drones & experimentales

Publié le 1 Novembre 2022

All That We See or Seem

  Deux Poèmes épiques des Éléments

   « Lâchez, Vanha, la rage d'une tempête terrestre ! Détachez les éléments, ouvrez complètement le ciel ! Sur la Terre, laissez prévaloir une tempête incessante, afin que dans ma poitrine je ne ressente pas la misérable douleur. » (Eino Leino)

   Comment commencer normalement avec un tel disque ? Un double orage épique extraordinaire, qui traverse l'être et nous propulse dans le cœur grondant des Éléments...

   Ils ont osé prendre comme nom de groupe et titre de l'album un fragment du poème d'Edgar Allan Poe, A Dream within a dream, et ils sont bien fait. Tous les esprits et les démons sont là dans les deux longs morceaux de l'album, chacun autour de trente minutes. Le groupe réunit la britannique Ellen Southern (voix, enregistrements de terrain, percussions), le finlandais Gruth (concept, production, électronique) et la finlandaise Johanna Puuperä (autre voix, violon, synthétiseur modulaire).

   "Myrskymielellä" (Orageusement ou Une tempête dans l'esprit, d'après mon traducteur que j'améliore, j'espère...), le premier titre, est emprunté à un poème de 1891 écrit à l'âge de treize ans par le poète national finlandais Eino Leino (1878 - 1926). L'orgue plane au-dessus d'un magma composé de bruissements aquatiques, de mystérieux sifflements et de lambeaux de voix. C'est un orage qui tourne dans la nuit des Esprits. On entend des respirations, des émanations, des ébauches de mots. Les sorcières sont rassemblées, chuchotent, prononcent des formules incantatoires. L'atmosphère se densifie, se peuple peu à peu. Le violon pose ses plaintes et déchire le ciel, agité de tourbillons troubles. Une percussion lointaine scande le flux, tandis qu'une voix entame une lamentation ou une imprécation, entourée d'autres voix menaçantes, grinçantes. C'est absolument grandiose, je pensais à l'atmosphère foudroyée des disques de Carla Bozulich. J'ai pensé aussi au sublime Grá agus Bás de l'irlandais Donnacha Dehenny. Pour la manière de renouer avec la sauvagerie dévastatrice et dévastée de lointaines origines. Commence en effet alors une véritable cérémonie païenne dans un ciel saturé, parcouru de cliquetis, et des voix comme des comètes, des cris ancestraux, venus de si loin. Les percussions se déchaînent, le violon ressemble à un doudouk, les voix halètent, composent un chœur d'esprits infernaux pour une transe frénétique et magnifique, seule à même de combattre les tourments de la vie.

   Un autre fragment du même poème d'Edgar Poe, "A Dream Within a Dream", sert de titre à la seconde composition. Les fracas maritimes nous accueillent sur ce rivage, sur cette île inconnue. La mer est incessant déferlement, au milieu duquel le(s) violon(s) et les synthétiseurs brodent des variations délicates et majestueuses, tournoyantes et obsédantes. Plus rien n'existe que la beauté terrible des eaux et des ciels, célébrée par des voix libérées de tout vouloir dire, des voix de prêtresses inspirées. Comment ne pas penser à certaines musiques de Dead Can Dance, avec la voix de Lisa Gerrard ? C'est le même univers, la même façon de s'immerger dans le monde primordial, mais avec une différence essentielle : le trio prend le temps de l'épique, s'est donné les moyens musicaux d'une somptuosité à laquelle le duo britannico-australien n'est jamais parvenu, en dépit de très belles réussites. Ici, les voix angéliques hantent un espace immense, habitent une durée d'une densité confondante, celle des rêves qui ne finissent pas de nous tisser d'abîmes. C'est une musique authentiquement vertigineuse, bruissante des mondes disparus, des cohortes d'esprits errants comme des mouettes dérivantes dans le flot et les vents mélangés. C'est la procession infinie des fantômes que nous sommes dans l'Océan des Âges.

Une heure de beauté frémissante, solennelle ou sauvage.

Une réussite exceptionnelle. À l'évidence l'un des meilleurs disques de 2022.

Avec une photographie de couverture sublime, portail de ce monde dans lequel l'homme inconsistant est charrié comme les nuages !!

Paru en octobre 2022 chez Miasmah Recordings / 2 plages / 58 minutes environ

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Publié le 13 Octobre 2022

Darkroom - Fallout 4

   Le duo Darkroom, né à la fin des années quatre-vingt dix pour écrire une musique de film (Daylight, en 1998), a aujourd'hui plus de dix albums à son actif. Michael Bearpark joue de la guitare et des pédales, et Andrew Ostler manie synthétiseur modulaire et ordinateur. Fallout 4 est le quatrième album de la série Fallout (le numéro 1 sorti en 2001).

   Trois titres longs, entre presque quinze minutes et vingt-cinq minutes. Et pas une seconde d'ennui pour cette musique ambiante, atmosphérique, qui utilise intelligemment l'électronique pour nous plonger dans un univers sans cesse changeant, rythmé, chaleureux. Le premier titre, "It's Clear From the Air", commence par une belle introduction en glissendis superposés, doucement pulsés : c'est lumineux, tranquille, et vous voilà emportés dans un voyage coloré zébré de crissements de guitares, ondulé par les vagues de drones, de claviers et de guitare qui ne cessent de surgir. Quinze minutes de plaisir sonore !

 

Darkroom par Rob Blackham

Darkroom par Rob Blackham

   Le second titre, "Quaanaaq (Parts 1 & 2)", le plus long, part sur des phrases de guitare en boucle sur un fond de drones épais. D'une atmosphérique plus noire, il se développe lentement autour de textures plus troubles. Après trois minutes, un double battement percussif, l'un sous forme d'une sorte de jappement, fait décoller le morceau, de fait pas très éloigné d'une techno ambiante bientôt soutenue par une batterie synthétique, ou de la musique d'un groupe comme CAN, dont l'ingénieur du son des Lost tapes du groupe, Jono Podmore, a assuré la mastérisation de l'album. La matière sonore s'enfle, se tord en boucles obsédantes, dans un flux qui ralentit autour de treize à quinze minutes, pour se recharger de lumières cosmiques vacillantes et repartir sur un rythme apaisé en décrivant de grands cercles grondants dans lesquels se lovent les notes de guitare et des éclairs. Toute cette seconde partie est une comète hantée d'une vie minuscule et superbe, la guitare dansant très doucement dans les nuages lourds plombés de brèves zébrures. La grande classe, avec une fin extatique !

  Le dernier titre, "Tuesdays Ghost", est une longue dérive de guitares en virgules lumineuses, sur un fond cyclique de drones, ou inversement, le tout ponctué d'un battement profond plus ou moins espacé. On entend aussi des déformations électroniques de voix. Les sons graves montent, tournoient dans un ciel de plus en plus sombre. On est frappé par l'énergie farouche de ce flux parcouru d'incidents sonores, d'épaississements noirs, au tranchant trouble. C'est une musique exaltante, bouillonnante, au bord de l'explosion, qui pourrait durer toute la nuit. Du post-rock flamboyant, somptueux !

   De quoi ouvrir nos nuits sur l'énergie infinie. Un disque inspiré magnifique.

   

Paru le 25 août 2022 chez Expert Sleepers  /  3 plages / 42 minutes environ

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Publié le 28 Septembre 2022

Radboud Mens - Continuous Movement
Radboud Mens - Continuous Movement

   Radboud Mens ? Sous ce nom énigmatique (pour moi en tout cas), se cache un artiste sonore et compositeur qui travaille depuis 1982, qui a produit son premier album de drones en 1995. Depuis de nombreuses années, il conçoit lui-même ses propres instruments acoustiques, ses installations sonores. Il songeait depuis une vingtaine d'années à une sorte d'album total, combinant esthétique glitch, techno minimale, rythmes dub, ambiantes à base de drones. Il en résulte ce double album de seize titres. Fascinant !

   Je n'aime pas tout également. Le premier titre "Conversion" est d'une ambiante glitch peu emballante. Par contre, le titre suivant "Decay (Instant Gratification Mix)" est totalement envoûtant : une techno minimale à ras de drones, du reggae aplati qu'on pourrait écouter jusqu'à la fin des temps ! Le remix suivant "An Enabled Chord", est tout aussi convaincant, une ambiante de drones bien sourds, flamboyant noir dans les ténèbres piquetées de glitchs légers et de sons percussifs. "Cyclic Form (Remix)", conforme à son titre, est une longue traversée paresseuse de paysages arasés. Je préfère le suivant "Tongue (Remix)", une techno ambiante presque radieuse dans son implacable sérénité. "Convolution" a un côté buddien, en dépit des glitchs dansants, puis des éclats enchâssés dans la matière sonore mouvante, de plus en plus mystérieuse au fil de la pièce avec ses molles circonvolutions. Suit un "Continuous" très techno-dub, micro frétillant dans sa robe rapiécée : séduisant ! L'atmosphérique "Polyrythmic Ambient Drone (Remix)" ferme ce premier album avec une composition délicate, élégante, en apesanteur parfois : sur un tapis de vagues ondulées bien rythmées en douceur naissent de courtes virgules scintillantes sans cesse renaissantes. Très belle fin !

   Le second disque est nettement plus ambiant, avec parfois de curieux effets, comme dans "Release", qui prend des allures de raga indien, tant le riche bourdon libère des harmoniques chatoyants. "Start Again" élève sur les ruines d'un paysage sonore une forte pulsation hypnotique, dans un brouillard de textures discrètement exotiques. J'avoue que le rutilant "Again" me paraît très convenu. Passons. "Movement (Remix) " ne me séduit pas plus... Quant à "Again (Reprise)"... je me tais !

   Bref, deux disques qui à mon sens auraient pu fusionner en un, en gardant du deuxième "Modular", "Release" et "Start Again", et presque tout le premier, sauf le premier titre. Mais ce n'est pas à moi de refaire l'édition. Le chef d'œuvre, c'est "Decay (Instant Gratification Mix)", puis "An Enabled Chord (Remix), "Tongue (Remix)" et "Continuous", "Polyrythmic Ambient Drone (Remix)"...

Paraît le 10 septembre 2022 chez ERS Records /  2 cds / 16 plages / 57 + 47 minutes environ

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Publié le 22 Septembre 2022

Greg Davis - New Primes

   Imaginez une musique fondée sur les propriétés de composition des nombres premiers... Vous commencez à avoir mal à la tête ? Rassurez-vous, je ne rentrerai pas dans tous les détails. Rappelons que la musique a toujours été cousine des mathématiques, que cela plaise ou non. Le musicien électronique Greg Davis, originaire du Vermont, tire de ces séquences de nombres un réseau de tons sinusoïdaux purs. Le fondateur de la maison de disque Greyfade a découvert Greg Davis en 2016 dans la compilation The Harmonic Series (cf l'un des disques de cette compilation en plusieurs volumes, où il est question de Greg Davis et de la composition "Star Primes" qui l'a impressionné), consacrée par le label Important Records à l'intonation juste. L'utilisation d'ensembles de nombres premiers est apparue au musicien comme un moyen de développer des relations et des intervalles d'accord d'intonation juste et il travaille dans cette direction depuis 2008. Greg Davis précise : « Je commence par choisir une fréquence fondamentale pour chaque pièce et je multiplie cette fréquence par chacun des nombres premiers dans une séquence donnée pour déterminer les harmoniques au-dessus de la fréquence de base ». Les titres des pièces renvoient simplement au nom de l'ensemble des nombres premiers utilisé.

   Musique d'essence abstraite, et pourtant troublante. Des drones, des sons sinusoïdaux, c'est-à-dire pour notre oreille des sons en allée, qui planent et vrombissent doucement dans un halo d'harmoniques, traçant des courbes sonores très pures, presque suaves. Cette musique nous donne une idée de l'impalpable, de l'ineffable, tellement elle semble loin des contingences matérielles et humaines (ce qui n'est pas le cas : les ordinateurs travaillent, le compositeur est intervenu...). Chaque pièce a son atmosphère propre. Si "Sophie Germain" est à tous égards une épure, "Irregular" produit des tons plus troubles, donne une plus grande impression de profondeur, d'épaisseur, animé par des battements imperceptibles et des superpositions qui dramatisent le cours de la composition. "Proth" est plus grondant, plus nettement ondulatoire, parcouru par une pulsation vrillante.

   Avec "Pierpont", le bourdonnement des graves s'intensifie, la musique plonge dans un abyssal inquiétant. Certains sons s'élèvent de ce fond pour pulser longuement en des dissonances radieuses. "Cullen" s'envole très vite en effritements battants, porté par un puissant courant de graves, puis envahi de résonances troubles en longues ondulations scintillantes. Le dernier titre, "Euclid", repose sur des superpositions, des différences rythmiques sensibles. La composition foisonne, vertigineuse, littéralement saturée par les harmoniques dans tous les sens, au point de provoquer une sensation d'arrachement.

   Cette musique, non seulement nous enveloppe, mais elle nous absorbe et nous nie, dépouillée d'affects, ce en quoi elle est paradoxalement reposante... et envoûtante ! On ne peut s'empêcher en l'écoutant de penser aux compositions d'Éliane Radigue, quoique cette dernière joue davantage sur la durée et sur l'attraction subtile exercée sur l'auditeur vraiment attentif, alors que la musique de Greg Davis nous envahit, s'impose par sa densité lancée dans la nuit infinie.

Paraît le 23 septembre 2022 chez Greyfade / 6 plages / 39 minutes environ

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Publié le 9 Septembre 2022

Various Artists - Epiphanies

   Une fois de temps en temps, une compilation... Pourquoi pas ? Celle-ci est publiée par le label suisse (de Lucerne)  Hallow Ground, dont j'aime beaucoup le slogan d'intention : « Pour la Musique et l'Art qui mène aux visions » (For Music and Art that leads to visions). Beaucoup de monde sur ce disque très généreux. Des musiciens liés aux musiques électroniques, déjà connus sur d'autres labels comme Room40 représenté par Lawrence English ou Siavash Amini.

   Ce sont musiques de plénitude, gorgées de surprises sonores : électroniques, électro-acoustiques, drones, qui tentent d'approcher par le son le phénomène de l'épiphanie, manifestation d'une réalité cachée nous dit le dictionnaire. Aussi nombre de musiciens brouillent-ils les frontières entre acoustique et électronique, travaillent-ils les textures pour les densifier, suggérer une présence, un mystère au creux des sons.

   Impressionnant début avec "Baldaquin", du propriétaire du label Remo Seeland : un mur de drones se met peu à peu à laisser entendre d'autres couches sonores et à tintinnabuler sur la fin. "Peri-Acoustic-Feedbacks" de A. Frei est un titre étrange à base de raclements percussifs, de sons de cloches, de poussées de drones : un des joyaux de cette compilation ! Maria Horn signe un autre grand moment avec "Oinones Death pt 1", flûte à bec contrebasse et verre frotté : lamento somptueux !

   Dans le sillage de Maria Horn, le troublant "Withinside" de Atmosphere déroule des boucles d'orgue ou de synthétiseur, on ne sait plus très bien, émaillées de crépitements réguliers. C'est également superbe. "Kumo" de FujiIIIIIIIIIta combine les sons d'un orgue construit par ses soins avec un shō, orgue à bouche chinois, pour une pièce post-minimaliste tout en stries sonores... Lawrence English déchaîne les démons dans "Outside the City of God" en jouant des aigus tenus de son orgue avant de les recouvrir par un fond de drones et de draperies délicates. La toile électronique ondoyante de Samuel Savenberg dans "The Endless Present" se craquèle finement pour laisser le passage à d'étranges voix déformées accompagnées de quelques notes éparses. Siavash Amini, dans "Spuming Silver" fond des instruments à cordes dans des textures électroniques miroitantes pour créer une musique ambiante fascinante, lentement fastueuse.

  

   Nous n'en sommes qu'à la huitième piste... Et après ? C'est toujours aussi bon ! Magda Drozd signe avec "Suspended Dreams" une pièce mystérieuse pleine de grésillements, de lourdes et lentes percussions, une sorte de cérémonie exténuée s'enlisant dans les bruits. "Exerpt from Piano Study" d'Akira Sileas nous plonge à l'intérieur d'un instrument qui n'est pas un orgue, véritable moteur de drones ronflants, avec à l'arrière-plan de curieux craquements, les bribes d'une mélodie peut-être, une corde qui grince, comme les traces d'un occupant inconnu. Laurin Huber, sur "Puolipilvistä (Partly Cloudy)", suggère aussi une présence par des bruits divers d'objets familiers et de miaulements, bruits transcendés par des écoulements d'eaux et un flux mélodique de sons tenus. La juxtaposition de cette musique concrète avec la toile ambiante minimale est très belle, émouvante. On revient vers une pure musique ambiante avec "For Alice" de Norman Westberg : accords gras de guitares sur un fond lourd de bourdons. Fascinante abstraction minimale avec "Alternatio - Alternatio" de Miki Yui : ondes sinueuses, gouttes amplifiées sur une texture mouvante.

   Le pianiste et compositeur Reinier van Houdt, interprète notamment de Dead Beats d'Alvin Curran, et dont j'ai chroniqué récemment le magistral double album drift nowhere past / the adventure of sleep, donne avec "Dream tract" sans doute le plus beau titre de cette riche compilation : une somptueuse rêverie électro-acoustique à la fine granulation ponctuée de frappes percussives sourdes, de clapotements et d'indices de présence, avec, dans la seconde moitié, une montée onirique extraordinaire de sons brouillés et de vagues synthétiques à l'arrière-plan. Valentina Margaretti utilise les percussions pour un étrange ballet d'invisibles : frottements, roulements sourds, frappes discrètes, créent une atmosphère surnaturelle. Quant à Martina Lussi, son "Losing Ground", dernier titre de l'album, est un tapis mouvant de froissements sur un fond immobile d'orgue, dont surgit peu à peu un fragment mélodique en boucles serrées, envahi à la fin par des voix synthétiques. Aussi une des très belles Épiphanies de cette étonnante compilation d'un label si bien nommé, Sol Sacré (Hallow Ground) !

Loin d'être un fourre-tout, cette remarquable compilation rassemble des expérimentations sonores qui ne cessent de nous surprendre, nous envoûter en suggérant un ailleurs déjà là entre les plis !

Paru en novembre 2021 chez Hallow Ground   /  16 plages / 1 heure 18 minutes environ

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Publié le 9 Août 2022

Maninkari - Inner Film

  Chasse mystique

   Pour ce nouvel album, Frédéric et Olivier Charlot, alias Maninkari, ont utilisé deux synthétiseurs, un Kontakt et un Korg Wavestation. Ils ont mélangé plusieurs orgues d'église, ajouté des sons de voix symphoniques mélangées à des sons de hautbois, d'harmonium, des réverbérations et des distorsions. Entièrement composé, il a été enregistré chez eux. Et ils sont aux claviers d'un bout à l'autre !

   Je vous conseille de lire d'abord le texte de présentation sur bandcamp. Il commence ainsi : « Je pris la fuite avec toi, femme inconnue, dans cette ruelle ombragée et presque sinistre.» Pas de grand discours sur la musique, les intentions. Car la musique nous prend, nous emporte, dans un labyrinthe infini de boucles. Ce film intérieur est passionnel avant tout. Tandis qu'un orgue joue une boucle vive, aiguë, ad libitum, l'autre fait entendre des sons graves parfois longuement tenus, puis des sons boisés, des voix peut-être, surgissent dans les corridors du palais des miroirs, la fuite continue, la poursuite, la chasse. On ne sortira plus, la boucle est un sortilège. Il y a là comme une beauté sauvage, écrasante. Écoutez le disque à plein volume !

   Chaque titre apporte son lot de variations à cette première composition, non titrée comme les suivantes. La poursuite reprend. Le bal des drones se creuse, la mélodie se fait toujours plus sublime dans sa simplicité répétée. Musique prodigieuse. « Je cherche à être en toi, irradier l'amour. », phrase finale du texte de présentation, donne une des clefs de cette musique. Frédéric et Olivier sont deux derviches tourneurs, deux mystiques égarés en ce bas monde. Leur musique aspire à remonter, à brûler, dans un mouvement spiralé, dans un magnifique tuilage de couches ascendantes.

   Le titre trois correspond à une sorte d'affolement de la biche poursuivie dans les sombres forêts. Tout s'épaissit, les textures semblent se rayer, Tout devient hallucination terrassante. Et la poursuite reprend en quatre, aigus vrillés, tremblés, tandis que les drones implacables sont d'une redoutable sérénité. Lorsque j'écris « la biche », il faut comprendre l'absolu, l'amour, qui nous entraîne toujours plus loin. La partie cinq semble revenir à la deux, mais avec des réverbérations, des granulations, des tremblements. La boucle répétée résiste aux efforts de l'ombre, échappe aux forces descendantes, aplatissantes, qu'elle fait exploser de l'intérieur, dirait-on. Un harmonium enrayé se mêle à la poursuite en six, la boucle plus serrée, rapide et inaccessible irradie des strates de lumière qui font taire un moment les graves. Les deux voies sont en cours de fusion, s'enlacent dans une extase flamboyante d'une somptuosité sonore extraordinaire. Aussi peut-on entendre le dernier titre comme des noces mystiques. La biche danse sa joie au milieu du buisson de drones qui lui sert de couronne et de rempart contre la laideur extérieure.

   Un film intérieur totalement envoûtant !

Pas d'extrait sonore en dehors de bandcamp (voir ci-dessous)

Paru fin avril 2022, Autoproduit /  7 plages / 36 minutes environ

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Un extrait d'un album antérieur...

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Publié le 24 Mai 2022

Jana Irmert - What Happens at Night

   D'avant ou d'après l'homme...

   Artiste sonore travaillant à Berlin, Jana Irmert, récompensée par le prix allemand de la musique de film documentaire en 2019, me poursuit ! J'avais consacré un article à son disque précédent, The Soft Bit. Je regrette la brièveté de ce cinquième opus chez Fabrique Records, 28 minutes pour quatre titres. Mais j'ai accroché, à nouveau, dès la première écoute. Particules, cendres, poussière dans la rouille du temps, strate : la traduction française des titres est une bonne entrée dans son univers. Elle dit elle-même être tombée hors du temps, « sur une planète à laquelle nous sommes un ajout très récent ». L'électronique lui permet de juxtaposer de nombreuses strates pour nous propulser dans un ailleurs étrange. Des oiseaux métalliques criaillent, des cloches sonnent, un orgue pousse ses drones, tout tourbillonne, c'est "Particles", le premier titre de presque neuf minutes. Des battements sourds traversent l'espace sonore, des matières remuent, témoignages d'une vie énorme, informe. Jana Irmert excelle à créer une bande-son à un monde magnifique et effrayant en ce qu'il semble n'avoir aucun rapport avec l'homme. C'est une musique d'avant ou d'après l'homme, la musique d'une nuit immémoriale, abyssale.

   On entend bien des raclements dans "Ashes", mais s'agit-il de pieds humains frottant sur le sol ? L'orgue dédoublé balbutie une mélodie pathétique, sépulcrale, sur un fond de clapotis, de glissements de terrains. Il ne restera de nous que des cendres... "Dust in the Rust of Time" : traces de voix tremblées, grelottantes, à peine des voix dans les sous-sols encombrés, parcourus d'une pulsation profonde et d'autres souvenirs de voix pour tapisser cet infra-monde. Lieux hantés à l'inquiétante beauté mi-liquide, mi draperies de drones et de poussées particulaires. On retrouve les voix tremblotantes dans "Stratum" : fuient-elles un monde en train d'exploser, dans lequel font irruption des trombes louches ? Nous sommes au cœur des roches, des laves, dans les strates de l'espace-temps, tout se fissure, tout chute. Au cœur du Mystère, nous frémissons devant la beauté terrible de l'énigmatique Éternité. Vanitas Vanitatum et Omnia Vanitas...

   Cette musique est fabuleuse ! Une splendeur à écouter dans le noir, au fond d'un puits métaphysique, pour guérir notre orgueil.

Paru en avril 2022 chez Fabrique Records / 4 plages / 28 minutes environ

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Publié le 18 Mai 2022

Maria Moles - For Leolanda

   J'avais sélectionné ce disque, puis il a été relégué dans la file d'attente, sans doute à cause du premier titre, d'une ambiante électronique assez convenue m'a-t-il semblé alors. Un peu par hasard, en faisant de la photographie, j'ai réécouté les quatre titres de l'album. Enthousiasmé par les titre suivants, me voilà parti pour un petit article !

   Maria Moles est une percussionniste et compositrice australienne. Dédié à sa mère Leolanda, le disque part de ses racines familiales aux Philippines pour combiner le rythme et le timbre des diverses musiques de ce pays avec des percussions, un synthétiseur et des bols chantants, des cymbales à archet et des cloches, associant donc éléments électroniques et acoustiques. Elle s'inspire  de la musique Kulintang de ces îles.

Maria Moles par Nick McKinlay

Maria Moles par Nick McKinlay

   Le premier titre, "River Bend", est à dominante de synthétiseur, très ambiant, les touches acoustiques modestes, enfouies dans la masse électronique ondulante. Bon morceau, certes, mais à mon oreille assez conventionnel. Le disque devient passionnant avec le second titre, "In Pan-as", hommage indirect à sa mère, qui lui avait demandé de disperser ses cendres après sa mort sur la ferme Pan-as où elle jouait régulièrement. Elle a tenté d'écrire un rituel en partant de l'écoute de l'album Muranao Kakolintang - Philippine Gong Music, construisant la partie batterie qui ouvre le titre à partir d'un rythme entendu sur cet album. Le synthétiseur vient greffer sur le rythme hypnotique un vent de fond mystérieux qui envahit le premier plan lorsque la batterie cesse son battement. Les drones vibrants sont parcourus de touches percussives, de cloches, et dès ce moment, on sait qu'on se trouve dans un grand disque inspiré. Les bols chantants instaurent un dialogue avec les autres percussions, créant un carillonnement lent, espacé, de toute beauté. Quel magnifique rituel pour rendre hommage à un mort cher ! Des traînées électroniques, des frottements de cymbales accentuent le côté spirituel, immatériel, de la composition, dentelle diaphane sur le silence.

   Inspiré par la tribu du même nom, "Mansaka" est tout aussi fascinant. Cercles de synthétiseur auxquels répondent en écho comme des chants synthétiques : envoûtement garanti ! Peu à peu, des éléments acoustiques s'enchâssent finement dans ces tournoiements chatoyants, cliquetis léger tel un bracelet en mouvement, puis les percussions se déchaînent pour une transe de résonances. Un deuxième chef d'œuvre ! Le dernier titre, "Distant Hills", est le plus ouvertement exotique, avec ses percussions évoquant un orchestre gamelan (l'Indonésie n'est pas loin). Là encore, Maria Moles marie les harmoniques des percussions et celles du synthétiseur, qui joue le rôle d'un cocon résonnant.

   N'hésitez pas à franchir le premier titre, tout à fait écoutable d'ailleurs, pour découvrir ce beau disque très original ! Une musique électro-acoustique délicate et prenante, forte.

Paru fin janvier 2022 chez Room40 / 4 plages / 37 minutes environ

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