musiques ambiantes - electroniques

Publié le 20 Novembre 2020

Jasmine Guffond & Erik K Skodvin - The Burrow

   Après une collaboration entre la compositrice de musique électronique Jasmine Guffond et Erik K Skodvine de Deaf Center (duo fondé en 2003 avec Otto A Totland) lors du dixième anniversaire du label berlinois sonic pieces en 2019, Monique Recknagel, la dirigeante de cette maison, a souhaité qu'elle débouche sur un disque, qui est sorti fin octobre 2020 sous le titre The Burrow (Le Terrier). Où l'on retrouve Franz Kafka, puisque Le Terrier (Der Bau) est son dernier récit, resté inachevé et publié de manière posthume en 1931, sept ans après la mort de l'écrivain. Ce choix est évidemment en rapport avec l'étrange année 2020. Le narrateur, mi-homme, mi-animal, souhaite édifier une demeure parfaite pour se protéger de ses ennemis. Il ne cesse d'y apporter des modifications, mais cela ne l'empêche pas de vivre dans une terreur quasi permanente. « La plus belle chose au sujet de mon terrier est sa tranquillité. Bien sûr, elle est trompeuse. À tout moment, il peut être détruit, et tout sera terminé. Pour le moment, cependant, le silence m'accompagne. » Une parabole animalière sur la paranoïa galopante de nos sociétés hyper-protégées, qui se sentent paradoxalement toujours plus menacées.

  Chaque titre porte le nom d'un animal éteint ou en voie d'extinction. Jasmine manie son ordinateur portable et des cymbales, tandis qu'Erik joue du piano, de l'orgue Farfisa, des percussions et des retours. Ils sont rejoints par la musicienne finnoise Merja Kokkonnen qui improvise des vocaux sans paroles.

  Avec "Spririfer", nous voici peut-être à l'intérieur de la coquille bivalve de ce coquillage disparu. Des nappes sonores s'étirent, se chevauchent lentement jusqu'à l'entrée du piano, sépulcral, minéral, qui descend un escalier de pierre. La voix de Merja l'accompagne de son lamento murmuré, prolongé d'échos. L'atmosphère est lourde, prenante, celle d'une prière désespérée qui se déploie en envolées fulgurantes à la limite du cri. Superbe entrée dans ce disque chamanique ! "White eyes", cymbales frémissantes sur fond continu, nous plonge dans le terrier traversé de bruits sourds. Dans ce monde souterrain pour albinos, des millions de chauves-souris font un vacarme qui tapisse toutes les parois sonores, comme la démultiplication de toutes les peurs provoquées par les ténèbres environnantes.

L'animal fouisseur, "The burrower", est en activité. Il creuse, respire, on creuse, ça respire : qui sait ? Les textures électroniques tenues, les grattements percussifs infimes mènent l'habitant souterrain à un orgasme d'horreur proche de l'étouffement tandis que les coups se rapprochent, que tout gronde comme d'énormes animaux invisibles et tout proches.

   Le titre suivant, "Cozumel Trasher" est probablement déformé par une coquille. Ne faudrait-il pas lire "Cozumel Thrasher", qui désigne le moqueur de Cozumel, un oiseau qui vivait sur l'île de Cozumel au large du Yucatán ? On peut  y voir sinon le dérivé de l'adjectif "trash", bien sûr, mais le sens est rien moins qu'évident. "Des explosions sourdes de drones ouvrent le morceau. Puis une note tenue apporte sa lumière au milieu des déflagrations, quelque chose surgit lentement, en vrilles d'orgue crescendo, des vagues balaient l'espace, mais des objets inconnus créent une atmosphère de cauchemar, comme des terrassements anarchiques, proliférants, qui empêchent les sources d'espérance de gagner. C'est un immense combat, de plus en plus obscur, hanté, peuplé de voix caverneuses d'esprits défunts.

   Le dernier titre, "Swan Galaxias", renvoie, comme son nom ne l'indique pas, à un poisson, le Galaxias Fontanus, poisson endémique en danger critique de l'est de la Tasmanie. Nous sommes en eaux profondes, dans des ondulations électroniques glauques. Tout résonne, rayonne, et la voix de Merge retentit comme celle d'une sirène au milieu des grondements, des grognements. On entend des sortes d'oiseaux emprisonnés, la tension monte, l'orgue étend une nappe lourde et lumineuse sur ces fonds inquiétants en proie à des surgissements vertigineux. Le piano brode une mélodie de boucles sombres trouées de cris terrifiants. Nous sommes emportés par un maelstrom, qui se calme pourtant, déchiré par la voix de mouette folle de Merge, bouleversante de déréliction contenue, rentrée... C'est le piano qui conclut, solennel, implacable, ce voyage dans le terrier de nos peurs.

  Une musique impressionnante d'une sombre beauté.

Paru le le 30 octobre 2020 chez sonic pieces / 5 plages / 37 minutes environ.

Et vous, que voyez-vous ou croyez-vous voir par les multiples fentes de ce disque vert ??

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Publié le 3 Novembre 2020

Rafael Toral & João Pais Filipe - Jupiter and Beyond

   Jupiter and Beyond se présente de prime abord comme la suite de Jupiter (2018), la précédente collaboration entre Rafael Toral et João Pais Filipe. Mais l'album est aussi le fruit d'une plaisanterie tandis qu'ils s'amusaient avec des gongs joués avec des archets, les effets de retour. Décision est alors prise de faire un disque à partir de cette session improvisée, en enregistrant dans l'atelier de João Pais Filipe à Porto, atelier dans lequel il a fabriqué le gong étonnant qui figure sur la pochette. À cette matière première Rafael Toral a ajouté plusieurs couches sonores par endroits, utilisant même une guitare électrique à laquelle il n'avait pas touché depuis 2003. João est à la grosse caisse, aux gongs et aux cloches, Rafael aux retours (amplificateur modifié MS-2) et à la guitare.

Deux longs titres de près de vingt-et-une minutes chacun constituent cet album sidérant, c'est le cas de le dire... Deux longs envols dans les espaces infinis tapissés de drones sourds, traversés d'objets sonores étranges. Froissements mystérieux de cymbales, couinements tordus de guitare, palpitations, battements, irisations, comme un voyage dans un trou noir. Le vaisseau avance irrésistiblement, happé par les espaces en constante métamorphose, et je pensais aux grands opéras de l'espace de Nathalie Henneberg. Au centre du premier titre, "Jupiter", on tombe dans un archipel contemplatif hanté par les gongs - comment alors ne pas songer à Alain Kremski, ce Maître des Gongs -, on entend des oiseaux interstellaires, toute la matière noire fermente en arrière-plan, c'est absolument splendide, on croit entendre un saxo perdu (gong frotté à l'archet ?). Des vagues de plus en plus denses de retours déferlent, lâchant un drone massif que viennent éclairer des cloches, d'autres gongs plus profonds, un véritable feuilletage des couches qui se frottent l'une contre l'autre. L'atmosphère est extatique, cérémonielle, tellement les sons sont vrillés, donnant presque l'impression d'entendre un thérémine au cœur d'un creuset gigantesque.  

João Pais Filipe

João Pais Filipe

"Beyond" s'ouvre sur des vents noirs, des mouvements dans l'ombre. La guitare frémit, se torsade, tandis que d'étranges plaintes étouffées envahissent l'espace. Des choses respirent avec difficulté, d'autres éclosent. Cet au-delà est plus inquiétant, trouble, palpitant de vies monstrueuses. Des cloches toutefois illuminent brièvement cet antre goyesque, ce foisonnement louche d'embryons effrayants. Puis gongs et cloches se répondent, l'épaisseur des graves contre la transparence gracile des aigus. Des chauves-souris se déplacent. La tension monte insidieusement, gongs et cloches aux frappes plus rythmiques, comme une invitation à la prière. Le crescendo se stratifie, s'accélère, une matière noire finement striée de lumières diffuses ; la grosse caisse fouette le cauchemar en pleine gestation. Au-delà de Jupiter, c'est Saturne dévorant ses enfants, la libre circulation des créatures difformes avant le rappel à la raison, les coups de gong et la cloche qui sonnent la fin des visions.

Magistral, fascinant.

À paraître le 6 novembre 2020 chez three : four records / 2 plages / 41 minutes environ

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Publié le 28 Septembre 2020

David Cordero - Honne (本 音)

   Le compositeur espagnol de Cadix David Cordero a ramené de son premier voyage au Japon huit nouveaux titres dans lesquels il tente d'exprimer les paysages, les sons, l'ambiance de ce pays et des habitants qu'il a eu le plaisir de rencontrer. Le mot japonais "Honne" signifie les vrais sentiments, impressions et désirs. Il a enregistré ensuite la musique dans son studio personnel à l'aide de nouveaux procédés d'enregistrement et instruments, nous précise-t-il. Deux amis espagnols et deux musiciens japonais apportent leur contribution  sur quatre des huit titres.

   "El elogio de la sombra" est paradoxalement une pièce lumineuse, tintinnabulante, belle entrée ouatée stratifiée par les superpositions. Avec la collaboration de Miguel Otero, "Un drama mudo" déroule une trame grave et lente, comme une volute girant doucement dans l'espace, sur laquelle une guitare étouffée égrène quelques notes en boucles espacées sur un fond d'orgue. C'est d'une majesté moelleuse à la mélancolie prenante, qui nous enveloppe dans son oreille harmonique. "Buenas noches, Yuki" nous plonge-t-il dans un cauchemar avec ses déchirements initiaux ? Des cloches féériques, des gongs lointains instaurent très vite, plutôt, une atmosphère merveilleuse : au seuil d'un temple, nous assistons à une mystérieuse cérémonie, avec des assistants dont nous entendons parfois les bruits. Tout bruisse, les harmoniques des portiques de cloches se mêlent pour créer un orchestre pastoral de toute beauté. On fera de très beaux rêves... Aidé de Shuta Yasukochi, David Cordero prolonge la magie avec "音", toile ambiante à la sombre rutilance, elle aussi tout en enroulements suaves, profonds comme une houle éternelle éclairée d'un lit de pierreries miroitantes. "Paula" gazouille de chants d'oiseaux pour devenir un intermède enchanté de boucles orientales. Kenji Kihara contribue sans doute à la stratification vertigineuse de "El joven llamado cuervo" (le jeune homme nommé corbeau), d'un lyrisme hiératique somnambulique. Le septième titre, "La tristeza de una ciudad", reprend en mineur les thèmes du morceau précédent, scandés par une sorte de luth électronique, agrémentés d'une respiration marine, avec des chevauchements lointains de clavier qui font un peu penser à du Tim Hecker. Nous voici parvenus "Tras la tormenta" (Après la tempête) pour le dernier titre, co-signé par Carles Guajardo. Près de onze minutes pour une fresque sombre, rayée de drones, de nuages épais et sourdement tournoyants dont les bords s'ourlent de lumières troubles, qui finiront par nous engloutir à nous attirer par leurs cercles toujours plus intenses...et si une brève accalmie fait entendre des voix séraphiques, leur crescendo impressionnant accroît la fascination de cet appel des empyrées.

Paru en septembre 2020 chez Dronarium / 8 plages / 45 minutes environ

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Jardin japonais (© Photographie personnelle)

Jardin japonais (© Photographie personnelle)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 20 Juillet 2020

Machinefabriek with Anne Bakker - Oehoe

   Oehoe est la rencontre de l'expérimentation électronique de Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek, prolifique et bouillonnant compositeur néerlandais régulièrement présent sur ce blog, avec les improvisations vocales sans parole de sa compatriote Anne Bakker, altiste et violoniste. Les deux artistes ont déjà plusieurs collaborations à leur actif, par exemple Short Scenes sorti fin 2018. Rutger enveloppe les vocalises et les arrangements minimalistes de cordes d'Anne dans des paysages sonores sortis de son imagination, puisque nulle parole n'indique un sens prédéfini.

   Une courte introduction nous plonge dans un onirisme océanique mœlleux, sorte de chant de sirène qui appellerait l'auditeur à venir se noyer dans les volutes vocales. Le titre suivant contient d'ailleurs le mot "sirène". Laquelle semble rejointe par des miaulements, des ronronnements de synthétiseurs. On se laisse glisser dans une douce hypnose rythmée, agrémentée de friselis de cordes. Le troisième titre éponyme fait songer à la polyphonie de la Renaissance, le clavier se fait clavecin pour une extatique suavité. "Harrewar", d'abord plus dissonant, bruitiste, n'est pas dénué d'un lyrisme orchestral aux accents dramatiques, avant une splendide coda en apesanteur, la voix en échappée libre sur un battement obstiné. Tout semble se brouiller avec "Stuiver", les cordes enchevêtrées avec l'électronique, mais la voix se détache, à la fois presque médiévale et moderne par ses parasitages. L'atmosphère est étrange, hantée par des surgissements divers comme au ralenti. Pour la deuxième version de "Oehoe", le clavecin revient, ponctue la voix doublée par les cordes, l'ensemble est doucement solennel. "Schim" navigue en eau profonde, tout paraît nous parvenir par écho à travers une grande épaisseur liquide, avec des frottements caverneux. La sirène n'est plus qu'une ombre émettant des souvenirs de sons. Elle ressurgit au premier plan de "Stemmig", court interlude en forme d'incantation fantaisiste. Le titre suivant, "Voorwaarts" (Vers l'avant), le plus long de cette série de pièces assez courtes avec ses presque cinq minutes, pourrait être une gigue, mais enveloppée d'une gangue sourde, qui prend l'allure d'un morceau de techno minimale habité par des phrases élégiaques décalées de cordes et un intermittent habillage électronique tout en rondeur glauque. L'album se termine avec la troisième version du titre éponyme, à nouveau habile détournement de musique ancienne avec clavier/clavecin et polyphonie raffinée un peu explosée.

    Rien à dire : c'est du beau travail sonore, plaisant à écouter. Je regrette pour ma part que rien ne soit développé. Je comprends le projet, on a évidemment le droit d'écrire des pièces courtes, des esquisses qu'il appartient à l'auditeur de prolonger. Peut-être ai-je trop écouté les longues pièces antérieures de Machinefabriek...

Paru en juin 2020 chez Where to know ? Records / 10 plages / 27 minutes environ

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Publié le 4 Février 2020

Anne Chris Bakker - Stof&Geest

    Guitariste et compositeur, le néerlandais Anne Chris Bakker est au fond un musicien poète, créateur d'environnements sonores qui sont autant d'embarquements pour l'ailleurs. Orgue ou claviers, guitare, bruits divers enregistrés çà et là, percussions minimales, piano agonisant enveloppé dans une ouate épaisse et enregistré sur magnétophone à bandes, sont les matériaux de cette musique attentive à dessiner le silence, à traquer l'inaudible, l'imperceptible. Le titre, traduit en français, "Matière et Esprit", s'il ne renvoie pas, comme le précise le compositeur, à un album concept, indique clairement une perspective philosophique : la matière (sonore, et plus largement), conduit vers l'esprit, l'intangible. Cette musique est essentiellement anti-matérialiste, parce que visant à l'évanescence, à la disparition. Elle procède non par lignes, par frappes, mais par vagues, par enveloppements successifs. Si elle peut être puissante, jamais elle n'agresse. Elle caresse, cherche à nous faire frémir d'une joie ineffable.

    "Petrichor", le premier titre, avance sur une vague d'orgue, un mur de drones sinusoïdaux. Les gestes musicaux, accords de guitare, frappes légères sur la caisse de l'instrument, bruits de rue, se détachent comme des ombres sur le tissu tendu. Tout est amorti, nimbé d'une douce irréalité, mais chaque ombre portée atteint un relief étonnant, décuple l'attention. Avec "Wand", le piano surgit doucement de bruits d'eau, de la mer peut-être, avant d'y sombrer à nouveau tandis que se lève un mur de drones travaillé de fissures, d'interstices. Le son monte, les fissures se font plus nombreuses, stries aiguës en essaims d'oiseaux criaillant dans les lointains, griffures traînées sur le mur qui disparaît à son tour. Le piano peine à se faire entendre au début du titre suivant, "Interval" : boucles brisées, amorties, floues, comme sorties d'un vieux disque, recouvertes en partie par des bruits de trains, de foules dans des gares. La musique cède le pas aux bruits, qui occupe tout l'espace sonore. On dirait alors une radio à peine audible de la bande des ondes courtes, les échos d'un monde disparu que le piano sur la fin accompagne mélancoliquement sur fond crescendo d'un drone épais, opaque de moteur très assourdi tournant à grand régime dans les infra graves. Le titre éponyme combine à nouveau un piano au ralenti, dont certaines notes semblent distordues, des fragments de conversations, d'interpellations, et l'irrésistible épiphanie d'une matière sonore grandiose, ouverte sur l'espace immense. La musique emporte l'auditeur, le transporte par sa puissante beauté, sauvage et à peine distinguée de l'informe auquel elle retourne accompagnée par la guitare et une percussion obsédante, sourde. Un drone vrillé sur lui-même, rejoint par un autre, puis par la guitare, ouvrent "Traces", un des plus longs titres. Le tapis de drones sert de bourdon à cette composition qui joue des crissements, d'infimes bruits, la guitare presque diaphane, attentive à se poser dans les plis. On retient son souffle, parce qu'on a l'impression d'être dans une chambre cosmique, avec un archange qui dormirait là, dont la respiration occupe l'espace le plus lointain, produisant des prodiges, des surgissements féériques soulignés par des clochettes, des ponctuations lumineuses de boîte à musique déréglée. Peu à peu, en même temps que les craquements se multiplient dans la pièce, une force sourde monte et se résorbe : l'archange s'en va, accompagné du piano miraculé et de murmures caressants prononcés dirait-on en japonais. Comme c'est beau, exquis... Au pays de "This Rhizome", le piano répète de manière désarticulée une boucle chétive, une horde de nuées traverse le ciel sonore, une marée onirique déferle et se retire doucement. Une des rares mélodies développées de l'album forme la trame du bouleversant "I can not tell", balbutiement mangé de silences, de sourdines.

   Une forme plus longue, presque quinze minutes, permet à "Verdicht me" de réaliser au mieux cette esthétique de l'apparition / disparition : la musique est évocation des ombres, lent dégagement des brouillards, immersion dans les couches intermédiaires. Bruits et sons se mélangent, tout est potentiellement musique, mais pas bruitiste ou concrète pour autant : c'est une musique habitée, hantée. Il s'agit toujours de rejoindre ce qui est recouvert, perdu, de faire lever le silence, d'atteindre la beauté. Sans brusquerie, sans impatience : la durée est consubstantielle à cette démarche. Ce qui advient, comme ici, est indescriptible, stupéfiant. La violence latente du surgissement monstrueux, écoutez bien ces zébrures, cette palpitation énorme, mène à des aubes transfigurées, légères et solennelles, processionnelles, bardées de sons tenus sans doute en partie issus de la guitare à archet, de sons ronflants et rutilants qui absorbent la conscience, plongent l'auditeur dans une profonde extase béatifique. Après une telle expérience auditive, "Make my bed in crystal waters" semble nous rappeler au concret du monde : bruits de pas, piano dégagé de sa ouate, mais le ciel se couvre de drones, se déchire, une nouvelle marche commence, hallucinée. Et c'est encore un départ fulgurant pour des mondes mystérieux, légendaires, la voix féminine revient, des déflagrations scandent le chemin, les étoiles ont chu depuis longtemps. Voici l'avènement d'une splendeur pleine, d'un charme suprême. On ne désire plus rien que d'aller là-bas se fondre à ces levées sublimes, plonger dans les eaux de cristal de lave des lacs infinis...

   L'autre plus beau disque de 2019 : à égalité avec Christopher Cerrone !!

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Paru en septembre 2019 chez Unknown Tone Records / 9 plages / 63 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 18 Décembre 2019

Andrew Heath & Anne Chris Bakker - a gift for the Ephemerist

   a gift for the Ephemerist est le deuxième disque, après Lichtzin en 2017, issu de la collaboration entre le guitariste néerlandais Anne Chris Bakker, qui de son côté a signé des chefs d'œuvre de la musique ambiante, et le pianiste et artiste sonore britannique Andrew Heath, qui n'est pas en reste comme en témoigne notamment le beau Flux sorti en 2015. Quatre titres entre 8'40 et 18'12, inspirés par les paysages à proximité de leur studio dans un vieux moulin près d'un canal gelé, aux Pays-bas. Outre sa guitare, Anne Chris Bakker recourt à l'électronique, à des manipulations de bandes magnétiques et de sons de terrain, comme Andrew Heath qui, en plus de son piano, utilise les  mêmes, bandes en moins. Ils ont recueilli et produit des sons, ceux de pianos sur une plate-forme ferroviaire, de vieux magnétophones à bobines, pour les distiller selon leur alchimie propre : l'amour des atmosphères calmes, pures, peu à peu animées par des particules, des nodules infimes. Ce sont des paysages vus au microscope, saisis dans leurs moindres vibrations, dans leur intimité, dans leurs tremblements sous le souffle de la beauté imperceptible qui se fraye un chemin de lumière.

   "The Frosted Air" (L'Air givré) démarre au ras d'un drone percussif récurrent, de cliquètements, de fragments de conversations en arrière-plan, de petites touches de guitare, de piano. Peu à peu, très doucement, guitare et piano s'enlacent dans une aura électronique, une légère pulsation devient sensible, comme un balancement enveloppé. L'orgue joue le rôle d'un bourdon crescendo ; au premier plan, des clochettes parfois, le piano par intervalle, quelques bruits discrets, cisèlent le lent surgissement d'un flux somptueux charriant les sons d'une humanité chuchotante. C'est une respiration énorme, cosmique, dans laquelle se sont fondus tous les autres sons, la venue de la musique ultime, confondante. À écouter très fort pour se laisser porter...

     Le deuxième titre, "Found piano (a gift for the Ephemerist)" comprend entre parenthèses le titre énigmatique de l'album. Qui est cet "ephemerist" ? Le mot est un néologisme, certes transparent : l'éphémériste, créateur ou maître de l'éphémère, serait-ce le dieu auquel on offre un cadeau pour cette courte vie qu'est la nôtre ? Mais le musicien aussi est un éphémériste, les sons s'effaçant au fur et à mesure, remplacés par d'autres. Un étrange piano ouaté essaie de se faire entendre dans un monde dominé par des vagues électroniques, des scintillations cristallines. Le ton monte, le piano plus puissant immergé dans les grondements impressionnants d'un train fantôme filant sur la glace vers une destination inconnue, on imaginerait presque des rênes avec des grelots tirant un traineau colossal s'abîmant dans les forêts de la nuit.

   "Ontrafel" fait la part belle aux bruits les plus divers, créant une trame hantée, erratique. De quelle révélation s'agit-il ? La guitare s'interroge, des drones lui répondent en nappes épaisses pailletées de sons mystérieux. Tout crachote et semble s'enliser, mais le piano sonne une heure plus grandiose où la guitare flamboie dans le ciel peuplé de voix synthétiques, traversé de traits de lumière frissonnante. "Ontrafel" peut être considérée comme un prélude à la pièce la plus longue, "Waddensee" (Mer des Wadden), long hymne à cette mer des Wadden, avec ses zones côtières humides, refuge de nombreuses espèces. Tout ici est sous le signe de l'ampleur, de l'ouverture, d'une lumière diffuse, qui semble onduler dans une temporalité suspendue. Les oiseaux planent au-dessus des craquements d'un bateau dans lequel on marche lourdement, on entend des moteurs, un train, mais rien n'altère la splendeur, la grandeur d'un espace qui les inclut, les digère. Les six dernières minutes sont prodigieuses, d'une puissance sombre, un véritable enlèvement dans le feuilletage majestueux des éléments pour atteindre les fêtes lointaines de l'immortalité ?

   Un beau cadeau pour dégivrer toutes les névroses, ravir les amateurs de beaux envols.

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Paru en juin 2019 /  Rusted tone Recordings / 4 plages / 55 minutes environ

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(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 4 Décembre 2019

Machinefabriek (5) - eau

Je serai toujours à la traîne avec Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek qui, de Rotterdam, nous inonde de ses productions. Clin d'œil, pour ce titre unique de mai 2019, intitulé eau, en français. C'est une autoproduction orpheline en quelque sorte, comme il en sort de plus en plus, la notion même de disque sur le point de disparaître. Toutefois, ce n'est pas un titre pour zombie pressé, avec ses trente minutes et dix secondes. Il y retrouve une autre néerlandaise, Mariska Baars, de Leyde, avec laquelle il a déjà collaboré à plusieurs reprises. Rutger dit ceci de eau : « eau n'est pas vraiment une chanson, ou une composition. Bon, techniquement, c'en est une, mais cela fonctionne plutôt comme une atmosphère qui remplit l'espace. Laissez faire la musique, rejouez-la, laissez les sons flotter dans la pièce - laissez-les coexister avec n'importe quel autre son. Ouvrez une fenêtre si vous voulez. Ou faites l'expérience d'un voyage avec les écouteurs, laissez ces doux sons, ces douces voix, ces bourdonnements et ces crépitements chatouiller l'intérieur de votre cervelle. »

   Le titre commence avec la voix comme écorchée de Mariska, démultipliée, tronçonnée en boucles brèves, puis soulignée par des notes tenues de synthétiseur, des bruits d'allumettes grattées peut-être. Tout commencerait dans le feu, par la voix brûlée dont s'échappe l'autre voix, la "vraie", aux inflexions caressantes, la voix des profondeurs, du rêve, tendrement épaulée par une guitare. Les volutes électroniques enveloppent vite un véritable chœur de voix, certaines en avant, proches, d'autres lointaines, séraphiques. Des phrases mélodiques reviennent inlassablement dans ce flux changeant, miroitant. C'est un travail d'orfèvre sonore, comme toujours quand Machinefabriek est à son meilleur niveau, comme ici, d'une beauté à couper le souffle. Tout tourne lentement, lent ballet d'apparitions sonores, les voix de Mariska doublées par des voix masculines à l'arrière-plan. La notion même de temps est bousculée, dans la mesure où ce flux charrie en même temps des fragments antérieurs et de nouvelles vagues. Au bout de dix minutes, tout le chœur semble couler pour ne laisser que la guitare et les claviers, avec très brièvement un dulcimer (?) aussi, les graves l'emportent, c'est une dérive, une fusion palpitante, agitée de clapotements infimes, serions-nous dans les grands fonds ? Des ponctuations lumineuses animent cette coulée, de plus en plus plombée par des drones. Tout résonne incroyablement, et vers dix-sept minutes on commence à réentendre d'abord les voix masculines, puis celles de Mariska derrière cette ligne massive de coraux. Début d'une lente remontée, d'une mêlée sensuelle étrange, trouble, entre voix et instruments, sons et bruits énigmatiques, avec quelques minutes marquées par l'égrènement de touches percussives, de cloches sous-marines. Croît l'impression d'un cortège somptueux nappé de voiles harmoniques aux multiples couches, avant qu'un coup d'arrêt (le dulcimer à nouveau ?) ne décante l'ensemble, les voix comme libérées d'une gangue, puis qui repartent, noyées au milieu de zébrures, d'une inflammation des textures sonores, d'une dépression sourde, de plus en plus étale, létale... sur laquelle se pose le souvenir de la voix engloutie et de ses sœurs lointaines. En somme ? Rien de moins qu'un magnifique opéra sans parole, la réécriture musicale inspirée de La petite sirène ou d'Ondine !

   Le disque est postproduit par Stephan Mathieu, compositeur et artiste sonore dans le domaine de l'électroacoustique. Du très beau travail !

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Paru en mai 2019 /  Autoproduction / 1 plage / 30'10

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 27 Novembre 2019

Arovane & Mike Lazarev - Aeon

   Arovane, pseudonyme du musicien de la scène électronique berlinoise Uwe Zahn, et le londonien Mike Lazarev ont sorti en août de cette année un disque parfaitement en harmonie avec les jours gris et pluvieux de novembre, et plus largement avec les journées nimbées d'une douce mélancolie. Le premier travaille le son avec les moyens électroniques, apporte des sons de terrain, tandis que le second reste au plan acoustique avec son piano. Enregistré tard la nuit dans le studio londonien de Mike, fenêtres parfois ouvertes, Aeon voudrait capter tous les sons émis par l'instrument, la chute des marteaux, la respiration des cordes, tente de restituer l'aura des sons, leur dimension spectrale, brumeuse.

   C'est donc une musique intimiste qu'ils produisent, à partir de mélodies simples, d'ambiances soigneusement étoffées, ce que soulignent les titres : "Us, inside" / "Echoes On, quiet". Ce dernier commence à partir de souvenirs de quatuor à cordes, entendu en fond sonore, dont il se  dégage grâce à une ponctuation régulière du piano avançant dans un tissu de courtes grappes sonores, de chuchotis, de discrets cliquètements pour poser sa mélodie gracile aux graves amortis. Certaines pièces sont comme des apparitions sonores, saisies dans leur lente trajectoire, ainsi "Unedlich, Endlich", le piano à peine effleuré, enveloppé d'une trame électronique diaphane. Plusieurs titres évoquent des couleurs, nées à l'intérieur du son, des formes : "Inverse Shape, Yellow" / "Inerp, Blue" / ou encore "Elegie, Red". Le jaune surgirait des tâtonnements du piano, dont on entend bien les marteaux, qui laisse émerger un fragment mélodique clair dans une gangue cotonneuse. Le bleu, serait-ce celui de ce ciel granuleux où évolue un piano interrogatif, ne cessant de poser sa question, qui porterait sur le sens du mot mystérieux "inerp", anagrammatiquement peu productif, "rein" ou "nier" en français, "ripen" (mûrir) en anglais ? Je réserve le rouge pour la fin, car c'est le dernier morceau. Qu'est-ce qui revient le 27 décembre ("Decembre 27th, Recurring"), si ce ne sont comme des voix synthétiques sur un flux tranquille et répétitif, le sillage d'un mystère frôlé ? Et le rouge de l'élégie finale ? La trame même d'une frêle mélancolie qui ne cesse de s'approfondir, de creuser son lit de cendres. Un disque de rien, un disque que j'ai failli laisser de côté, puis je me suis aperçu que j'y revenais, encore et encore, qu'il me touchait, sans avoir l'air de rien, sans poser ni tonitruer, verlainien, dans les demi-teintes, à petites touches imprécises... Aeon, c'est le Dieu du Temps chez Les Romains : une émanation subtile de l'éternité...saisie par deux alchimistes attentifs. C'est très beau.

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Paru en août 2019 chez Eilean Records / 10 plages / 33 minutes environ

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- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques