigante. Elle chante des mondes anciens avec des moyens modernes, retrouvant une variété de textures plausibles, dépaysantes. "Kenan" évoque magistralement de grandes étendues désertiques balayées par des forces brutales : règne de la matière, triomphe de ténèbres chtoniennes, la pièce atteint une indéniable grandeur épique ! Il faudrait en parallèle lire La Guerre du feu de J.-H. Rosny, ou un autre de ses romans préhistoriques, pour en faire mieux ressortir la farouche majesté...

   Voyage vers la lumière, n'oublions pas. Et c'est l'étonnant "Mahalalel", polyphonie déphasée vraiment extraordinaire, un chœur balbutiant, énorme, pour un rituel grandiose. Je pense soudain à ce qu'à fait Jocelyn Pook pour la scène du bal masqué dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick. Une levée d'arrachements, de ténèbres fourmillantes ! Après ce sommet baroque, "Jared" semble regarder du côté de l'Inde par ses vocaux initiaux, mais d'énormes surgissements de drones perturbent et recouvrent les voix, comme dans un titanesque combat. "Enoch" contraste par son rythme puissant, ses sons cuivrés. C'est l'émergence d'une joie encore épaisse, désordonnée, la percée enfin de mots perceptibles malgré le brouillage, des mots du poème de Baudelaire "Correspondances" :  de vers en vers, les mots apparaissent.

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

De la confusion des textures émerge le langage... Joie tribale, dont se dégage une forêt mélodieuse à la Douanier Rousseau (rapprochement osé, mais il me vient en écrivant), avant de retrouver en fin de morceau la deuxième strophe du même poème.

"Methuselah" grince d'abord, mais rien ne résiste à la venue du poème, les textures s'adoucissent, et le poème entier se fait entendre, en allemand, prononcé par son ami Hans-Joachim Roedelius (de Cluster, le duo qui joua avec Brian Eno). C'est La Chanson ivre (Das Trunkene Lied) de Frédéric Nietzsche :

O Mensch ! Gib acht !
Was spricht die tiefe Mitternacht ?
"Ich schlief, ich schlief -,
Aus tiefem Traum bin ich erwacht : -
Die Welt ist tief,
Und tiefer, als der Tag gedacht.
Tief ist ihr Weh -,
Lust - tiefer noch als Herzeleid :
Weh spricht : "Vergeh !"
Doch alle Lust will Ewigkeit -
- Will tiefe, tiefe Ewigkeit !"

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Ô esprit ! Fais attention !
Que dit le minuit au fond ?
"Je dormais, je dormais -,
Je me suis réveillé d’un rêve profond : -
Le monde est profond
Et plus profond que la pensée du jour.
Profonde est sa douleur -,
Le plaisir - plus profond encore que la peine du cœur :
La souffrance dit : "Va-t-en !"
Mais tout plaisir veut durer éternellement -
- Veut durer dans la profonde, profonde éternité !"

Les harmonies jaillissent, se mêlent, digèrent les obstacles, propulsent à nouveau le poème ivre dans une relative suavité de cordes électroniques.

   Le déluge approche, on entend comme ses ondes dans le lointain, l'ouverture des vannes du ciel dans "Lamech". C'est à la fois la lumière profuse, un peu glauque, les croassements du corbeau qui annoncera la fin du déluge. La pièce rend bien l'atmosphère apocalyptique de ce déversement terrifiant, de la confusion entre le ciel et la terre sur laquelle plane l'ombre de Dieu. À la fin brille comme une promesse d'apaisement... Curieusement, le début de "Noah" est scandé presque comme du reggae, un reggae électronique minimal sur lequel se greffent les grandes orgues du repos (le nom Noé signifie "repos" en hébreu), oh, pas un repos calme, un repos orchestral somptueux, avec des accès de gaieté un peu folle, d'où le retour d'un rythme sautillant qui a la douceur de la colombe.

  Un sacré voyage ! Un disque d'électronique visionnaire parfaitement abouti !

Paru en novembre 2021 chez Fabrique Records - Rough Trade / 10 plages / 55 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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