musiques ambiantes - electroniques

Publié le 7 Novembre 2019

Machinefabriek (4) - With voices

   L'homme aux machines de Rotterdam, Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek, élargit toujours davantage son univers sonore. Au carrefour des musiques électroniques, ambiantes, expérimentales, il utilise tout ce qu'il trouve, cassettes audio, générateurs de sons, sons enregistrés, qu'il combine avec ses synthétiseurs et autres possibilités offertes par l'électronique, pour créer, sculpter, une musique à la fois très élaborée et au potentiel émotionnel incroyable. Cette fois, comme le titre l'indique, il travaille avec les voix en orfèvre, en joaillier : il monte les voix pour les sertir dans une polyphonie électro-acoustique extraordinaire.

   « L'idée était que chaque chanteur, intervenant vocal, fasse ce qui lui vient naturellement. L'élément d'imprévisibilité était important pour moi. » précise Rutger. La voix peut chanter, dire un texte, émettre des sons inarticulés : le compositeur se charge de sa mise en valeur, en traitant chacune d'elle selon ses particularités sonores. Les huit titres sont construits à partir de huit voix différentes.

   Atmosphère éthérée pour "I", la voix de Terence Hannum, artiste visuel et musicien : la frontière entre voix humaines et voix de synthèse est inaudible. Nous sommes dans un vaisseau spatial assailli par des perturbations, et qui reprend sa route, son sillage de plus en plus étoffé de drones et de voix démultipliées, de distorsions rauques, qui percute parfois un nuage de particules pour mieux rebondir, foncer dans les textures granuleuses, forer dans le tissage devenu immense des voix. Quelques fragments mélodiques fournis par la chanteuse néerlandaise Chantal Acda sont incorporés dans une sorte de rituel annoncé par des percussions répétées en début de morceau, enrobées par des vagues de synthétiseurs. La voix est diffractée, les segments vocaux fracturés et montés en parallèle, en écho, le tout dans une forge grondante dont les murs s'éloignent sous des poussées sourdes. La douceur des voix féminines semble peu à peu triompher de forces noires, et l'on entend comme le râle de voix masculines basculant dans le néant. Terrifique, cette musique ! On retrouve la voix du compositeur et chanteur américain Peter Broderick, qui a déjà travaillé avec Machinefabriek, notamment pour ce chef d'œuvre qu'est Mort aux vaches, sur le titre III. Peter semble hébété, pousse des sons cadencés, doublés, triplés par d'autres voix, dans un opéra-borborygme très étonnant, éclaté par des percussions sèches, puis quelques mots installent un climat poétique propice aux agrandissements imaginaires, d'autres voix, comme des voix de gorge, nous propulsent dans des confréries telluriques d'une extrême puissance, avec une coda quasi chamanique. Un grand moment ! Marianne Oldenbourg chante vraiment en IV, sans doute un air traditionnel irlandais ou celtique, sur un tapis d'aigus tenus qui s'enrichit de multiples voix, un véritable chœur cosmique porté par des grondements donnant l'impression d'un folk intersidérant.

   Avec les Anversois de Zero Years Kid, le titre V est le plus grinçant au début, puis carrément fantomatique, les voix se croisant dans un temps coupé par des fulgurances. Une bande sonore idéale pour films de morts-vivants ! On dérive ensuite au fil de curieuses mélopées enveloppées de semi-ténèbres, finissant par se fondre en un chœur de lamentations accompagné de jappements à la mort. Le VI, sur la voix du britannique Richard Youngs, renoue avec les espaces éthérés du premier titre pour flotter entre tessitures traditionnelles comme le chant diphonique, et fractures électroniques, drones. C'est un des très grands titres de l'album, aux graves somptueux, aux échappées harmoniques confondantes. Le VII (voix de Wei-Yun Chen) a des allures bruitistes, une musique industrielle passée à la moulinette, des sons de terrain, ce qui donne un collage inégal en dépit d'un relatif retour mélodique. À sauver, la dernière minute, jouant bien de la voix chuchotante de Wei-Yun.

    Le disque s'achève avec le VIII et la voix de la chanteuse américaine Marissa Nadler. C'est un titre nettement plus long, un peu plus de onze minutes. Et un des sommets de l'album. La voix de sirène, angélique, de Marissa, est magistralement détournée, ornée, dans des volutes d'une profondeur inouïe. Les contrepoints vocaux sont d'un raffinement étonnant, soutenus par une électronique se faisant organique, enveloppante comme un manteau de caresses.

   Un des grands disques de l'année 2019 (il est paru en tout début d'année).

Mes titres préférés : I / II / III / VI / VIII //  Deux autres très bien. Évitable : le VII. (la vidéo de Marco Douma sur la page bandcamp m'incite à plus de modération...)

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Paru en janvier 2019 chez Western Vinyl / 8 plages / 46 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Publié le 15 Octobre 2019

Esther Kokmeijer & Rutger Zuydervelt - Stillness soundtracks

   Je complète mon article du 15 novembre 2014 par deux extraits vidéo complets de ce film extraordinaire revu ces jours-ci. L'Arctique et l'Antarctique comme les deux pôles de la Beauté absolue. Le film d'Esther Kokmeijer est magistralement servi par la musique de Rutger Zuydervelt (Machinefabriek). Les dernières parties sont encore plus sublimes si c'est possible.

   L'extrait 2 est filmé au Groenland, le 3 en Antarctique.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 14 Octobre 2019

Alex Haas / Michel Banabila / Bill Laswell - The Woods

   Je ne présente plus le compositeur néerlandais de Rotterdam Michel Banabila, dont je ne couvre que partiellement les parutions, qui vient de sortir un titre en collaboration avec deux autres compères. Alex Haas, propriétaire de la maison de disques Sonicontinuum, a travaillé avec des musiciens comme Brian Eno, le Kronos Quartet ou encore Bill Laswell. Ayant déjà un peu collaboré avec Michel Banabila en avril de cette année, il joue ici des synthétiseurs et de guitares modifiées. Bill Laswell, bassiste touche-à-tout, à la discographie immense, est toujours prêt aux expérimentations. Aussi est-il à l'aise sur ce morceau où, comme à son habitude, Michel Banabila, avec ses claviers, ses sons de terrains, sa voix et ses traitements électroniques, crée une œuvre dense. Nous voici plongés dans une forêt un peu exotique, peuplée d'oiseaux, parcourue d'incantations troubles ou lumineuses. Le mystère règne en maître tandis que claviers, synthétiseurs et basses donnent l'impression d'une végétation étagée, animée d'une vie intense. Des voix surgissent, des voix d'outre-histoire, tout se met à palpiter, bruisser, comme si le sous-bois regorgeait d'une vie inconnue, majestueuse. La pièce prend de l'ampleur, s'étoffe somptueusement de lourdes draperies d'orgue dans une ambiance saturée, électrique, magique. Dommage que ce ne soit qu'un titre ! On attend une suite, un album...

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Paru en 2019 chez Sonicontinuum / 1 plage / 11'50

Pour aller plus loin :

- le titre en écoute sur bandcamp :

En bonus, un extrait de l'album Nowstalgia d'Alex Haas et Bill Laswell, sorti en janvier 2018 chez Sonicontinuum.

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Publié le 4 Octobre 2019

Corey Fuller - Break

Regarde au cœur de la lumière, le silence...  

   L'artiste sonore américain Corey Fuller, bien enraciné maintenant au Japon, formait jusqu'alors avec le musicien japonais Tomoyoshi Date un duo formidable, Illuha, dont les trois albums, Shizuku (2013), Interstices (2013)  et Akari (2014) sont des splendeurs. Il se lance dans une carrière solo avec Break sorti début février de cette année sur le même label 12k, masteurisé par Taylor Deupree qui l'a aussi encouragé. Le piano reste central, enregistré d'une manière « qu'on puisse en entendre les os, comme une cage thoracique ouverte, bougeant, se tordant », précise-t-il. On retrouve cette attention aux détails, cette volonté d'accéder à l'intériorité du son, mais là où Illuha restait au seuil de l'imperceptible, Break, comme son titre l'annonce, s'intéresse aux cassures, à une matière parfois plus massive, travaillée par des évolutions plus spectaculaires. Le piano se meut dans des vagues électroniques, dialogue parfois avec la voix de Corey, soupirs et brèves envolées.

   Le premier long titre, "Seiche", fait référence aux phénomènes observés sur les lacs et les eaux enfermées : on appelle "seiche" en dialecte suisse francophone l'oscillation résultant de la propagation en directions opposées de deux vagues nées à la suite de perturbations diverses affectant la masse d'eau ; ces seiches sont souvent imperceptibles à l'œil nu, mais sont constituées par des mouvements harmoniques verticaux aux fréquences parfois fort longues. Le morceau commence par une percussion mate, mystérieuse, sur un très vague écho sonore, qu'une poussée de synthétiseur, le piano, une corde pincée accompagnent. On avance doucement, la voix de Corey émet comme des soupirs, l'atmosphère est magique. Puis, comme la voix vocalise, des froissements profonds, des surgissements, des torsions font exploser la matière première, comme si nous étions dans un laboratoire à libérer les forces océaniques jusqu'alors comprimées. Le morceau s'accélère, puissamment pulsé par les claviers battants, charriant des flux saturés. Et c'est une accalmie, un approfondissement du voyage, de plus en plus dans les torsades glissantes, une incantation désespérée et sublime se déployant dans l'espace élargi, une respiration rauque, sidérante dans une cathédrale qui ne cesse de grandir et de couler en même temps dans l'encre propulsée par le gigantesque mollusque qu'est aussi la seiche en français. L'air se raréfie à l'arrivée des grands fonds qui absorbent l'harmonieux céphalopode, englouti par le silence. Une ouverture grandiose !

  "Lamentation" est une pièce au départ plus intime, qui serre le piano de si près qu'on entend les frappes, les mécanismes de l'instrument comme si l'on était à l'intérieur. Puis soudain les synthétiseurs, en vagues lentes et profondes, enlèvent le morceau vers le ciel, vaporisent la musique d'un lyrisme assez convenu comme pour la sublimer. "Illvi∂ri" est un peu à la confluence des deux précédents, renouant avec la force du premier et la mélancolie du second. Navigation océanique et souterraine à la fois dans un univers énigmatique parcouru de mouvements poussiéreux, découpé par de sourdes percussions qui cassent les blocs erratiques. Corey Fuller aime les abysses, les fosses peuplées de créatures aveugles qui enchantent l'imagination. "Caesura" est un bref interlude de onze secondes qui nous mène à "Look into the Heart of Light, The Silence", autre longue pièce de plus de treize minutes, un sommet. Un long balbutiement de chuchotis sur un fond continu de claviers, et le piano tour à tour lumineux et obscur, ouvrant la porte à de sourdes évolutions, une sorte de danse glauque sur laquelle il fait figure de délicat artificier. Tout se mêle, s'interpénètre, de nouvelles sources étincelantes se dégagent du fond de plus en plus dense. C'est une montée irrésistible mais lente, qui procède par paliers somptueux, comme par décantations successives, à la manière d'un processus alchimique, pour nous déposer éblouis au seuil du silence.

   Avec le très sombre "Hymn for the Broken", synthétiseurs épais et tournoyants, frise de lumière fragile au-dessus, Corey Fuller se laisse aller à une mélancolie naïve, que certains trouveront convenue, facile à cause de sa mélodie simple en forme de drapé onctueux, habillé de voix angéliques. mais le titre n'est-il pas un plaidoyer pour le discontinu, l'irrégulier, l'incomplet autant que le cassé, le (cœur) brisé ? Je préfère à l'évidence la composition précédente, toutefois... Que nous reste-t-il de nos souffrances, de nos errances ? "A Handful of Dust", sorte de requiem à demi éteint, souffreteux, émergeant à peine de zones crépusculaires, peuplées de souvenirs de voix, hantées aussi par celle de Corey, là, plus proche, soufflant sur son piano fantomatique...

   Un disque magistral !

Mes titres préférés : (1) "Seiche" / (5) "Look into the Heart of Light, The Silence" // (3) "Illvi∂ri"

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Paru en 2019 chez 12K / 7 plages / 48 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 20 Septembre 2019

Christina Vantzou - N°4

   L'Essence du Mystère

    Native du Missouri, cette compositrice américaine d'ascendance grecque s'est installée à Bruxelles où elle élabore une musique ambiante néo-classique solennelle, voire glacée, nimbée d'irréalité, d'onirisme, qu'elle prolonge souvent par ses propres vidéos. Elle a une manière à elle de jouer sur l'espace sonore, sur l'agencement des textures qu'elle manie comme des draperies pour créer des mini-opéras muets - ses pièces étant essentiellement instrumentales, ou vocales sans paroles - au fort potentiel dramatique. N°4, comme les précédents, est publié chez Kranky, le label des musiques ambiantes les plus radicalement décalées. Christina Vantzou, aux synthétiseurs, dirige un ensemble où l'on retrouve deux autres joueurs de synthétiseurs à côté d'instruments plus classiques comme piano, violon, alto, violoncelle, harpe, gong, vibraphone et marimba, ainsi que deux voix, celle d'Angel Deradoorian, musicienne et chanteuse californienne qui poursuit sa propre carrière solo (voir l'étonnant The Expandong Flower Planet sorti en 2015), et de l'hautboïste et soprano Kristin Leitterman. À noter la présence de synthétiseurs modulaires sur trois titres : c'est un instrument qui revient en force ! La pochette est tout à fait représentative de l'univers surréalisant, étrange, de cette musique épurée sans jamais toutefois relever vraiment du minimalisme. La suppression du prénom, du signe indiquant un numéro indique par avance l'économie d'une écriture stylisée.

   "Glissando for Bodies and Machines in Space" est une ouverture impressionnante, en effet comme le glissement dans un autre monde, une aspiration qui attire les voix spectrales et les drones puissants des machines. Nous voilà projetés dans une atmosphère vaguement asiatique avec "Percussion in Nonspace" : ondulations, propagations, résonances du vibraphone et du marimba, c'est un autre portail dépaysant. Nous sommes prêts pour le très ambiant "At Dawn", typique du son Kranky avec des musiciens comme Stars of the Lid. Le morceau repose sur le contraste entre une base grondante, puissante, de graves, et le surgissement d'aigus acérés lacérant l'espace sonore. On retrouve les synthétiseurs modulaires sur "Doorway", d'où le côté ouaté de ces hyper-graves sur lesquels piano et rhodes viennent poser quelques notes très vite à la fois étouffées et multipliées par les résonances. Nous sommes dans un orage magnétique, à l'intérieur d'une caverne remplie de laves fermentées. Prodigieux univers que celui de Christina Vantzou ! Les souvenirs tournent dans l'antre de Vulcain dirait-on en écoutant "Some Limited and Waning Memory", la voix d'Angel Deradoorian presque confondue avec les synthétiseurs. La quasi-saturation produit un épaississement de la matière sonore, qui acquiert une densité troublante. Christina Vantzou écrit une musique d'invasion pour prendre possession de notre oreille, comme si, se déployant, elle occupait tout l'espace, ce en quoi elle n'est pas éloignée des musiques de transes, de rituels. Le très beau quatuor à cordes de trois minutes vingt qui lui succède finit d'envoûter l'auditeur dans ses lentes volutes, ses spirales voluptueuses. Les escaliers de "Staircases", nous mènent-ils vers une chambre aux supplices infiniment raffinés ou un autel devant lequel le sacrificateur armé de son couteau d'obsidienne attend pour nous arracher le cœur ? Cette descente n'est-elle pas réversiblement une ascension ? Nous sommes en tout cas au cœur de la musique de Christina Vantzou, d'un hiératisme magnifique, enivrant, qu'on imagine bien envelopper idéalement la lecture des plus belles fleurs du mal de Baudelaire...

   Dans "Sound House", machines et cordes entrelacent leurs traînées graves, si bien que l'impression d'immersion est saisissante : quel mystère célèbre-ton lorsque les voix, féminines d'abord, mixtes ensuite, surgissent en glissendi torsadés ? "Lava" nous plonge dans les entrailles tumultueuses de cet univers naturellement orienté vers l'incantation, violon et violoncelle frissonnants dans les draperies envolées des synthétiseurs. Cette musique transporte dans un monde de légendes : nous voici dans le jardin aux sentiers qui bifurquent, "Garden of Forking Paths", titre de la première partie du recueil Fictions de Jorge Luis Borges. Des voix s'entrecroisent parmi les trajectoires sonores zébrant l'espace. Une harpe essaie de se dégager de l'emprise hypnotique, mais une sourde percussion la resserre tandis que des levées harmoniques, grondantes, accompagnent ce qui prend l'allure d'une sombre procession. Au bout, il y a cette "Remote polyphony", au pulse presque reichien au début, comme un ciel intérieur animé de phénomènes cosmiques, pour nous entraîner n'importe où hors du monde aurait dit Baudelaire : anywhere out of the world...

   Une musique habitée, somptueuse !

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Paru en 2018 chez Kranky / 11 plages / 44 minutes

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(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Publié le 8 Mai 2019

Machinefabriek avec Anne Bakker - Short Scenes

   De temps en temps, il faut que je retourne du côté de Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek. Je suis toujours en retard de deux ou trois disques avec ce compositeur néerlandais prolifique, l'une des grandes références de la musique électronique et de ses environs ambiants voire expérimentaux. Pour Short Scenes, il est parti d'improvisations de la violoniste (et altiste) Anne Bakker, sans idée préconçue, sans penser à une utilisation comme bande originale pour un quelconque spectacle. Mais chaque auditeur pourra se saisir de ses courtes scènes, de ses miniatures, pour élaborer son propre film. Les scènes sont des tremplins, des propositions. La ligne de violon, plus ou moins découpée, montée en boucle ou pas, est tissée avec des événements sonores divers, de manière à ce que l'ensemble nous happe dans une atmosphère dramatique, souvent nimbée d'un certain onirisme, de mystère, comme la très belle n°3 : violon tout en frottements, en glissendi, comme recroquevillé sur lui-même, se dépliant lentement sur fond de vagues graves, sourdes. La 4 est plus triomphale, une sorte d'hymne ad libitum (pour ses 1'14 !). La 5 s'envole vers le sublime, enveloppée de drones suaves qui semblent respirer pour mieux l'absorber... La 6 pourrait être une étude dans son dépouillement, son développement rigoureux, in extremis lourdement ponctué dans une quasi gigue... infernale ? La 7 avance en terrain miné par un fond micro-percussif, sur lequel se greffent une ambiance lourde, un violon alangui. La 8 pourrait être le début d'une pièce de musique industrielle, avec sa frappe de marteau-piqueur, mais une frappe espacée, sèche qui pose un décor fracassé de décombres. La 9 se fait langoureuse, appesantie dans son élégie si discrète. La 10 semble d'abord la poursuivre, plus poignante toutefois, désolée, traversée de silences. La 11 est en altitude pour une petite série d'événements cosmiques, étoiles filantes et comètes dans le ciel brouillé. Respiratoire, la 12, une psalmodie pulmonaire défiant l'étouffement... La 13 n'en peut plus dans un monde envahi de poussières, de sourdes déflagrations ; elle pousse toutefois son chant courageux parcouru de voix fantomatiques. Début en patinage électronique pour la 14, expérimentale et déchirée, la plus longue (presque quatre minutes !), tout en suspens et mystérieux surgissements, trajectoires frissonnantes. À vous de découvrir les autres, de vous laisser envoûter !

   Des scènes composées avec soin, passionnantes et belles dans leur discrétion savamment dosée.

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Paru en novembre 2018 chez Zoharum / 20 plages / 41 minutes environ.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 27 Mars 2019

Rauelsson - Mirall

Raúl Pastor Medall, alias Rauelsson, est un musicien espagnol qui enregistra dans les années 2010 deux disques chez Hush Records avant de rejoindre le label berlinois sonic pieces, chez lequel il a sorti Vora en 2013, disque solo pour piano et environnement sonore, puis A Score for Darling en 2018, une collaboration avec Erik K. Skodvin. Mirall est son cinquième disque, le troisième sur le label berlinois, mixé et retravaillé par et avec Nils Frahm.

   La gamme d'instruments utilisée est assez large : orgue, synthétiseurs, boucles enregistrées, clarinette, saxophone, cordes, piano bien sûr et percussion. Les compositions sont tranquilles, doucement mélancoliques, régulièrement animées par un battement percussif, comme dans le premier titre, "Arrows", belle fresque ambiante qui apparaît peu à peu, ponctuée par une puissante frappe après les deux premières minutes, sur fond mouvant de traînées de claviers et de notes chaudes de clarinette et de synthétiseur. Très agréable ! "Transits" I et II forment un diptyque envoûtant constitué de nappes d'orgues parcourues d'un rythme frémissant qui s'arrête parfois pour des trouées sublimes d'une pureté élégiaque. Moments hors du temps, ralentis, comme de grandes robes glissant sur le sol, avec comme conclusion une envolée trouble fouettée de claquements. Pour moi les deux meilleurs titres ! "Cascades" entremêle des tremolos d'orgue et une tessiture syncopée, avec de grands déploiements dramatiques. Rauelsson aime les draperies, il y a là toute une sensibilité baroque, grandiloquente, un saxophone ténébreux hoquetant dans une cathédrale remplie d'étoffes somptueuses, chatoyantes, pour des noces mystérieuses. "Marbles" nous ramène dans l'univers de Nils Frahm : piano brumeux, bruit des marteaux, puis la clarinette vaporeuse enregistrée au plus proche du souffle. "Sierra" est plus tumultueux, train tremblant dans les hauteurs glacées, avec de sourds appuis dans des graves profonds, des cordes lointaines comme des sirènes enchanteresses qui l'aspirent certainement. Un vent de cordes suaves s'élève, c'est "Mistral", tout en enroulements langoureux, en fines échappées avant que ne se lève un brouillard découpé par des frappes retenues. Sans s'en apercevoir, on est arrivé dans un autre monde, lointain, inconnu, celui de "Silver Streak", que des métallophones remplissent d'un mouvement trépidant, saxophone alangui sur ce tapis mouvant se démultipliant, frappes claquantes et batterie claire créant une atmosphère doucement frénétique, une luxuriance tropicale de croisements percussifs. Une surprise nous attend pour la fin : une berceuse a capella chantée par Heather Woods Broderick, avec échos et réverbérations à mettre en rapport avec le titre, "Map of Mirrors". Une manière de nous propulser encore plus hors du temps.

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Paru en 2018 chez Sonic Pieces / 9 plages / 40 minutes environ.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 21 Décembre 2018

Michel Banabila - Imprints

   Il est difficile de suivre l'abondante production de Michel Banabila, compositeur de la scène ambiante-électronique néerlandaise. De temps en temps, je lui rends un petit hommage. Ce nouvel opus sort avec une pochette conçue par Rutger Zuydervelt, autre musicien de la même scène et son ami. Imprints : empreintes, mais aussi repiquages, ce qui renvoie à l'idée d'emprunt, de mélange, de mix. Michel Banabila est aux synthétiseurs, aux platines et à l'échantillonneur. À ses côtés, Cok van Vuuren est à la guitare électrique ; un compagnon de longue date, Oene van Geel, est  à l'alto et au très rare violon à pavillon (« stroh violin », du nom de son inventeur Augustus Stroh, qui inventa cette forme de violon amplifié en 1899).

   Le premier titre éponyme nous plonge dans un monde un peu glauque, étouffant, à la rythmique disloquée, tout en glissements et scratches, voix trafiquées. C'est une mise en oreille, une invitation à goûter les textures qui nous attendent. L'alto de Oene van Geel surplombe un univers industriel opaque dans "Shift". L'ambiance est sourde, presque sournoise, comme si nous survolions des alambics géants, des usines en béton agitées çà et là de frémissements. Des ponctuations rythmiques lourdes viennent s'appuyer sur ce terrain oppressant, la musique décolle dans un mouvement grandiose, à la fois d'une incroyable puissance et d'une certaine grâce à la marge, comme d'une dentelle bordant un pavillon de pirate. Puis tout se rétracte, il ne reste plus un moment que des friselis presque délicats avant une dernière remontée d'une armée de graves et d'appuis percussifs. Un sacré titre ! "A Sense of Place" est un palais de cristal tournoyant en plein ciel avec l'orgue en longs mouvements flous, animé par l'alto aux courtes phrases élégiaques, plombé de frappes lourdes et décoré de picotements sonores. On est alors assez proche de l'univers d'Alva Noto. Quelque chose se creuse, creuse, se fait sa place, explose en sourdine puis en majeur. Des nappes successives occupent l'espace sonore qui est pris d'une transe hantée de cuivres et de souvenirs de voix. Le travail de Michel Banabila forge au fil des morceaux un monde cinématique assez vertigineux qui n'est pas sans évoquer des univers de science-fiction. Le titre suivant, "The Image of a Metropolis without a single car", va évidemment dans ce sens. Par delà l'humour, les claviers ont le champ libre au-dessus d'une ville apaisée tissée d'à-plats bruitistes : ne seraient-ils pas les astronefs de cette ville du futur, libres d'évoluer ? Mais la ville se réveille, secouée de trépidations, parcourue de chuintements rapides, qu'il faut endormir à nouveau par un pilonnage insistant et des volutes hypnotiques. Dans l'attente, peut-être, de "Micro Miracles", quand la ville redevient jungle tapie, bondissements louches, tambours dans la nuit et griffes électriques de la guitare, avec des réminiscences de fêtes anciennes, une vieille nostalgie tenace comme des rengaines de violon. Nous voilà au cœur battant de la matière, accrochés à des boucles épaisses, foisonnantes, celles de "Serendipity". Tout tourne, la guitare est dérapages et virgules dans une liquidité en fermentation, les synthétiseurs planent éthérés sur cette moiteur prenante, obsédante, un monde à la Jon Hassell dirait-on parfois, qui colle aux oreilles, insidieusement séducteur ! Les échantillons grattent en boucle au début de "Danube", on s'enfonce dans une onde obscure, hantée par d'autres couches enfouies qui se fraient un chemin. Le fleuve charrie des hallucinations, se fait lave bouillonnante pour nous absorber... On ne sortira jamais de ce disque quasi démoniaque !! 

   J'ai lu que Michel Banabila avait eu quelques ennuis de santé ces temps derniers. Il est bien revenu parmi nous avec ce disque abouti, qui devrait réjouir tous les amateurs de musique ambiante transfigurée par l'électronique et les tables tournantes que sont les platines.

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Paru en décembre 2018 chez Tapu records / 7 plages / 46 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente  (téléchargement uniquement) sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques