musiques ambiantes - electroniques

Publié le 4 Mai 2016

Duane Pitre - Bayou Electric

   Après avoir rendu compte du magnifique Bridges (2013), il était inévitable que je m'intéresse à nouveau à Duane Pitre, ce compositeur américain enraciné dans sa Louisiane natale. Il rend hommage au domaine familial, le "Four Mile Bayou" dans un disque sorti en 2015, constitué d'une seule pièce éponyme de près de quarante minutes (pas de quoi effrayer INACTUELLES !), Bayou electric. Présenté comme la troisième partie d'une trilogie comprenant Feel Free et Bridges, Bayou electric fusionne en une tapisserie sonore intense sons de terrains enregistrés en fin de nuit d'août 2010 sur le domaine, synthétiseurs, sons sinusoïdaux, cordes amplifiées (violon, alto, violoncelle).

   Début très lent : alternance de silences et de drones en voyage. Patience ! Quelque chose se trame. Vague d'orgue loin en arrière-plan, violoncelle en avant, deux lignes onduleuses traversées par les drones. Plus de quatre minutes de prologue. Le chant se lève, au violoncelle très grave, parsemé d'une ligne discontinue de clavier. Puis revient, s'amplifie peu à peu, s'étoffe dans une large circularité. La musique de Duane Pitre est pour ceux qui prennent le temps, tout le temps. Il suffit d'attendre la splendeur en train de se former sous nos oreilles. Des insectes aux stridulations métalliques (criquets, cigales ?) se fondent à la trame, animée d'un doux mouvement respiratoire. Nous sommes dans le bayou des sons, ce kaléidoscope de lumières et d'ombres toujours changeantes que rend assez bien la photographie de couverture, prise sur les lieux. Il n'y a qu'un monde, qu'il faut apprendre à entendre, qu'il faut laisser venir, toujours le même et toujours différent, au lisible désappointement d'un critique visiblement agacé par ce qu'il feint de prendre pour des efforts vains en vue de monter une côte. Ce qui lui manque, à ce monsieur, c'est le sommet. Or, dans cette musique, ce qui compte, c'est la côte, justement. Seule la côte existe, seule la côte est belle, et plus on la remonte, plus elle devient somptueuse, luxuriante, voluptueuse. Il n'y a pas de sommet parce que l'accomplissement n'est pas au bout, mais pendant la montée. Autrement dit, tout auditeur qui ne s'intéresse qu'au but sera nécessairement déçu. Il faut écouter autrement, ne rien attendre pour saisir au fur et à mesure l'épiphanie mouvante de l'inaudible, de l'ineffable beauté du monde. Le mouvement musical n'a pas forcément pour but de mimer la montée orgasmique et la décharge consécutive de l'orgasme. Les préliminaires, le mouvement même des sons entraînés plus irrésistiblement qu'il ne semble, sont déjà le sommet du plaisir, un sommet continu et non plus momentané, bref et final comme dans le schéma d'une certaine conception de la jouissance. C'est en quoi cette musique est délectable, constamment sublime, jusque dans son abandon aux seules stridulations à onze minutes de la fin. Cette suspension du mouvement, cette stase, relance la dynamique pulsante du morceau, tout en torsades sonores, en vrilles parfois hachées, comme tremblantes ; se déploient alors des corolles géantes, plus belles d'avoir été si longtemps fondues dans l'émouvant tout. Musique exubérante, proliférante, que j'imagine en accord avec la riche flore des bayous.

    N'hésitez plus : plongez dans le Bayou electric pour une immersion émerveillée !

Paru en  2015 chez Important Records / 1 titre / 48'20.

Pour aller plus loin :

- le site de Duane Pitre

- la page du label consacrée au disque.

- Un extrait (7 minutes) en écoute sur soundcloud, puis le disque en entier :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 24 Février 2016

Christina Vantzou - N°3

   Depuis son premier opus solo N°1 paru en 2011 chez Kranky la compositrice américaine Christina Vantzou, installée à Bruxelles, a affirmé un style de plus en plus personnel, mélange de somptuosité altière et d'épure hiératique qui donne à sa musique ambiante un parfum unique. J'ai souri en constatant que iTunes la classait dans la rubrique New Age, sans doute parce que la beauté mystérieuse de sa musique peut être interprétée comme un appel spirituel. Il est vrai aussi que la pochette de son dernier opus, qui représente deux jeunes gens presque nus juchés sur d'impressionnants rochers à proximité d'une cascade dont les eaux rejaillissent sous la forme d'une buée bleutée, n'est pas sans évoquer une forme de vie naturelle, un retour aux sources. Quand on ouvre le triptyque cartonné du disque, on voit sur le volet de gauche une photographie grisâtre, un peu floue, représentant probablement une allée de cimetière, tandis que le volet de droite nous montre, en plongée, une jeune femme (Christina ?) en short et corsage assise sur un surplomb rocheux entre trois énormes rochers, le visage tourné vers l'un d'eux et non vers nous ; entre les deux, c'est la présentation de la musique, qui nous proposerait donc un trajet, un itinéraire menant de la mort à la vie (si on tient compte de notre sens de lecture), une histoire de renaissance, hypothèse que la liste des quatorze titres, de "Valley drone" à "The Future" semble confirmer. Si l'on ajoute que N°3,  d'une durée de 1 heure 11 minutes, n'est pas loin d'atteindre la somme de la durée de N°1 - forty-six minutes, forty-four seconds - et de N°2 - thirty-four minutes, thirty-seven seconds, vous allez en déduire que je suis en plein délire New Age, cabalistique, et que mon logiciel de lecture de musque a bien raison. Et pourtant la compositrice ne fait plus intervenir le Magik*Magik Orchestra comme dans les deux disques précédents, mais un autre ensemble acoustique de quatorze interprètes, The Chamber Players, où l'on retrouve toutefois cordes, cuivres, bois, percussion, deux mezzo-soprano et un haute-contre. Comme pour les albums précédents, ces sonorités classiques sont savamment arrangées, mêlées aux différents synthétiseurs que Christina abandonne cette fois à John Also Bennett, artiste sonore qui enregistre aussi sous le nom de Seabat.

"Valley Drone" s'ouvre sur des appels de synthétiseurs, cor et/ou trombone, basson : puissance des graves, discrètement ponctués de percussion en sourdine. Puis des voix lointaines émeuvent l'espace sonore, les vagues de drones se succèdent. Dans quelle vallée, sur quelle planète sommes-nous, pour quels rites très anciens ? "Laurie Spiegel", le second titre, est-il un hommage à la compositrice éponyme, pionnière de la composition algorithmique ou à tout le moins fondée sur des principes mathématiques que Christina mettrait en œuvre dans cet album (nous dit la page du label) ? Une voix murmurante devenant clameurs, rejointe par un mur sonore crescendo, comme des sirènes, tournoiements, une majestueuse ascension trouble entrecoupée d'aperçus chatoyants aux synthétiseurs dans lequel se love parfois le contreténor. Le charme agit. "Pillar 3", par son égrènement initial de notes au clavier, fait songer à certains albums de Brian Eno et surtout d'Harold Budd. Les notes éclaboussent de lumière ce titre puissamment jalonné de touches profondes, abyssales. On marche dans la vallée des rois quand se lèvent des vents profonds de l'infini, que le sol se craquèle parce qu'il se passe quelque chose. Musique extraordinaire qui transporte l'auditeur saisi loin des routes connues. N'oublions pas que Christina Vantzou est vidéaste, aussi sa musique est-elle authentiquement, non pas seulement visuelle, mais plutôt visionnaire : elle nous dépayse. Écrivant ceci, je m'avise que je pense à certains auteurs surréalistes ou surréalisants comme Julien Gracq. Je l'ai, ailleurs, associée à une grande dame de la science-fiction, Nathalie Charles Henneberg. Le premier comme la seconde conduisent le lecteur à décoller de la réalité ordinaire pour accéder à un autre monde, le véritable peut-être. Lecture et audition sont alors des expériences de lévitation, de dessillement.

     Le titre suivant, "Robert Earl", m'intrigue : je veux croire qu'il ne fait pas référence au fondateur de "Planet Hollywwod", mais plutôt à son père, chanteur de charme des années 50. Ceci dit, je ne suis guère avancé pour évoquer cette pièce incantée par des voix angéliques, parcourue de frémissements graves de trombone (?) et baignant dans une douce semi-lumière agitée dans la seconde moitié par de vifs et brefs tourbillons. Nous sommes là-bas..."The Library", court intermède, fait songer à une cérémonie étrange : fond tournoyant de synthétiseurs scandé par des pizzicati qui finissent seuls la pièce avec une rumeur de voix. "Entanglement" est en effet un enchevêtrement de motifs sonores sur une ligne sombre, comme une forêt primaire sommée de brume et qu'on verrait par avion. C'est grandiose, envoûtant. Faut-il voir en "CV" une carte de visite, un raccourci de la carrière de Christina ? Violoncelle suave, cordes sublimes, cette tenue, cette allure altière que j'aime tant chez elle, tout concourt à une effusion bouleversante. Cette musique nous caresse de l'intérieur, dirait-on, pour nous épurer.

   "Cynthia" nous vient d'outre-tombe : sonorités flutées au ralenti, voix sépulcrale, vents électroniques et claviers parcimonieux, qu'est-ce qui se lève dans cette poussière astrale des origines, signe d'une résurrection en marche, tout tourne et gronde doucement, s'enfle, passe et disparaît. "Stereoscope" est animé d'une sourde pulsation, autour de laquelle gravitent des ailes sonores diaphanes, comme s'il s'agissait du voyage intersidéral d'un astronef filmé à une distance suffisante pour qu'il paraisse presque immobile dans l'immensité cosmique. Puis les vents balayent la scène, un objet sonore grave envahit l'espace, démultiplié, c'est "Pillar 5", puissantes colonnes d'un temple imposant, laissant lui aussi un sillage poussiéreux en fin de titre. "Moon Drone" est sans doute l'une des pièces les plus étranges, avec ses spirales de basses profondes frangées de lumière qui envahissent un espace immense. Il y a chez Christina Vantzou un sens aigu de la profondeur de champ, des mouvements qui sont des passages de drapés, des déploiements retenus et imposants. Sa musique se fait incantation sobre, toujours majestueuse. "Shadow Sun", par contraste avec le titre précédent, est d'abord plus éthéré, parcouru de voix fragiles, ponctué de gouttes de clavier,  mais le soleil se voile d'ombre en même temps qu'il rayonne plus intensément sous des épaisseurs de voiles. La lente avancée musicale acquiert une grâce exquise, quasi extatique. Un titre prodigieux ! Nous voici arrivés au "Pillar 1", avant-dernière station de ce voyage. C'est la fête des graves, violoncelle et basson, trombone, on ne sait plus tant tout se mêle dans une indicible et superbe langueur soulignée par les violons. Chaque titre est comme une fleur qui s'ouvre, se déploie, passe devant nous avant de disparaître. Sans nous en apercevoir, nous avons traversé le temps, depuis la "Valley Drone" des lointaines naissances : place à "The Future", un futur qui ne diffère pas essentiellement des moments précédents, mais strié de glissendis, de notes tenues, distendues qui nous précipitent lentement dans l'extinction.

   Un disque remarquable à écouter d'une traite pour apprécier la palette sonore raffinée, parfaitement maîtrisée, de Christina Vantzou, compositrice vraiment singulière qui poursuit l'élaboration d'une œuvre à la beauté souveraine.

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Paru en  2015 chez Kranky / 14 titres / 71 minutes.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- puis une vidéo de Christina pour The Future

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 1 Décembre 2015

King Midas Sound / Fennesz - Edition 1

   Sur les rives envoûtantes du Léthé sidéral

   Edition 1 est le fruit de la rencontre inédite entre le trio britannique King Midas Sound, et le guitariste et compositeur autrichien Christian Fennesz. Le résultat est brumeux à souhait : voix distantes, comme au ralenti, claviers assourdis, éléments rythmiques entourés de gaze. De la musique électronique ambiante extrêmement prenante, dès le premier titre, "Mysteries". La voix du chanteur de King Midas Sound est chaude, douce : une invitation à dériver dans les soirs profonds. "On my Mind" est encore plus ouaté, plus intimiste, avec la voix de Kiki Hitomi, qui nous plonge dans un rêve chaloupé, revient chargée de réverbérations dans un dub sensuel et mélodieux à damner les anges les plus endurcis. Morceau facile ? Il est vrai que j'ai l'impression d'avoir déjà entendu cela, mais j'écoute tellement de musique, alors, je pense soudain à certains titres de Portishead, et j'adore, c'est ce qui compte, non ? "Waves" annonce la couleur planante de la composition, dominée par des drones et la voix de Roger Robinson, complètement en allée, langoureuse et envoûtante. C'est une lente descente vers des plaisirs (interdits ?), une incantation trouble mêlée d'une remontée avec des claviers diaphanes, plusieurs plans de sonorités électroniques superposées : titre splendide, qui s'étire dans un éther d'une incroyable sérénité. "Loving or leaving" crachote, pluie électronique intermittente soudain puissamment découpée par les interventions vocales du chanteur, soulignées d'une basse très lourde. Oh le choc !! Batterie cosmique, pulsations géantes, comment ne pas fondre, rendre les oreilles, abdiquer tout sens critique : cette musique nous dévaste, nous envahit comme une mer de foudre se changeant en traînées incandescentes. "Melt" vient de plus loin encore, ponctué par la basse insistante, la voix légèrement amplifiée et surplombante du chanteur, environnée de champs électroniques intenses piquetés de batterie. Des vents se lèvent dans une musique devenue abstraite, sourdement tourbillonnante et lentement disparaissante. "Lighthouse" : la guitare de Fennesz est un phare dans le brouillard électronique épais environnant la voix hallucinée du chanteur. Tout dérive à nouveau dans ce trip hop mâtiné de dubstep (oui, je me laisse aller aux étiquettes, je ne le ferai plus !!) d'une incroyable épaisseur.   

   "Waves" annonce la couleur planante de la composition, dominée par des drones et la voix de Roger Robinson, complètement en allée, langoureuse et envoûtante. C'est une lente descente vers des plaisirs (interdits ?), une incantation trouble mêlée d'une remontée avec des claviers diaphanes, plusieurs plans de sonorités électroniques superposées : titre splendide, qui s'étire dans un éther d'une incroyable sérénité. "Loving or leaving" crachote, pluie électronique intermittente soudain puissamment découpée par les interventions vocales du chanteur, soulignées d'une basse très lourde. Oh le choc !! Batterie cosmique, pulsations géantes, comment ne pas fondre, rendre les oreilles, abdiquer tout sens critique : cette musique nous dévaste, nous envahit comme une mer de foudre se changeant en traînées incandescentes. "Melt" vient de plus loin encore, ponctué par la basse insistante, la voix légèrement amplifiée et surplombante du chanteur, environnée de champs électroniques intenses piquetés de batterie. Des vents se lèvent dans une musique devenue abstraite, sourdement tourbillonnante et lentement disparaissante. "Lighthouse" : la guitare de Fennesz est un phare dans le brouillard électronique épais environnant la voix hallucinée du chanteur. Tout dérive à nouveau dans ce trip hop mâtiné de dubstep (oui, je me laisse aller aux étiquettes, je ne le ferai plus !!) d'une incroyable épaisseur.   

   Le sommet est atteint avec "Above water" : chef d'œuvre de presque quatorze minutes, virtuellement infini. Chant des claviers et des drones, vents électroniques, boucles rythmiques insidieusement implacables : l'univers n'est plus que ce battement distendu qui envahit le sang et les artères. On se laisse aller, le bonheur est là, dans ces boucles-mondes des origines, lorsque l'esprit survolait les eaux primordiales. Titre prodigieux, proprement mystique, en roue libre pour anéantir les apparences, les illusions !

    "We Walk together" semble se dérouler sur une planète lointaine. L'univers grésille, la voix de Kiki est portisheadienne en diable, double de Beth Gibbons porté par un courant hypnotique et des chœurs, des claviers poussiéreux et transcendants. L'univers est rayé de zébrures fauves jusqu'au jugement dernier ! "Our love" achève le périple. Tout a basculé vers un ailleurs narcotique peuplé d'échos plus que de voix, de réverbérations et de vagues sidérales.

   Un sacré coup de cœur, et il faut ça après Bruit Noir, histoire de réenchanter le monde...en l'oubliant d'abord, le temps des écoutes et de leurs prolongements en nous.

   J'attends évidemment les éditions 2, 3 et 4 annoncées, qui permettront à King Midas Sound de tester d'autres collaborations.

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Edition 1, paru en septembre 2015 chez Ninja Tunes / 9 pistes / 60 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au disque.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 3 Novembre 2015

Mathias Delplanque - Chutes

   Paru en février 2013, Chutes a failli m'échapper, au risque de chuter dans l'oubli interstellaire (je sais, j'exagère !). J'avais chroniqué le très bon Passeports,  sorti en 2010 et découvert par hasard grâce aux réseaux sociaux (comme quoi on n'y trouve pas que des niaiseries narcissiques). Entre temps et après le premier cité, Mathias Delplanque, artiste majeur de la scène électroacoustique française, compositeur, improvisateur et interprète, a sorti d'autres albums que je n'ai pas encore écoutés, laissés de côté par le flux intarissable des sorties qui risque de rendre fou l'auditeur le mieux disposé. En tout cas, Chutes vaut le détour...

   Dès le départ, l'osmose entre bruits divers et sons électroacoustiques est parfaite. "So" nous fait pénétrer dans un monde mystérieux, fascinant, d'une extraordinaire densité sonore. Les bruits se sont mis à vivre, sont réellement musiqués (je risque le néologisme !), intégrés dans une musique ambiante habitée, hantée par un orgue omniprésent et un léger battement percussif en arrière-plan. "Ru" prolonge cette splendeur tranquille faite de froissements secrets, de striures électroniques, d'étranges granulations et de surgissements improbables. La pièce se termine par une longue traînée somptueuse, telle une comète énigmatique qui viendrait de nous effleurer.

   "Fell" commence à la guitare, sèchement, pour se développer puissamment, agrémenté de cloches. Prairies électroniques, je vous salue, vous dites la vie minuscule, le chant des éléments inconnnus, l'état des choses que nous ne voyons ni n'entendons plus. À ce stade, on sait qu'on a affaire à un musicien au sommet de son art, capable de transcender tous les sons pour chanter le continuum de la vie concrète. La pièce devient un véritable art de l'illumination, un art sonore à la Rimbaud, fleur mystique hallucinée qui laisse l'auditeur émerveillé par la maîtrise consommée des matériaux sonores. "V" dérive de manière ondulatoire, très loin de toute prise en dépit des nombreux bruits qui s'invitent, quelque part entre Pantha Du Prince et James Murray. Cloches bruissantes, matières craquées, surgissements tumultueux, qui dira votre beauté souveraine ? La pièce travaille sur les limites, abolissant la distance entre guitare saturée (?) et sons d'ordinateurs. Chef d'œuvre, c'est indéniable ! "Bu" serait une cérémonie gagaku pour bruits raffinés, un orchestre du chaos. "Flo" rejoint "So", en plus chaotique. Il semble qu'au fur et à mesure les bruits se donnent davantage libre cours, réellement déchaînés, créateurs d'un univers totalement singulier, ayant rompu toutes les amarres mélodiques traditionnelles. "Alo" est l'aboutissement de cette conquête, âpre et mordant, d'une puissance sourde, vertigineuse, tel une série d'orages magnétiques rentrés. Cette musique est réellement impressionnante !

 

   Un très, très grand album, l'un des meilleurs de l'année 2013 et de ces dernières années !

Une couverture superbe de Dove Allouche, pour couronner le tout !!!

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Chutes, paru en février 2013 chez Baskaru Records / 7 pistes / 46 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- la page du label Baskaru consacrée à l'album.

- le site personnel de Mathias Delplanque.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 22 Octobre 2015

James Murray - The Sea in the sky

L'aspiration chérubinique  

   Je découvre le compositeur britannique James Murray avec ce septième album. Je laisserai donc les connaisseurs et suiveurs de cet arpenteur des musiques ambiantes et électroniques comparer avec les albums précédents. Il semblerait en tout cas que j'arrive à point, au moment où, par ailleurs, l'artiste rejoint la jeune maison française VoxxoV.

   La mer dans le ciel : brouillage des éléments, marée liquide à l'assaut de l'espace intersidéral. D'emblée, la musique se situe très haut, très loin. Nappes de drones animés de pulsations sourdes, comme des nuages granuleux en rangs serrés. C'est "Altitude", le premier titre, la première des cinq méditations obscures d'une durée comprise entre huit minutes trente et presque dix minutes. Pour quelle migration ces nuées de particules dans lesquelles se sont résorbées guitare, basse, piano et électronique (il faut lire la notice de VoxxoV pour le savoir, je l'avoue humblement), qui pourrait le dire ? Nous sommes en voyage, voilà ce qui compte. "Hollows"prend une tournure plus nettement ambiante avec l'orgue et les claviers qui nous propulsent pas très loin de chez Tim Hecker. La musique monte, se creuse, aimantée par les boucles courtes de l'orgue quasi diaphane à l'arrière-plan. Noire extase, lévitation puissante et souverainement transcendante, cette musique est d'outre-monde, ne connaît que le sublime à force d'abstraction fusionnelle. Si "Altitude" était un départ radical, "Hollows" est la traversée faussement immobile d'océans d'une extraordinaire densité où l'on se surprend à entendre le chant des drones au milieu des courants électroniques. "Theseainsky", par son titre condensé, nous donne comme la clé d'entrée dans les cavernes ultramarines palpitantes de mille clartés qui s'offrent maintenant à nos oreilles stupéfaites, tandis que de sourdes cornes qu'on dirait de brume virgulent le gigantesque papillonnement sonore, la marée de froissements, déchirements qui semblent animés d'une vitesse grandissante, comme si l'infini se coagulait au fur et à mesure de l'entrée de la mer dans le ciel, donnant naissance à une vaporisation paroxystique de particules. Tout s'arrange, se règle avec "Settle", jumeau chérubinique de "Hollows", tresse radieuse d'orgue, de lentes volutes de drones et de traînées électroniques claires, qui s'approfondit de graves girations pour s'implanter plus profondément dans nos cerveaux décapés, dans nos tripes vidées, tant cette musique est une prise de possession, agissant comme un python cosmique coïncidant avec l'univers qu'il ensère et phagocyte. Il ne reste plus qu'à disparaître, à se dissoudre dans le nouveau continuum, le nouvel océan-ciel, élément unique dont on entend comme la respiration inaltérable, impassible et magnifique, au-delà de tout souvenir d'une humanité pitoyable.

   En ce sens, la musique de James Murray est proprement fabuleuse, d'un romantisme grandiose, absolu. À écouter le soir, la nuit, au volant, au casque, à chaque fois que le monde phénoménal tend à s'estomper pour laisser entrevoir ce que notre civilisation cherche souvent à nous faire oublier.

   À noter les belles illustrations abstraites de David John Hilditch, en parfaite adéquation avec la musique de James Murray

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The Sea in the sky, paru en 2015 chez VoxxoV / 5 pistes / 47 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- le site de James Murray

- l'album en écoute sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 4 Octobre 2015

Astrïd - The West Lighthouse is not so far

   Sorti depuis mai, le nouvel album d'Astrïd (je renvoie à l'article consacré à High Blues pour la présentation du groupe), The West Lighthouse is not so far, s'inscrit dans cette lignée tranquille et intemporelle qui me plaît tant chez eux : un album de temps en temps, quelques collaborations choisies. Leur musique hésite entre plusieurs champs : un folk très libre, une tendance post-rock mâtinée de blues, des influences du côté des musiques contemporaines  minimales ou contemplatives (pour aller vite), d'où la dimension ambiante assez sensible. Elle reste essentiellement acoustique : guitares, piano (y compris Rhodes), harmonium, violon, clarinettes, batterie et métallophone, avec le renfort parfois d'un ou deux synthétiseurs.  Ce qui compte, c'est d'installer une atmosphère, un climat. La ligne compositionnelle est toujours claire, de manière à mettre en valeur la beauté des sonorités instrumentales. Ces compères-là sont des amoureux de leurs instruments, qu'ils manient, dirait-on, avec une grande sensualité, une délicatesse retenue et un art consommé du son.

    "Pierre noire", avec ces presque quatorze minutes, en est l'illustration : longue intro constituée d'abord de vagues résonantes évoquant une vinâ, cet instrument à cordes indien capital pour placer l'auditeur dans un ailleurs harmonique, puis la guitare, sur ce fond extatique, trace dans le ciel des zébrures franches, développe une idée musicale d'une grande lumière mélancolique, avec des ponctuations discrètes à la batterie. Peu à peu, tandis que le violon s'est joint à la plainte, tout devient incandescent, mais se résorbe en longs moments méditatifs, le violon dans les aigus, la guitare dans de brèves volutes serrées. Survient alors la douce clarinette, et le morceau prend une allure de blues suave se balançant dans la splendeur des soirs, avec appoint de claviers et d'harmonium. "Madonetta" semble poser avec insistance, dans un petit entrelacs de guitare, banjo (?), clarinette, métallophone aussi, presque la même question suivie de silence, jusqu'à ce que la guitare, épaulée par l'harmonium, puis par la batterie (cymbales surtout), réponde par un continuum lumineux, puis un court crescendo intense ramenant au point de départ. On se sent bien, à écouter la musique d'Astrïd, parce qu'elle se soucie de nous, nous met à l'aise. Elle est de plain-pied, offerte.

   La guitare à archet ouvre "Goulphar", somptueusement. Lentes traînées, réverbérations, girations éthérées, atmosphère sublime dans des aigus ouatés que viennent tempérer des graves profonds. Après sept minutes d'une incroyable beauté lointaine, le piano vient poser une poussière de notes, la clarinette souffle des graves profonds, ramenant l'auditeur tout près d'une source chaude, dans une efflorescence percussive superbe. "Lanterna" commence comme un duo élégiaque de violon et guitare. La clarinette élargit la perspective, mais on reste dans l'intime d'une musique de chambre tapissée de silences. L'entrée de l'harmonium confère à la suite la dimension d'une cérémonie feutrée en dépit de la participation de la batterie au rituel. Loin des tonitruances, ils célèbrent, n'en doutons pas, la lanterne de vie, celle qui éclaire et réchauffe le cercle domestique. "Grey nose", s'il pointe un museau nettement électrique, reste dans cette musicalité paisible, ce dépouillement aussi, qui passe par des temps de pause, véritables respirations d'une musique qui garde des allures improvisées. "Peacock" sonne plus traditionnel avec son entrée qui n'est pas sans évoquer des taqsims et autres intro au oud par exemple, tant la guitare est comme intériorisée, surtout que la clarinette pourrait faire penser, elle, au doudouk arménien. L'effet folk est conforté par le violon chantant presque à l'irlandaise, mais en même temps contredit par une matière sonore sourdement pulsée de l'intérieur, striée de fulgurances discrètes, donnant à l'ensemble un aspect chatoyant, ocellé...comme la queue du paon du titre (ici l'imagination se donne libre cours !).

    Il reste à aller vers "Ouest", morceau atmosphérique et hypnotique, sombre et mystérieux, illuminé par une guitare électrique qui donne au titre sa couleur post-rock, même si la dominante est au final ambiante. Pas vraiment d'envolée à la Explosions in the sky, mais une atmosphère intense, une vraie matière en haute fusion, et c'est une fin de disque éblouissante !

    Vrai, le Phare Ouest n'est pas si loin  (!!) avec cette musique des grands espaces sonores à la temporalité distendue qui fait tant de bien dans notre société finalement de plus en plus étriquée. Un album radieux pour prendre le large.

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The West Lighthouse is not so far, paru en 2015 chez Monotype Records (un label polonais) / 7 pistes / 62 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- Présentation du groupe sur Métisse Music

- le site d'Astrïd

- "Ouest" en écoute sur soundcloud :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Publié le 26 Mai 2015

Michel Banabila / Oene Van Geel - Music for viola and electronics II

   Michel Banabila (Doepfer A-100 analog modular system et autres) et Oene Van Geel (alto surtout, violon sur un titre) récidivent. Après le volume I paru en 2014, voici le volume II sorti depuis peu, avec une nouvelle superbe photographie aérienne de Gerco de Ruijter en couverture, et quelques musiciens en renfort : la clarinette basse de Keimpe de Jong sur le titre 2, Joost Kroon à la batterie et aux métallophones en 3, Radboud Mens à la programmation ableton en 5, Emile Visser au violoncelle et Eric Vloeimans à la trompette sur les titres 2, 3 et 5.

     "Hephaestus" donne le ton de cet opus, sorte de poème électronique sombre, mystérieux, caverneux. Ne sommes-nous pas dans les forges de Vulcain / Héphaïstos ? Sur fond de drones, l'alto de Oene Van Geel tranche, zèbre l'espace sonore de grands coups d'archet. L'arrière-plan devient régulièrement incandescent, animé d'une respiration obscure. Des aigus déchirent la trame d'un incendie qui couve, ça grésille, crépite, quelque chose de monstrueux émerge peut-être. Le morceau est une plongée dans les mystères de la matière, une odyssée imaginaire d'une grande puissance. Peu à peu, la caverne se peuple de multiples vecteurs sonores, le marteau s'abat avec une régularité infernale, de quoi réjouir les amateurs de musique industrielle ou expérimentale, je pense aux albums d'Annie Gosfield parus chez Tzadik par exemple. La coda est paradoxalement une longue traînée sidérale, une échappée de la caverne démolie sous les coups de marteaux-piqueurs électroniques. Magnifique et impressionnante ouverture ! Le début de "Chaos", le deuxième titre, est trompeur. La langueur mélancolique du chant de l'alto , déjà menacée de bruits bizarres, est explosée après une percussion sourde du clavier. Tout s'écroule, se lézarde, l'alto dérape, des percussions multiples, des pizzicatis, perturbent la mélodie, qui sourd quand même entre les fragments de blocs sonores, les transcende. Pièce oxymorique, écartelée entre démantèlement et mélodies d'une suavité ravageuse. C'est absolument superbe, d'autant que la clarinette basse apporte son contrepoint profond au chant sublime des ténèbres apparu après la première partie destructrice. Comme des trompes électroniques répondent au déhanchement orientalisant du violoncelle, tandis qu'un discret pizzicato rythme le mystère des surgissements, que la trompette se déchire dans des aigus extrêmes.

   "Vleugels" ("Ailes") nous emporte au pays des oiseaux chimériques, sans doute les oiseaux du lac Stymphale, aux ailes et aux plumes d'airain, de bronze. La composition est pulsante, à dominante d'aigus brefs imitant les cris d'oiseaux, puis le violoncelle apporte ses graves majestueux, et l'on s'envole en beauté majeure sur des draperies de claviers synthétiques et une batterie déchaînée. Comme quoi électronique et lyrisme peuvent faire bon ménage ! Toute la fin est d'une suavité incroyable...Mais "Radio spelonk" est un retour à la cave - c'est le sens du néerlandais "spelonk" - aux mirages, aux hallucinations, peuplée de brefs échantillons de voix, animée d'apparitions sonores fugaces, que le violon d'Oene vient unifier par des phrases énigmatiques. On est ici entre musique concrète et pure musique contemporaine. "Kino mikro" se fait alors la voix d'un Destin sibyllin, articulé en courtes respirations où apparaissent tantôt l'alto, le violoncelle, la trompette (on songe fugitivement à Jon Hassell) sur un arrière-plan de disque qui gratte, de particules nuageuses. Le dernier tiers est plus syncopé et en même temps plus explicite avec un retour de mélodies entêtantes, un côté manège infernal, puis tout se défait, retourne au silence.

   Une deuxième collaboration très réussie pour ce voyage imaginaire passionnant de bout en bout, musicalement splendide.

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Music for viola and electronics II, paru chez Tapu Records en mars 2015 / 5 pistes / 48 minutes

Pour aller plus loin :

- le site personnel de Michel Banabila

- Michel Banabila sur soundcloud, pour écouter des extraits d'autres compositions.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 16 Décembre 2014

  Troisième article de ma rétrospective achronologique des parutions du compositeur néerlandais Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek.

Machinefabriek (3) - Halfslaap II

Sur les ailes frémissantes de la Musique

Avec Halfslaap II, paru au début de 2014, Machinefabriek est à un tournant sans doute décisif. Alliant à ses sons électroniques deux phrases de violon interprétées par Anne Bakker, il crée une pièce unique, écrite, jouée, d'une stupéfiante beauté. Une minute à peine suffit, à l'aide de textures électroniques, pour poser l'atmosphère ouatée, puis se profile la première phrase de violon, d'abord si lointaine, qui se rapproche avec une immense douceur, se déroulant comme au ralenti, croisant bientôt la seconde, presque identique, un peu plus longue. Principe reichien de décalage, de croisement de motifs, poussé à ses extrêmes, jusqu'à leur fusion, leur dissolution dans l'enchevêtrement des drones, des harmoniques. Pas de pulsation rythmique comme chez Reich, mais un jeu de miroir qui décompose, démultiplie les deux phrases et le matériau alentour. La pièce joue de la lenteur avec un art consommé de l'emprise hypnotique. On se laisse aller dans les méandres de cette musique qui n'en finit pas de s'étirer, de nous perdre dans son labyrinthe de plus en plus profond, infiniment suave, où s'ouvrent sans cesse de nouveaux chemins. C'est un jardin enchanté dont on ne sortira plus jamais. Il nous retient de tous ses frémissements, de tous ses bras de corde formant un prodigieux feuilleté sonore. C'est une chute qui ne se sait plus chute, vertigineuse et pourtant ascensionnelle, d'une indicible volupté, qui glisse entre tant de balbutiements fragiles, translucides, tant de vibrations graves. C'est une chute dans la durée pure, dans l'épaisseur du temps projeté dans l'espace en expansion. Au fur et à mesure, le matériau se densifie, se stratifie, comme si nous arrivions au centre d'un continent inconnu, à l'écart depuis toujours. En ce sens, il s'agit d'une musique initiatique, illuminante, un peu comme ces voyages intérieurs que l'on accomplit parfois à demi-endormi et qui nous font prendre le monde "réel", à notre réveil, pour une copie décolorée du monde fabuleux entr'aperçu pendant ce laps de temps vécu comme des siècles d'un éclat nonpareil, un peu aussi comme une plongée sous les paupières saturées de soleil, à la poursuite des rais de lumière qui tapissent l'ombre de leur envers et la fractionnent en formes changeantes à la poursuite desquelles on se lance dans l'oubli complet du temps. Toutes les comparaisons paraissent pauvres quand on vit cette musique aux mille ailes se déployant dans l'immense cathédrale qu'est devenu notre cerveau transporté dans le seul lieu qui vaille, où passe et repasse le Violon-Graal, promesse d'une Vie libérée des contingences. Extatique, luxuriante, somptueuse, Halfslaap II est une pièce inépuisable.

   Ne soyez pas étonné si je renonce à rendre compte de la seconde pièce figurant sur le cd : je vous la laisse découvrir. Ne me réveillez pas. Je rêve encore, émer-veillé !!

Paru en 2014 chez White Paddy Mountain / 2 titres / 55 minutes (dont 35 pour Halfslaap II)  

Pour aller plus loin :

- un article précédent consacré à Secret photographs, un autre à Stillness Soundtracks

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques