drones & experimentales

Publié le 23 Novembre 2023

Martina Berther / Philipp Schlotter - Matt

Née en 1984 en Suisse, Martina Berther est une bassiste électrique polyvalente, touchant aussi bien à la pop, au punk, aux musiques expérimentales et à l'improvisation libre. Sur l'album, elle est aussi à l'orgue, en plus de sa basse électrique. De son côté, Philipp Schlotter, dont je ne sais quasiment rien, joue sur ce premier disque avec Martina du synthétiseur et de l'orgue. L'album a été enregistré en quatre jours dans le village suisse de Matt qui a donné son nom à l'album.

   La première et plus longue pièce avec plus de quatorze minutes, "Unruhe", est fondée sur le système dodécaphonique. Elle juxtapose à intervalles réguliers des notes tenues, mêlant orgue d'église et synthétiseur. C'est une composition hiératique, austère, tout à fait hypnotique à la longue, dans cette alternance de notes, de niveaux sonores, que rien ne vient déranger. Aussi le titre "Unruhe" (agitation, trouble) peut-il sembler paradoxal. L'agitation est toute intérieure, les notes tenues se développant en ondulations, vaporisations luminescentes. Le trouble peut aussi évoquer la réaction de l'auditeur à cette écriture minimale et à l'atmosphère désolée qui en résulte. C'est en tout cas d'une beauté terrible.

   Les titres 2 et 4, "LFO1" et "LFO2", pour drone d'orgue et synthétiseur, superposent ou alternent les deux sources dans un tissage serré de variations. Tous les sons semblent courbes, pris dans une infinie giration trouble, donnant l'impression d'une descente en apesanteur, au bord de la dématérialisation, de la dissolution. Ce sont deux fascinants lamentos crépusculaires pour une fin des temps. "Gallia" (titre 3) et "Frachter"(titre 5), pour orgue et basse électrique préparée, sont basés sur le même enregistrement, joué des vitesses différentes. Alors que les autres pièces n'avaient pas d'aspérité, celles-ci paraissent plus fracturées, avec des sons plus rugueux, bruts. "Gallia" évoque une musique industrielle ralentie, aux angles un peu émoussés, comme une machine atteinte de pneumonie, peinant à réaliser sa tâche. "Frachter", plus brutal dans ses profondeurs grondantes, se fait franchement inquiétant, dialogue implacable entre l'orgue et la basse qui en viennent à se confondre presque dans les abysses, musique funèbre pour l'ouverture des sépulcres lors d'une épaisse nuit.

Une musique expérimentale étrange et noire, d'une sévère beauté.

Paru fin septembre 2023 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 5 plages / 39 minutes environ

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Publié le 3 Novembre 2023

Christina Giannone - Reality Opposition

   Américaine installée à Brooklyn,  Christina Giannone, artiste sonore et compositrice, signe un second album chez Room40. De nouveaux murs sonores, animés de vagues de dissociation. Sa musique est naturellement cosmique, épique, mais dans le même temps concrète, travaillée par des flux de particules.

   L'extraordinaire second titre me hante depuis un moment, d'où l'article que j'écris. Derrière le mur s'entend comme en filigrane un ouragan grandiose, voilé, gravillonné, d'une stupéfiante beauté trouble : voilà une ambiante hantée (comme moi !), loin des ronronnements d'une certaine ambiante. Christina Giannone, c'est du Nicolas de Staël viré au noir par Pierre Soulages, et recouvert d'épaisseurs à demi opaques, vivantes. De la musique industrielle enfermée dans un macrocosme aplati, au point de se changer en hymnes à la Matière éternelle, secouée, pulsée par des vents incessants.

   Le titre éponyme, "Reality Opposition"(titre 4), évoque le bouillonnement interne d'une matière noire, une fantasmagorie d'ombres sifflantes, effilées comme des lames, crantées comme des rabots, évoluant dans une forêt en pleine putréfaction. La belle vidéo d'Emma Northey insiste sur la dimension fantomatique de ce ballet d'apparitions-disparitions. De titre en titre, Christina Giannone dessine une identité cosmique qui donne son titre à la dernière pièce, sorte d'opéra ventriloque de l'espace, d'une grandeur sombre et hiératique, comme le chant sacré, le cantus absconditus de l'Infini.

    Avec ce disque d'une sauvage beauté, Christina Giannone prouve qu'elle est désormais une artiste majeure de la musique électronique.

Paru en juillet 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 5 plages / 53 minutes environ

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Publié le 11 Octobre 2023

Thomas Köner - Daikan
   Radieuse ultranoire

    Fallait-il un article (même bref) pour signaler cette reparution d'un album sorti en 2002 ? Et près d'un an après sa réapparition ? Je me suis dit que l'idée de retard ne convenait pas ici, d'autant que le disque m'a rattrapé, par surprise, parce qu'enfin je l'ai écouté dans de bonnes conditions, d'affilée. J'avais déjà beaucoup apprécié Nuuk, publié en 2021 sur le même label. J'y renvoie les lecteurs pour la présentation de Thomas Köner.

    « Daikan », en japonais, signifie « le plus froid » ou « la période la plus froide de l'année ». Thomas Köner s'intéresse au froid, car il lui semble qu'il faudrait refroidir le monde au moment où la terre se réchauffe, où les activités humaines conduisent à une surchauffe généralisée de nos tempéraments, de nos affects. Sa musique s'enfonce dans les couches les plus glacées pour débusquer la profondeur du temps vivant dans la glace. Elle prend son temps. Trois longues incursions au cœur du blanc qui est aussi le cœur du noir, pour réapprendre à l'oreille à écouter, derrière l'apparente monotonie, la vie tapie telle un gigantesque fossile qui respirerait encore. Chaque version de Daikan (les trois pièces sont titrées respectivement "Daikan A", "Daikan B" et "Daikan C") est comme une symphonie monochrome d'ambiante sombre et minimale, ou si l'on veut de techno allongée jusqu'à ramper dans des souterrains de glace. En raclant le fond des graves, la musique devient radieuse, radieuse noire, évolue comme des essaims d'étourneaux formant ce qu'on appelle un soleil noir aux mouvements amples et lents, d'une majesté impressionnante. Elle prend parfois la forme d'une respiration énorme, ambigüe, à la limite de la Vie et de la Mort, en fait hors du Temps orienté, dans le temps de l'Éternité sans aucun point de repère extérieur. Pourtant ce n'est pas une musique claustrophobe, ni inquiétante. C'est la musique du Repos essentiel sous l'agitation humaine effrénée, la murmuration illuminante inverse du Temps retrouvé...

   D'une absolue beauté ! Pour auditeurs patients et concentrés...

  Cette reparution est accompagnée d'un inédit, Banlieue du vide, œuvre audiovisuelle conservée seulement dans quelques musées, par exemple au Centre Beaubourg à Paris, œuvre secrète récompensée par le Golden Nica du Prix Ars Electronica en 2004, dans la catégorie Musiques Numériques. Banlieue du vide est le résultat de mois d'observations ponctuelles dans le cercle arctique finlandais, montées dans une sorte de ralenti irréel. Le vide éventuel y apparaît alors comme rempli des bruits passés.

(Re) Paru en novembre 2022 (numérique) et février 2023 (physique) chez Mille Plateaux (Frankfort, Allemangne) / 4 plages / 1 heure et 7 minutes environ

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Publié le 4 Octobre 2023

Yann Novak - The Voice of Theseus

   Artiste interdisciplinaire et compositeur installé à Los Angeles, Yann Novak poursuit une carrière qu'il dit marquée par les différences de perception qu'il vit en tant que daltonien partiel, dyslexique et sujet à des acouphènes. Les fois précédentes, il travaillait une musique électronique aux drones impressionnants, y ajoutant parfois des enregistrements de sa voix qui ne chantait pas vraiment. Cette fois, il a demandé à deux de ses chanteurs préférés, Gabriel Brenner et Dorian Wood, de l'aider dans une expérience de manipulation de leurs voix enregistrées.

Jusqu'à quand reste-t-on une même entité ?

   Yann Novak est parti de l'histoire de Thésée qui, en tuant le Minotaure sur l'île de Crète, sauve les enfants athéniens victimes de sa voracité. En mémoire de cet exploit libérateur, les Athéniens entreprennent un pèlerinage à Délos avec le navire de Thésée. Avec le temps, le bateau se détériore, il faut le réparer, pièce après pièce, si bien qu'à un moment on peut se demander si c'est bien encore le navire de Thésée qui accomplit le voyage commémoratif. D'où l'expérience dont je parlais : que reste-t-il de l'identité des voix initiales au fil des manipulations, jusqu'où peut-on aller ? Ce qui est une tentative pour lui de réfléchir aux différences de perception entre lui et les autres, et plus largement entre nous. Aussi la bonne écoute consiste-t-elle, particulièrement pour ce disque, à écouter les morceaux d'affilée : à cette condition seulement, on appréciera les modifications, altérations, en effet très sensibles entre le premier titre, "A Monument to Oblivion" et le titre 7 par exemple, "The Inevitability of Failure".

   Rassurez-vous : il n'est pas nécessaire de se référer à l'expérience évoquée ci-dessus pour apprécier ce disque, de même que vous pouvez oublier les inquiétudes de Yann Novak. The Voice of Theseus confirme le talent d'un grand compositeur. Yann se lance, après des albums relativement brefs, dans une sorte d'oratorio pour voix et électronique. Et c'est de toute beauté !

   Au départ, dans "A Monument to Oblivion", il y a les voix pures, en polyphonie quasi médiévale, avec une ponctuation rythmique espacée, mais forte, et déjà une  électronique dont on ne sait pas très bien dans quelle mesure elle contient des voix, déformées. Les deux cheminent de concert... De titre en titre, les voix sont modifiées, puis se fondent jusqu'à disparaître à peu près (on n'en est pas très sûr !) dans le dernier, "We Went out, Not with a Whimper, but a Whisper", titre qui joue de la paronymie entre "Whimper"(gémissement) et "Whisper"(murmure) : il suffit de presque rien pour que le tout soit changé en un autre. Ce "presque rien" est au cœur des compositions. À la fin, les voix sont vaporisées, fondues, méconnaissables ... et troublantes. Entre les deux, drones, orgue et synthétiseurs tissent des toiles somptueuses, enchâssent les voix comme on enchâsse les bijoux. On traverse le substrat (titre 3 : "Traversing the Substrate") pour rentrer dans un espace vibratoire suave, aux amples pulsations. Comment ne pas être séduit ? Le court titre 4, "Interlude - The Translator", nous plonge en milieu maritime, avec un étrange oiseau au chant étranglé, caverneux, peut-être comme une pythie antique, pour nous conduire au pays de la lumière, "Super Coherent Light" (titre 5). Des textures mouvantes de synthétiseur, d'orgue, s'animent d'un battement régulier, puis les voix reviennent dans un crescendo puissant, des voix liées en gerbes vocales, et non plus individuelles, pour contribuer au sfumato sinueux de la fin de la pièce.

    Arrivés à "Patterned Behavior", on navigue sur les sommets : morceau à la Jocelyn Pook (le bal masqué chez Stanley Kubrik...), tout en drones troubles autour d'une voix à peine distincte de la trame. L'espace sonore se fait tapis de frottements, friselis froissés, voix archangélique comme rentrée en elle-même : c'est le sublime "The Inevitability of Failure", la musique semblant se fissurer, se fracturer en micro grains au long d'une série d'ondulations tremblées. Ballet de drones bien opaques, "Seeing Light Without Knowing Darkness" a la majesté d'une avancée aveugle, inconsciente, et grandiose, avec ses enveloppes striées, tandis que des voix perchées incantent la stratosphère, et c'est le dernier titre, déjà évoqué, suite d'ébranlements nébuleux aux portes d'une lumière qui semble toujours se dérober sous les coups de butoir de forces obscures.

   Une réussite envoûtante !

Paru début juillet 2023 chez Room40 / 9 plages / 45 minutes environ

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Publié le 28 Septembre 2023

Transtilla - Transtilla III

      Transtilla bouscule mes prévisions de publication ! Ils passent en force, en urgence ! Transtilla, c'est le duo formé par deux musiciens néerlandais que je connais bien, Anne-Chris Bakker et Romke Kleefstra (l'un des deux frères). Du premier, je me souviens du choc de Weerzien en 2012, puis de Tussenlicht en 2013, de sa collaboration avec l'anglais Andrew Heath sur Lichtzin en 2018 puis a gift for the ephemerist en 2019, et bien sûr de sa participation au trio qu'il formait avec les deux frères Kleefstra, Romke et Jan, par exemple sur le magnifique Sinne op'e Wangen en 2014, de son appartenance à Piipstjilling avec un autre néerlandais fondamental, Machinefabriek (dont je ne parviens pas à suivre les publications...). Du second, je viens déjà de parler, il me resterait à mentionner l'aventure de The Alvaret Ensemble dont les deux frères ont fait partie.

Sous le signe de l'incandescence

   Je les retrouve sous un jour musical un peu différent. Les toiles délicates, ambiantes, méditatives, ont cédé la place à une musique bouillante, brûlante. "Ferlern" ("perdu" en frison, la langue des frères Kleefstra) donne le ton : guitare saturée, drones rageurs, c'est une coulée magmatique puissante qui nous transporte loin ! "Paesens" ("des pays" en frison) commence comme finissait Weerzien : un ailleurs de glace trouble, mais vite soulevé par une force irrépressible, tout explose dans un brouillard hachuré, zébré, la guitare déchirée dans un mur de drones. Une claque magistrale ! La musique ambiante est ici court-circuitée par un post-rock flamboyant. "All Love Lost", au titre si romantique, est une descente aux enfers dans des giclées de gaz. De la musique au chalumeau, avec des drones tournoyants, épais, puis des nappes somptueuses léchant les murs de l'abîme, des vagues immenses, tout le rayonnement de Lucifer vous enveloppant de velours noir pour une plongée infinie dans le fourmillement de la matière. Titre absolument sublime !

   Après ces tempêtes, les deux titres suivants paraissent plus calmes. "Petre de la Meuse" déploie une falaise radieuse de boucles de guitare et de textures électroniques, parcourue de trajectoires montantes, comme une musique jetée à l'escalade du ciel, cette fois. Après les abîmes, l'empyrée... Quant au dernier, "Sketch for Paul", c'est une merveille de délicatesse extatique, violon et guitare au centre d'un foyer d'une extraordinaire intensité dans un accelerando et crescendo fabuleux, libérant des millions d'esprits avant de se résorber dans le néant primordial...

   Le miracle d'une musique ardente, illuminée par une énergie...infernale ou/et céleste !

Paraît le 29 septembre 2023 chez Midira Records (Allemagne) / 5 plages / 43 minutes environ

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   N'ayant pas d'extraits musicaux en dehors du bandcamp, je vous propose une incursion dans Transtilla II...tout aussi recommandable, moins débordant que le III, mais superbe !

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Publié le 20 Septembre 2023

Zimoun - ModularGuitarFields I-VI
Foisonnement épique

   Connu pour ses installations à grande échelle de bruit et mouvement orchestrés, l'artiste suisse multi-disciplinaire Zimoun publie chez 12K un disque qui rompt avec la quiétude, la fragilité des productions de cette maison de disque (voir l'article précédent à propos du duo Illuha, par exemple). Modular Guitar Fields I-VI combine les sons d'une guitare Ténor Baryton, d'une sélection d'éléments provenant d'un synthétiseur modulaire et d'un amplificateur Magnatone des années 1960. La courte section IV mise à part , autour de une minute, les cinq autres sont amplement développées, entre dix et seize minutes.

  Six paysages sonores en perpétuel mouvement, six immersions dans des espaces grandioses, peuplés de drones épais, d'éclairs fulgurants, de hoquets, de collisions. Six voyages au cœur d'une densité aux micro-variations multiples, ce que la couverture illustre très justement. D'ailleurs sa devise, explorer la complexité à travers la simplicité, relève de l'esthétique minimaliste, comprise comme un moyen de donner à la musique une dimension à la fois organique et spatiale, mêlant microcosme et macrocosme pour nous prendre dans les filets brouillés d'une trame hypnotique. L'univers du disque est en effet flou, un flou d'un psychédélisme vertigineux, marqué par de longues traînées granuleuses, sourdes, de brefs et répétés courts-circuits : la musique ne cesse de se recréer dans une ébullition sombre et farouche, magmatique. L'osmose entre la guitare, le synthétiseur modulaire et les jeux d'amplification débouche parfois sur des tapisseries sonores chatoyantes, comme dans la section III, particulièrement répétitive, plus dans le genre 12K  par sa fragilité élégante, cependant peu à peu envahie par des granulations, une densification et un assombrissement des textures menant à un finale à frémir et à la courte quatrième section déchirée, dévastée d'échos, elle-même prélude à la cinquième, épique et flamboyante, aux colorations somptueuses. Toutes les sections sont enchaînées, d'où un continuum exaltant, fabuleux.

   Un disque magistral, d'une sidérante beauté !

Paraît le 22 septembre 2023 chez 12K / 6 plages / 1 heure et 4 minutes environ

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  En complément, comme je ne trouve rien d'autre à vous faire entendre que le bandcamp, retour sur son disque précédent, Guitar Studies I-III, paru en 2022 chez Room40, vous ne serez pas déçus... Chaque étude dure autour d'une heure, la longue durée n'ayant jamais effrayé les minimalistes, au contraire.

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Publié le 6 Septembre 2023

Flocks - Flocks

   Flocks est un duo atypique formé par le spécialiste des drones Werner Durand et Uli Hohmann. Tous les deux, grands connaisseurs des musiques extra-européennes, créent des instruments : Werner des vents (ur-sax, clarinette bourdonnante, neys et cors en PVC), Uli des cordes (branchées, martelées, à archet). Werner joue aussi du saxophone ténor, de la kalimba soufflée, de la harpe à bouche et des drones, et Uli des tambours sur cadre, de la kajira indienne (autre petit tambour sur cadre), du riq (instrument de percussion classique au Moyen-Orient) et de l'électronique.

Flocks - Flocks

   Leur musique est donc à la confluence des musiques traditionnelles orientales ou africaines, et des musiques expérimentales-électroniques à base de drones. On peut penser à Jon Hassell, qui, avec son jeu de trompette influencé par la musique classique indienne et les effets électroniques greffées sur elles, est justement fondateur de la "Fourth World Music".

   Le premier long titre (20 minutes), "Quicksand" (Sables mouvants), est tout à fait hypnotique, avec sa nappe de drones d'orgue sur laquelle le saxophone déchiré se tord, souffle au rythme de diverses percussions. Formidable musique de transe, quelque part entre la musique soufie et Ash Ra Tempel !

   "Convergence", un peu moins long (autour de quinze minutes), est au début plus expérimental, électronique, mêlant drones électroniques et drones de clarinette notamment. Titre vibrant, plus sombre, il joue de longues notes tenues, est parcouru de zébrures comme autant d'appels inhumains, glisse dans des graves profonds. On baigne dans le doux balancement des textures, vers la sérénité de l'abandon. Le court dernier titre (un peu plus de six minutes), "The Hunter", après une introduction calme, s'anime autour de chuintements de ney (?) et de plaintes de saxophone bouché : quel chasseur dans des plaines arides traque des bêtes apeurées ? La chasse, c'est sûr, ne finira jamais...

   Vous ne sortirez plus des sables mouvants, ni des chasses infinies...

Paru fin août 2023 chez Zéhra (Berlin, Allemagne) / 3 plages / 42 minutes environ

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   En 2017, Werner Durand avait sorti avec la chanteuse de drhupad Amelia Cuni et Uli Hohmann un disque déjà appelé Flocks... Extrait ci-dessous.

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Publié le 31 Août 2023

Siavash Amini - Eidolon
Multiple splendeur

   Le compositeur iranien Siavash Amini devient un habitué de ces colonnes. Après A Trail of Laughters (son second disque chez Room40, en 2021) et Songs for Sad Poets en collaboration avec l'écrivain new-yorkais Eugene Thacker (chez Hallow Ground en septembre 2022), Siavash Amini revient chez Room40 pour Eidolon, un disque composé de trois titres, qui approfondit ses recherches autour de l'accordage, des timbres. Il se dit obsédé par la théorie de Safi-Al-Din Urmavi (musicien érudit mort à Bagdad, connu pour sa division de l'octave en 17 tons) sur l'accordage, le rythme, le maqam, ce qui le conduit vers une musique microtonale, spectrale. L'illustration de couverture renvoie à quelque chose qui le travaille : comment exprimer une apparition, c'est-à-dire une image apparaissant et disparaissant l'instant d'après, laissant subsister un doute quant à sa réalité ? Il mentionne d'ailleurs les dessins d'Odilon Redon, maître en peinture des apparitions, de tout une imagerie fantastique parfois d'une inquiétante étrangeté, comme aurait dit Sigmund Freud. Une image en somme entre conscient et inconscient, flottante, susceptible de métamorphoses. Donc une musique elle aussi flottante, aux textures fluctuantes, avec des chevauchements, dans laquelle quelque chose fait sentir sa présence, en rapport avec les autres obsessions de Savash, l'obscurité, la lumière et la mort.

    Trois titres entre plus ou moins dix et quinze minutes. Le premier, "Ortus", c'est l'origine, l'eau, les bruits, un chaos sonore, et c'est aussi hortus, le jardin, le jardin des origines. Peu à peu le chaos laisse sourdre des coulées de musique. Électronique, oui, et en même temps traditionnelle, on croit reconnaître des instruments anciens dans ces affleurements, aussi comme des halètements soufis. Après quelques jets de sons vaporisés, c'est la source pure, transparente, tremblante. Elle se répand en ondes fluides, en arabesques diaphanes. Musique transcendante de nappes superposées. Irisations, cascades intérieures, la beauté fragile de la merveille.

  "Instantia" surprend par son caractère plus compact : unissons tenus de cordes synthétiques et d'orgue. Comme une corde, un tressage serré, pour monter ou rester suspendu dans le vide. Puis la musique change abruptement, pour une autre corde plus fine : on est dans les arcanes microtonales. Un rideau bouge lentement, dévoile d'autres sons, des « hurlements » de loups électroniques avec échos. Nous sommes entrés dans une caverne, habitée par des créatures inconnues. Quelque chose nous happe, menace de nous submerger, une force tellurique à peine tourbillonnante, elle irradie dans le noir, et c'est au fond très doux...

   "Relictio" : il faut s'abandonner au continuum, se perdre dans le son, ne pas craindre les jaillissements, les absorptions, les disparitions. Derrière, il y a tout un monde enfoui, concassé, broyé, et pourtant de ce magma il émet encore jusqu'à nous. Il fourmille, rayonne, se lève dans un vent immémorial, disparaît. La musique se fait chuchotis, se laisse envahir par une splendeur de sable illuminé d'une infinie suavité.

  Siavash Amini utilise la musique électronique microtonale comme un romantique contemporain, passeur d'une beauté fantôme image d'un paradis perdu, d'où le titre de son magnifique album.

Paru début juillet 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 3 plages / 36 minutes environ

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