musiques ambiantes - electroniques

Publié le 4 Octobre 2019

Corey Fuller - Break

Regarde au cœur de la lumière, le silence...  

   L'artiste sonore américain Corey Fuller, bien enraciné maintenant au Japon, formait jusqu'alors avec le musicien japonais Tomoyoshi Date un duo formidable, Illuha, dont les trois albums, Shizuku (2013), Interstices (2013)  et Akari (2014) sont des splendeurs. Il se lance dans une carrière solo avec Break sorti début février de cette année sur le même label 12k, masteurisé par Taylor Deupree qui l'a aussi encouragé. Le piano reste central, enregistré d'une manière « qu'on puisse en entendre les os, comme une cage thoracique ouverte, bougeant, se tordant », précise-t-il. On retrouve cette attention aux détails, cette volonté d'accéder à l'intériorité du son, mais là où Illuha restait au seuil de l'imperceptible, Break, comme son titre l'annonce, s'intéresse aux cassures, à une matière parfois plus massive, travaillée par des évolutions plus spectaculaires. Le piano se meut dans des vagues électroniques, dialogue parfois avec la voix de Corey, soupirs et brèves envolées.

   Le premier long titre, "Seiche", fait référence aux phénomènes observés sur les lacs et les eaux enfermées : on appelle "seiche" en dialecte suisse francophone l'oscillation résultant de la propagation en directions opposées de deux vagues nées à la suite de perturbations diverses affectant la masse d'eau ; ces seiches sont souvent imperceptibles à l'œil nu, mais sont constituées par des mouvements harmoniques verticaux aux fréquences parfois fort longues. Le morceau commence par une percussion mate, mystérieuse, sur un très vague écho sonore, qu'une poussée de synthétiseur, le piano, une corde pincée accompagnent. On avance doucement, la voix de Corey émet comme des soupirs, l'atmosphère est magique. Puis, comme la voix vocalise, des froissements profonds, des surgissements, des torsions font exploser la matière première, comme si nous étions dans un laboratoire à libérer les forces océaniques jusqu'alors comprimées. Le morceau s'accélère, puissamment pulsé par les claviers battants, charriant des flux saturés. Et c'est une accalmie, un approfondissement du voyage, de plus en plus dans les torsades glissantes, une incantation désespérée et sublime se déployant dans l'espace élargi, une respiration rauque, sidérante dans une cathédrale qui ne cesse de grandir et de couler en même temps dans l'encre propulsée par le gigantesque mollusque qu'est aussi la seiche en français. L'air se raréfie à l'arrivée des grands fonds qui absorbent l'harmonieux céphalopode, englouti par le silence. Une ouverture grandiose !

  "Lamentation" est une pièce au départ plus intime, qui serre le piano de si près qu'on entend les frappes, les mécanismes de l'instrument comme si l'on était à l'intérieur. Puis soudain les synthétiseurs, en vagues lentes et profondes, enlèvent le morceau vers le ciel, vaporisent la musique d'un lyrisme assez convenu comme pour la sublimer. "Illvi∂ri" est un peu à la confluence des deux précédents, renouant avec la force du premier et la mélancolie du second. Navigation océanique et souterraine à la fois dans un univers énigmatique parcouru de mouvements poussiéreux, découpé par de sourdes percussions qui cassent les blocs erratiques. Corey Fuller aime les abysses, les fosses peuplées de créatures aveugles qui enchantent l'imagination. "Caesura" est un bref interlude de onze secondes qui nous mène à "Look into the Heart of Light, The Silence", autre longue pièce de plus de treize minutes, un sommet. Un long balbutiement de chuchotis sur un fond continu de claviers, et le piano tour à tour lumineux et obscur, ouvrant la porte à de sourdes évolutions, une sorte de danse glauque sur laquelle il fait figure de délicat artificier. Tout se mêle, s'interpénètre, de nouvelles sources étincelantes se dégagent du fond de plus en plus dense. C'est une montée irrésistible mais lente, qui procède par paliers somptueux, comme par décantations successives, à la manière d'un processus alchimique, pour nous déposer éblouis au seuil du silence.

   Avec le très sombre "Hymn for the Broken", synthétiseurs épais et tournoyants, frise de lumière fragile au-dessus, Corey Fuller se laisse aller à une mélancolie naïve, que certains trouveront convenue, facile à cause de sa mélodie simple en forme de drapé onctueux, habillé de voix angéliques. mais le titre n'est-il pas un plaidoyer pour le discontinu, l'irrégulier, l'incomplet autant que le cassé, le (cœur) brisé ? Je préfère à l'évidence la composition précédente, toutefois... Que nous reste-t-il de nos souffrances, de nos errances ? "A Handful of Dust", sorte de requiem à demi éteint, souffreteux, émergeant à peine de zones crépusculaires, peuplées de souvenirs de voix, hantées aussi par celle de Corey, là, plus proche, soufflant sur son piano fantomatique...

   Un disque magistral !

Mes titres préférés : (1) "Seiche" / (5) "Look into the Heart of Light, The Silence" // (3) "Illvi∂ri"

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Paru en 2019 chez 12K / 7 plages / 48 minutes environ

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(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 20 Septembre 2019

Christina Vantzou - N°4

   L'Essence du Mystère

    Native du Missouri, cette compositrice américaine d'ascendance grecque s'est installée à Bruxelles où elle élabore une musique ambiante néo-classique solennelle, voire glacée, nimbée d'irréalité, d'onirisme, qu'elle prolonge souvent par ses propres vidéos. Elle a une manière à elle de jouer sur l'espace sonore, sur l'agencement des textures qu'elle manie comme des draperies pour créer des mini-opéras muets - ses pièces étant essentiellement instrumentales, ou vocales sans paroles - au fort potentiel dramatique. N°4, comme les précédents, est publié chez Kranky, le label des musiques ambiantes les plus radicalement décalées. Christina Vantzou, aux synthétiseurs, dirige un ensemble où l'on retrouve deux autres joueurs de synthétiseurs à côté d'instruments plus classiques comme piano, violon, alto, violoncelle, harpe, gong, vibraphone et marimba, ainsi que deux voix, celle d'Angel Deradoorian, musicienne et chanteuse californienne qui poursuit sa propre carrière solo (voir l'étonnant The Expandong Flower Planet sorti en 2015), et de l'hautboïste et soprano Kristin Leitterman. À noter la présence de synthétiseurs modulaires sur trois titres : c'est un instrument qui revient en force ! La pochette est tout à fait représentative de l'univers surréalisant, étrange, de cette musique épurée sans jamais toutefois relever vraiment du minimalisme. La suppression du prénom, du signe indiquant un numéro indique par avance l'économie d'une écriture stylisée.

   "Glissando for Bodies and Machines in Space" est une ouverture impressionnante, en effet comme le glissement dans un autre monde, une aspiration qui attire les voix spectrales et les drones puissants des machines. Nous voilà projetés dans une atmosphère vaguement asiatique avec "Percussion in Nonspace" : ondulations, propagations, résonances du vibraphone et du marimba, c'est un autre portail dépaysant. Nous sommes prêts pour le très ambiant "At Dawn", typique du son Kranky avec des musiciens comme Stars of the Lid. Le morceau repose sur le contraste entre une base grondante, puissante, de graves, et le surgissement d'aigus acérés lacérant l'espace sonore. On retrouve les synthétiseurs modulaires sur "Doorway", d'où le côté ouaté de ces hyper-graves sur lesquels piano et rhodes viennent poser quelques notes très vite à la fois étouffées et multipliées par les résonances. Nous sommes dans un orage magnétique, à l'intérieur d'une caverne remplie de laves fermentées. Prodigieux univers que celui de Christina Vantzou ! Les souvenirs tournent dans l'antre de Vulcain dirait-on en écoutant "Some Limited and Waning Memory", la voix d'Angel Deradoorian presque confondue avec les synthétiseurs. La quasi-saturation produit un épaississement de la matière sonore, qui acquiert une densité troublante. Christina Vantzou écrit une musique d'invasion pour prendre possession de notre oreille, comme si, se déployant, elle occupait tout l'espace, ce en quoi elle n'est pas éloignée des musiques de transes, de rituels. Le très beau quatuor à cordes de trois minutes vingt qui lui succède finit d'envoûter l'auditeur dans ses lentes volutes, ses spirales voluptueuses. Les escaliers de "Staircases", nous mènent-ils vers une chambre aux supplices infiniment raffinés ou un autel devant lequel le sacrificateur armé de son couteau d'obsidienne attend pour nous arracher le cœur ? Cette descente n'est-elle pas réversiblement une ascension ? Nous sommes en tout cas au cœur de la musique de Christina Vantzou, d'un hiératisme magnifique, enivrant, qu'on imagine bien envelopper idéalement la lecture des plus belles fleurs du mal de Baudelaire...

   Dans "Sound House", machines et cordes entrelacent leurs traînées graves, si bien que l'impression d'immersion est saisissante : quel mystère célèbre-ton lorsque les voix, féminines d'abord, mixtes ensuite, surgissent en glissendi torsadés ? "Lava" nous plonge dans les entrailles tumultueuses de cet univers naturellement orienté vers l'incantation, violon et violoncelle frissonnants dans les draperies envolées des synthétiseurs. Cette musique transporte dans un monde de légendes : nous voici dans le jardin aux sentiers qui bifurquent, "Garden of Forking Paths", titre de la première partie du recueil Fictions de Jorge Luis Borges. Des voix s'entrecroisent parmi les trajectoires sonores zébrant l'espace. Une harpe essaie de se dégager de l'emprise hypnotique, mais une sourde percussion la resserre tandis que des levées harmoniques, grondantes, accompagnent ce qui prend l'allure d'une sombre procession. Au bout, il y a cette "Remote polyphony", au pulse presque reichien au début, comme un ciel intérieur animé de phénomènes cosmiques, pour nous entraîner n'importe où hors du monde aurait dit Baudelaire : anywhere out of the world...

   Une musique habitée, somptueuse !

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Paru en 2018 chez Kranky / 11 plages / 44 minutes

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Publié le 8 Mai 2019

Machinefabriek avec Anne Bakker - Short Scenes

   De temps en temps, il faut que je retourne du côté de Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek. Je suis toujours en retard de deux ou trois disques avec ce compositeur néerlandais prolifique, l'une des grandes références de la musique électronique et de ses environs ambiants voire expérimentaux. Pour Short Scenes, il est parti d'improvisations de la violoniste (et altiste) Anne Bakker, sans idée préconçue, sans penser à une utilisation comme bande originale pour un quelconque spectacle. Mais chaque auditeur pourra se saisir de ses courtes scènes, de ses miniatures, pour élaborer son propre film. Les scènes sont des tremplins, des propositions. La ligne de violon, plus ou moins découpée, montée en boucle ou pas, est tissée avec des événements sonores divers, de manière à ce que l'ensemble nous happe dans une atmosphère dramatique, souvent nimbée d'un certain onirisme, de mystère, comme la très belle n°3 : violon tout en frottements, en glissendi, comme recroquevillé sur lui-même, se dépliant lentement sur fond de vagues graves, sourdes. La 4 est plus triomphale, une sorte d'hymne ad libitum (pour ses 1'14 !). La 5 s'envole vers le sublime, enveloppée de drones suaves qui semblent respirer pour mieux l'absorber... La 6 pourrait être une étude dans son dépouillement, son développement rigoureux, in extremis lourdement ponctué dans une quasi gigue... infernale ? La 7 avance en terrain miné par un fond micro-percussif, sur lequel se greffent une ambiance lourde, un violon alangui. La 8 pourrait être le début d'une pièce de musique industrielle, avec sa frappe de marteau-piqueur, mais une frappe espacée, sèche qui pose un décor fracassé de décombres. La 9 se fait langoureuse, appesantie dans son élégie si discrète. La 10 semble d'abord la poursuivre, plus poignante toutefois, désolée, traversée de silences. La 11 est en altitude pour une petite série d'événements cosmiques, étoiles filantes et comètes dans le ciel brouillé. Respiratoire, la 12, une psalmodie pulmonaire défiant l'étouffement... La 13 n'en peut plus dans un monde envahi de poussières, de sourdes déflagrations ; elle pousse toutefois son chant courageux parcouru de voix fantomatiques. Début en patinage électronique pour la 14, expérimentale et déchirée, la plus longue (presque quatre minutes !), tout en suspens et mystérieux surgissements, trajectoires frissonnantes. À vous de découvrir les autres, de vous laisser envoûter !

   Des scènes composées avec soin, passionnantes et belles dans leur discrétion savamment dosée.

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Paru en novembre 2018 chez Zoharum / 20 plages / 41 minutes environ.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 27 Mars 2019

Rauelsson - Mirall

Raúl Pastor Medall, alias Rauelsson, est un musicien espagnol qui enregistra dans les années 2010 deux disques chez Hush Records avant de rejoindre le label berlinois sonic pieces, chez lequel il a sorti Vora en 2013, disque solo pour piano et environnement sonore, puis A Score for Darling en 2018, une collaboration avec Erik K. Skodvin. Mirall est son cinquième disque, le troisième sur le label berlinois, mixé et retravaillé par et avec Nils Frahm.

   La gamme d'instruments utilisée est assez large : orgue, synthétiseurs, boucles enregistrées, clarinette, saxophone, cordes, piano bien sûr et percussion. Les compositions sont tranquilles, doucement mélancoliques, régulièrement animées par un battement percussif, comme dans le premier titre, "Arrows", belle fresque ambiante qui apparaît peu à peu, ponctuée par une puissante frappe après les deux premières minutes, sur fond mouvant de traînées de claviers et de notes chaudes de clarinette et de synthétiseur. Très agréable ! "Transits" I et II forment un diptyque envoûtant constitué de nappes d'orgues parcourues d'un rythme frémissant qui s'arrête parfois pour des trouées sublimes d'une pureté élégiaque. Moments hors du temps, ralentis, comme de grandes robes glissant sur le sol, avec comme conclusion une envolée trouble fouettée de claquements. Pour moi les deux meilleurs titres ! "Cascades" entremêle des tremolos d'orgue et une tessiture syncopée, avec de grands déploiements dramatiques. Rauelsson aime les draperies, il y a là toute une sensibilité baroque, grandiloquente, un saxophone ténébreux hoquetant dans une cathédrale remplie d'étoffes somptueuses, chatoyantes, pour des noces mystérieuses. "Marbles" nous ramène dans l'univers de Nils Frahm : piano brumeux, bruit des marteaux, puis la clarinette vaporeuse enregistrée au plus proche du souffle. "Sierra" est plus tumultueux, train tremblant dans les hauteurs glacées, avec de sourds appuis dans des graves profonds, des cordes lointaines comme des sirènes enchanteresses qui l'aspirent certainement. Un vent de cordes suaves s'élève, c'est "Mistral", tout en enroulements langoureux, en fines échappées avant que ne se lève un brouillard découpé par des frappes retenues. Sans s'en apercevoir, on est arrivé dans un autre monde, lointain, inconnu, celui de "Silver Streak", que des métallophones remplissent d'un mouvement trépidant, saxophone alangui sur ce tapis mouvant se démultipliant, frappes claquantes et batterie claire créant une atmosphère doucement frénétique, une luxuriance tropicale de croisements percussifs. Une surprise nous attend pour la fin : une berceuse a capella chantée par Heather Woods Broderick, avec échos et réverbérations à mettre en rapport avec le titre, "Map of Mirrors". Une manière de nous propulser encore plus hors du temps.

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Paru en 2018 chez Sonic Pieces / 9 plages / 40 minutes environ.

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(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 21 Décembre 2018

Michel Banabila - Imprints

   Il est difficile de suivre l'abondante production de Michel Banabila, compositeur de la scène ambiante-électronique néerlandaise. De temps en temps, je lui rends un petit hommage. Ce nouvel opus sort avec une pochette conçue par Rutger Zuydervelt, autre musicien de la même scène et son ami. Imprints : empreintes, mais aussi repiquages, ce qui renvoie à l'idée d'emprunt, de mélange, de mix. Michel Banabila est aux synthétiseurs, aux platines et à l'échantillonneur. À ses côtés, Cok van Vuuren est à la guitare électrique ; un compagnon de longue date, Oene van Geel, est  à l'alto et au très rare violon à pavillon (« stroh violin », du nom de son inventeur Augustus Stroh, qui inventa cette forme de violon amplifié en 1899).

   Le premier titre éponyme nous plonge dans un monde un peu glauque, étouffant, à la rythmique disloquée, tout en glissements et scratches, voix trafiquées. C'est une mise en oreille, une invitation à goûter les textures qui nous attendent. L'alto de Oene van Geel surplombe un univers industriel opaque dans "Shift". L'ambiance est sourde, presque sournoise, comme si nous survolions des alambics géants, des usines en béton agitées çà et là de frémissements. Des ponctuations rythmiques lourdes viennent s'appuyer sur ce terrain oppressant, la musique décolle dans un mouvement grandiose, à la fois d'une incroyable puissance et d'une certaine grâce à la marge, comme d'une dentelle bordant un pavillon de pirate. Puis tout se rétracte, il ne reste plus un moment que des friselis presque délicats avant une dernière remontée d'une armée de graves et d'appuis percussifs. Un sacré titre ! "A Sense of Place" est un palais de cristal tournoyant en plein ciel avec l'orgue en longs mouvements flous, animé par l'alto aux courtes phrases élégiaques, plombé de frappes lourdes et décoré de picotements sonores. On est alors assez proche de l'univers d'Alva Noto. Quelque chose se creuse, creuse, se fait sa place, explose en sourdine puis en majeur. Des nappes successives occupent l'espace sonore qui est pris d'une transe hantée de cuivres et de souvenirs de voix. Le travail de Michel Banabila forge au fil des morceaux un monde cinématique assez vertigineux qui n'est pas sans évoquer des univers de science-fiction. Le titre suivant, "The Image of a Metropolis without a single car", va évidemment dans ce sens. Par delà l'humour, les claviers ont le champ libre au-dessus d'une ville apaisée tissée d'à-plats bruitistes : ne seraient-ils pas les astronefs de cette ville du futur, libres d'évoluer ? Mais la ville se réveille, secouée de trépidations, parcourue de chuintements rapides, qu'il faut endormir à nouveau par un pilonnage insistant et des volutes hypnotiques. Dans l'attente, peut-être, de "Micro Miracles", quand la ville redevient jungle tapie, bondissements louches, tambours dans la nuit et griffes électriques de la guitare, avec des réminiscences de fêtes anciennes, une vieille nostalgie tenace comme des rengaines de violon. Nous voilà au cœur battant de la matière, accrochés à des boucles épaisses, foisonnantes, celles de "Serendipity". Tout tourne, la guitare est dérapages et virgules dans une liquidité en fermentation, les synthétiseurs planent éthérés sur cette moiteur prenante, obsédante, un monde à la Jon Hassell dirait-on parfois, qui colle aux oreilles, insidieusement séducteur ! Les échantillons grattent en boucle au début de "Danube", on s'enfonce dans une onde obscure, hantée par d'autres couches enfouies qui se fraient un chemin. Le fleuve charrie des hallucinations, se fait lave bouillonnante pour nous absorber... On ne sortira jamais de ce disque quasi démoniaque !! 

   J'ai lu que Michel Banabila avait eu quelques ennuis de santé ces temps derniers. Il est bien revenu parmi nous avec ce disque abouti, qui devrait réjouir tous les amateurs de musique ambiante transfigurée par l'électronique et les tables tournantes que sont les platines.

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Paru en décembre 2018 chez Tapu records / 7 plages / 46 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente  (téléchargement uniquement) sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 20 Novembre 2018

Grant Cutler - Self Portrait

  Self Portrait est le troisième album sur Innova, le label du forum des compositeurs américains, de Grant Cutler, compositeur et artiste multimédia de Brooklyn. Entouré de quelques musiciens il crée un véritable opéra ambiant pour trois pianos (Chris Campbell, Jef Sundquist et lui-même), deux orgues (Chris Campbell et Jeff Sundquist), deux violoncelles (Michelle Kinney et Jacqueline Ultan), un violon (Sara Pajunen) un synthétiseur (lui-même), un saxophone (Michael Lewis) et la voix d'Aby Wolf. Certains d'entre eux font partie d'autres groupes, et Chris Campbell, compositeur et producteur, collabora avec Grant Cutler sur leur disque Schooldays over sorti en 2013.
 

   Apparemment, Grant Cutler a enregistré les artistes en train d'improviser à partir d'enregistrement retardés d'eux-mêmes, si bien que l'ensemble formerait en fait une série d'auto-portraits arrangés et retravaillés par le compositeur, un ensemble d'images et de séquences mémorielles. D'où l'aspect onirique des différentes pièces, qui baignent dans un climat brumeux, dans cette opacité du souvenir, lancinante dès "Georgia", morceau d'apparence reichienne avec sa pulsation initiale, mais trouble, tremblante, lente ballade mélancolique parmi des brouillards tournoyants, des orages sombres de drones sur lesquels se détachent les cordes et le piano très sourd. La matière sonore est d'une incroyable épaisseur, elle nous enveloppe suavement pour nous déposer dans une belle glissade-disparition. Un coup sourd, des vagues graves et lourdes de synthétiseur, le saxophone éthéré, vous voilà dans "The Dream I float away", impressionnant voyage dans les abysses changeantes dont cherche à émerger le piano escaladant les nues intérieures tandis que des traînées bruissantes strient l'espace. C'est une musique d'immersion, à la fois grave et chaleureuse, intrigante aussi. "Self Portrait", je craque, le piano sépulcral, ouaté, qui déambule dans les ténèbres peuplées de fantômes de synthétiseurs, de cordes soudain ultra-lyriques dans lesquelles est enchâssée la voix perdue. Quelle pièce somptueuse et bouleversante dans sa relative brièveté ! Pas étonnant que l'on tombe endormi dans les rues ("Falling asleep in the streets"), l'astronef avance dans les couches accumulées de souvenirs, au ralenti, on dérive, les textures se mélangent lentement, dansent aux lointains feutrés, hésitants. La deuxième partie évoque nettement au début les atmosphères à la Tim Hecker, feuilletage distordu pour anges en chute libre sous les voûtes géantes d'une cathédrale à demi-engloutie. L'ambiance est épique, frénétique : superbe ! Après ce déchaînement baroque, "Stairwell" est un chef d'œuvre de concision minimaliste : piano répétitif qui avance entre des haies calmes de cordes comme des arbres élégiaques très dignes s'élançant vers la lumière qui filtre à peine, là-haut... "Paroxysm" prolifère, turbines en eaux poisseuses, battements gigantesques dans des nuées explosées, mais à l'intérieur de la caverne des rêves à laquelle s'accrochent des lambeaux lyriques d'autant plus magnifiques que leur éclat est nimbé d'improbables aurores. Comment ne pas y sombrer, dans cette splendeur stupéfiante ? "drowning", noyade dans les gouffres pour violoncelles et violon sublimes et nuages de particules, la musique se vaporise littéralement au fil de vastes mouvements océaniques d'une incontestable grandeur.

   Un beau disque de musique ambiante, à savourer au casque...ou dans un antre musical approprié !

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Paru en avril 2017 chez Innova recordings / 8 plages / 39 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au disque.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 24 Mars 2018

Maninkari - L'Océan rêve dans sa loisiveté (Deuxième session)

   Les frères Charlot, Frédéric et Olivier, proposent une seconde session de L'Océan rêve dans sa loisiveté, initialement sorti en 2014. C'est une authentique musique de transe, improvisée à l'aide de multiples instruments ; alto, violoncelle, cymbalum (instrument à cordes frappées de la famille des cithares), zurna (instrument de la famille des hautbois), synthétiseurs pour Frédéric, santour, cymbalum, marimba et synthétiseurs pour Olivier. Une belle alliance d'instruments traditionnels et contemporains, d'acoustique et d'électronique. Nous sommes en Orient, nous sommes ailleurs, chez les Soufis, dans des confréries mystiques immémoriales. Chaque improvisation flotte dans le temps, puissamment rythmée par des percussions lancinantes, dans une ambiance de rituel mystérieux. La troisième commence avec un jeu subtil de percussions diaphanes qui se répondent, s'enrichissent de sons cristallins, de vagues harmoniques. Je suis assez surpris que des musiciens comme ces deux-là ne soient pas plus connus que d'autres à la mode. L'atmosphère est grandiose, extatique, comme dans une cathédrale en pleine lévitation. Quand on écoute au casque à fort volume, c'est une splendeur ! La quatrième improvisation superpose pulsation rythmique et oscillations frénétiques des cordes. L'espace est comme déchiré, illuminé par un concentré de zébrures. Le santour et le cymbalum rayonnent sur la cinquième, toute en transparences augmentées par les synthétiseurs, comme une onde magique se répandant sur l'univers. Ambiance soufie pour la sixième, rythme effréné, réverbérations énormes, on est charrié dans un torrent puissant parcouru d'éclairs, sous-tendu par un grondement sourd. Avec la septième, on se repose un peu. L'ambiance se fait méditative, marquée par le jeu du bodhram-tar, des boucles insistantes, un échelonnement harmonique chatoyant en arrière-plan . Vous l'aurez compris, chaque improvisation a sa couleur propre, mais s'insère parfaitement dans un cycle parfaitement maîtrisé. Maninkari développe une musique visionnaire d'une extraordinaire richesse sonore, une musique qui a du souffle, qui vit, qui se moque de toutes les étiquettes. On les sent vibrer, ces deux-là, et on vibre à les écouter, sans jamais s'ennuyer, parce qu'il n'y a pas de recette, ils sont branchés sur le cosmos, en symbiose. Écoutez la neuvième improvisation, la plus longue, qui vaut bien des ragas. Quelle jubilation, quel divin emportement, on voudrait que cela ne finisse pas !

   Un océan de beauté ! Un chef d'œuvre !

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Paru en septembre 2017 chez Zoharum (label polonais de musique expérimentale, ambiante etc.) / 9 plages / 56 minutes environ.

Très belle couverture et illustration intérieure d'Olivier Charlot.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

- Une des improvisations du duo :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Publié le 6 Mars 2018

Andrew Heath - Flux

   J'ai découvert Andrew Heath grâce à Lichtzin, fruit de la collaboration entre ce musicien britannique et le néerlandais Anne-Chris Bakker, régulièrement présent dans ces colonnes. Pour introduire ce nouveau venu, je ne commence toutefois ni par le début, dans les années 1995, ni par la fin. Quelques mots de présentation tout de même. Ses premières œuvres sont marquées par l'utilisation du Fender Rhodes, du piano et de l'électronique. À la fin des années quatre-vingt dix, il collabore avec Hans-Joachim Rœdelius, du légendaire duo allemand de musique électronique Cluster (avec Dieter Mœbius), si important dans la mouvance qui donnera avec Brian Eno ce qu'on appelle aujourd'hui les musiques ambiantes. Artiste sonore, Andrew Heath réalise des installations utilisant des sons de terrain, des sons récupérés, considérés comme non-musicaux. Son premier disque solo, The Silent Cartographer, sort en 214. Partant de quelques notes de piano, d'un miroitement électronique ou du traitement d'un son trouvé, il crée des ambiances sonores à la fois légères et d'une extraordinaires finesses, sculptées dans le détail, animées de minuscules changements incessants.

      Sorti en 2015, Flux est un chef d'œuvre d'ornementation ambiante, minimale. Dès le premier titre, "Caught in amber" (Pris dans l'ambre), on plonge dans une mer irisée de bribes de piano, de nappes de clavier, de cloches, de froissements, de chants d'oiseau, de drones. Le bon vieux Fender Rhodes est toujours là, au milieu de mille sons délicats et changeants. "Typestract cipher" plonge plus profondément, animé d'une houle lente par le rythme de clochettes diaphanes. Grattements, voix et bruits à l'arrière-plan, piano et Rhodes en avant pour des fragments mélodiques peu à peu entremêlés avec les sons d'une machine à écrire : quel message secret serait à déchiffrer ? Laissez-vous porter par le "Flux", troisième titre, nettement maritime, enchanté par les sirènes des grands fonds, des frottements de coquillages, parcouru de traînées électroniques, semé de traces dérivantes. "Northlands. Ephemeral Light" est plus céleste, traversé par des mouettes et autres oiseaux, ponctué de sourds coups de drones. L'éther y est à la fois nébuleux et lumineux. Le piano est plus présent sur le court "Darkening", presque jazzy, détendu dans l'obscurcissement du paysage qui prélude à "Ghost box", craquements et sons inquiétants, comme de chiens errants à demi étouffés. La musique tremble, grelotte, sous-tendue par des drones puissants. Des fantômes tentent d'apparaître, c'est indéniable ! Et ce n'est pas le discours clair du piano qui dissipera l'inquiétude, le terrain est miné, qui nous mène vers une étrange cérémonie démoniaque peut-être. La musique d'Andrew Heath a un indéniable pouvoir de suggestion ! On pouvait s'attendre avec "Camera Obscura" à ce que la route sombre se poursuive, mais c'est plus contrasté que prévu, plus mystérieux aussi. Le travail sur le son est plus corpusculaire encore. On flotte dans des nappes, des courants, des frottis, des surgissements multiples, en état d'apesanteur au pays de la splendeur des épiphanies. L'un des sommets de cet album envoûtant. Dont les titres sont aussi très beaux, comme ce neuvième, "The Tree is sleeping", où l'on semble entrer dans la respiration rauque de l'arbre, peuplée de murmures et de voix d'antiques nymphes, comme si l'on participait aussi à ses rêves d'envol sur la fin du morceau. La technologie rencontre en effet ici la mythologie, signe de son indéniable réussite à dire le vivant profond du monde, à l'exprimer avec une incroyable délicatesse, un sens poétique rare.

   L'album numérique propose deux titres supplémentaires. "Fragment" est une étonnante étude pour pianos, si belle qu'on inviterait volontiers Andrew Heath à écrire un livre d'études pour piano(s) et un brin d'électronique. "Liminal" (Liminaire ?) s'inscrit dans la continuité de l'album, lent tournoiement de motifs étirés, mais au seuil peut-être d'un langage plus choral, plus classiquement construit en fait que les fresques-mosaïques ambiantes du reste du disque.

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Paru en 2015 chez Disco Gecko / 8 plages / 63 minutes environ (2 titres supplémentaires en numérique, + 16 minutes environ).

Très belle couverture de Zoë Heath.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

Fausse vidéo pour "Camera Obscura" :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques