musiques ambiantes - electroniques

Publié le 20 Novembre 2018

Grant Cutler - Self Portrait

  Self Portrait est le troisième album sur Innova, le label du forum des compositeurs américains, de Grant Cutler, compositeur et artiste multimédia de Brooklyn. Entouré de quelques musiciens il crée un véritable opéra ambiant pour trois pianos (Chris Campbell, Jef Sundquist et lui-même), deux orgues (Chris Campbell et Jeff Sundquist), deux violoncelles (Michelle Kinney et Jacqueline Ultan), un violon (Sara Pajunen) un synthétiseur (lui-même), un saxophone (Michael Lewis) et la voix d'Aby Wolf. Certains d'entre eux font partie d'autres groupes, et Chris Campbell, compositeur et producteur, collabora avec Grant Cutler sur leur disque Schooldays over sorti en 2013.
 

   Apparemment, Grant Cutler a enregistré les artistes en train d'improviser à partir d'enregistrement retardés d'eux-mêmes, si bien que l'ensemble formerait en fait une série d'auto-portraits arrangés et retravaillés par le compositeur, un ensemble d'images et de séquences mémorielles. D'où l'aspect onirique des différentes pièces, qui baignent dans un climat brumeux, dans cette opacité du souvenir, lancinante dès "Georgia", morceau d'apparence reichienne avec sa pulsation initiale, mais trouble, tremblante, lente ballade mélancolique parmi des brouillards tournoyants, des orages sombres de drones sur lesquels se détachent les cordes et le piano très sourd. La matière sonore est d'une incroyable épaisseur, elle nous enveloppe suavement pour nous déposer dans une belle glissade-disparition. Un coup sourd, des vagues graves et lourdes de synthétiseur, le saxophone éthéré, vous voilà dans "The Dream I float away", impressionnant voyage dans les abysses changeantes dont cherche à émerger le piano escaladant les nues intérieures tandis que des traînées bruissantes strient l'espace. C'est une musique d'immersion, à la fois grave et chaleureuse, intrigante aussi. "Self Portrait", je craque, le piano sépulcral, ouaté, qui déambule dans les ténèbres peuplées de fantômes de synthétiseurs, de cordes soudain ultra-lyriques dans lesquelles est enchâssée la voix perdue. Quelle pièce somptueuse et bouleversante dans sa relative brièveté ! Pas étonnant que l'on tombe endormi dans les rues ("Falling asleep in the streets"), l'astronef avance dans les couches accumulées de souvenirs, au ralenti, on dérive, les textures se mélangent lentement, dansent aux lointains feutrés, hésitants. La deuxième partie évoque nettement au début les atmosphères à la Tim Hecker, feuilletage distordu pour anges en chute libre sous les voûtes géantes d'une cathédrale à demi-engloutie. L'ambiance est épique, frénétique : superbe ! Après ce déchaînement baroque, "Stairwell" est un chef d'œuvre de concision minimaliste : piano répétitif qui avance entre des haies calmes de cordes comme des arbres élégiaques très dignes s'élançant vers la lumière qui filtre à peine, là-haut... "Paroxysm" prolifère, turbines en eaux poisseuses, battements gigantesques dans des nuées explosées, mais à l'intérieur de la caverne des rêves à laquelle s'accrochent des lambeaux lyriques d'autant plus magnifiques que leur éclat est nimbé d'improbables aurores. Comment ne pas y sombrer, dans cette splendeur stupéfiante ? "drowning", noyade dans les gouffres pour violoncelles et violon sublimes et nuages de particules, la musique se vaporise littéralement au fil de vastes mouvements océaniques d'une incontestable grandeur.

   Un beau disque de musique ambiante, à savourer au casque...ou dans un antre musical approprié !

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Paru en avril 2017 chez Innova recordings / 8 plages / 39 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au disque.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 24 Mars 2018

Maninkari - L'Océan rêve dans sa loisiveté (Deuxième session)

   Les frères Charlot, Frédéric et Olivier, proposent une seconde session de L'Océan rêve dans sa loisiveté, initialement sorti en 2014. C'est une authentique musique de transe, improvisée à l'aide de multiples instruments ; alto, violoncelle, cymbalum (instrument à cordes frappées de la famille des cithares), zurna (instrument de la famille des hautbois), synthétiseurs pour Frédéric, santour, cymbalum, marimba et synthétiseurs pour Olivier. Une belle alliance d'instruments traditionnels et contemporains, d'acoustique et d'électronique. Nous sommes en Orient, nous sommes ailleurs, chez les Soufis, dans des confréries mystiques immémoriales. Chaque improvisation flotte dans le temps, puissamment rythmée par des percussions lancinantes, dans une ambiance de rituel mystérieux. La troisième commence avec un jeu subtil de percussions diaphanes qui se répondent, s'enrichissent de sons cristallins, de vagues harmoniques. Je suis assez surpris que des musiciens comme ces deux-là ne soient pas plus connus que d'autres à la mode. L'atmosphère est grandiose, extatique, comme dans une cathédrale en pleine lévitation. Quand on écoute au casque à fort volume, c'est une splendeur ! La quatrième improvisation superpose pulsation rythmique et oscillations frénétiques des cordes. L'espace est comme déchiré, illuminé par un concentré de zébrures. Le santour et le cymbalum rayonnent sur la cinquième, toute en transparences augmentées par les synthétiseurs, comme une onde magique se répandant sur l'univers. Ambiance soufie pour la sixième, rythme effréné, réverbérations énormes, on est charrié dans un torrent puissant parcouru d'éclairs, sous-tendu par un grondement sourd. Avec la septième, on se repose un peu. L'ambiance se fait méditative, marquée par le jeu du bodhram-tar, des boucles insistantes, un échelonnement harmonique chatoyant en arrière-plan . Vous l'aurez compris, chaque improvisation a sa couleur propre, mais s'insère parfaitement dans un cycle parfaitement maîtrisé. Maninkari développe une musique visionnaire d'une extraordinaire richesse sonore, une musique qui a du souffle, qui vit, qui se moque de toutes les étiquettes. On les sent vibrer, ces deux-là, et on vibre à les écouter, sans jamais s'ennuyer, parce qu'il n'y a pas de recette, ils sont branchés sur le cosmos, en symbiose. Écoutez la neuvième improvisation, la plus longue, qui vaut bien des ragas. Quelle jubilation, quel divin emportement, on voudrait que cela ne finisse pas !

   Un océan de beauté ! Un chef d'œuvre !

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Paru en septembre 2017 chez Zoharum (label polonais de musique expérimentale, ambiante etc.) / 9 plages / 56 minutes environ.

Très belle couverture et illustration intérieure d'Olivier Charlot.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

- Une des improvisations du duo :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Publié le 6 Mars 2018

Andrew Heath - Flux

   J'ai découvert Andrew Heath grâce à Lichtzin, fruit de la collaboration entre ce musicien britannique et le néerlandais Anne-Chris Bakker, régulièrement présent dans ces colonnes. Pour introduire ce nouveau venu, je ne commence toutefois ni par le début, dans les années 1995, ni par la fin. Quelques mots de présentation tout de même. Ses premières œuvres sont marquées par l'utilisation du Fender Rhodes, du piano et de l'électronique. À la fin des années quatre-vingt dix, il collabore avec Hans-Joachim Rœdelius, du légendaire duo allemand de musique électronique Cluster (avec Dieter Mœbius), si important dans la mouvance qui donnera avec Brian Eno ce qu'on appelle aujourd'hui les musiques ambiantes. Artiste sonore, Andrew Heath réalise des installations utilisant des sons de terrain, des sons récupérés, considérés comme non-musicaux. Son premier disque solo, The Silent Cartographer, sort en 214. Partant de quelques notes de piano, d'un miroitement électronique ou du traitement d'un son trouvé, il crée des ambiances sonores à la fois légères et d'une extraordinaires finesses, sculptées dans le détail, animées de minuscules changements incessants.

      Sorti en 2015, Flux est un chef d'œuvre d'ornementation ambiante, minimale. Dès le premier titre, "Caught in amber" (Pris dans l'ambre), on plonge dans une mer irisée de bribes de piano, de nappes de clavier, de cloches, de froissements, de chants d'oiseau, de drones. Le bon vieux Fender Rhodes est toujours là, au milieu de mille sons délicats et changeants. "Typestract cipher" plonge plus profondément, animé d'une houle lente par le rythme de clochettes diaphanes. Grattements, voix et bruits à l'arrière-plan, piano et Rhodes en avant pour des fragments mélodiques peu à peu entremêlés avec les sons d'une machine à écrire : quel message secret serait à déchiffrer ? Laissez-vous porter par le "Flux", troisième titre, nettement maritime, enchanté par les sirènes des grands fonds, des frottements de coquillages, parcouru de traînées électroniques, semé de traces dérivantes. "Northlands. Ephemeral Light" est plus céleste, traversé par des mouettes et autres oiseaux, ponctué de sourds coups de drones. L'éther y est à la fois nébuleux et lumineux. Le piano est plus présent sur le court "Darkening", presque jazzy, détendu dans l'obscurcissement du paysage qui prélude à "Ghost box", craquements et sons inquiétants, comme de chiens errants à demi étouffés. La musique tremble, grelotte, sous-tendue par des drones puissants. Des fantômes tentent d'apparaître, c'est indéniable ! Et ce n'est pas le discours clair du piano qui dissipera l'inquiétude, le terrain est miné, qui nous mène vers une étrange cérémonie démoniaque peut-être. La musique d'Andrew Heath a un indéniable pouvoir de suggestion ! On pouvait s'attendre avec "Camera Obscura" à ce que la route sombre se poursuive, mais c'est plus contrasté que prévu, plus mystérieux aussi. Le travail sur le son est plus corpusculaire encore. On flotte dans des nappes, des courants, des frottis, des surgissements multiples, en état d'apesanteur au pays de la splendeur des épiphanies. L'un des sommets de cet album envoûtant. Dont les titres sont aussi très beaux, comme ce neuvième, "The Tree is sleeping", où l'on semble entrer dans la respiration rauque de l'arbre, peuplée de murmures et de voix d'antiques nymphes, comme si l'on participait aussi à ses rêves d'envol sur la fin du morceau. La technologie rencontre en effet ici la mythologie, signe de son indéniable réussite à dire le vivant profond du monde, à l'exprimer avec une incroyable délicatesse, un sens poétique rare.

   L'album numérique propose deux titres supplémentaires. "Fragment" est une étonnante étude pour pianos, si belle qu'on inviterait volontiers Andrew Heath à écrire un livre d'études pour piano(s) et un brin d'électronique. "Liminal" (Liminaire ?) s'inscrit dans la continuité de l'album, lent tournoiement de motifs étirés, mais au seuil peut-être d'un langage plus choral, plus classiquement construit en fait que les fresques-mosaïques ambiantes du reste du disque.

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Paru en 2015 chez Disco Gecko / 8 plages / 63 minutes environ (2 titres supplémentaires en numérique, + 16 minutes environ).

Très belle couverture de Zoë Heath.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

Fausse vidéo pour "Camera Obscura" :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 6 Février 2018

Andrew Heath & Anne-Chris Bakker -Lichtzin

   Enregistré pendant l'hiver 2016, Lichtzin est le fruit de la collaboration entre l'anglais Andrew Heath et le néerlandais Anne-Chris Bakker, ce dernier bien connu dans ces colonnes. Le premier développe une musique ambiante délicate que je commence à explorer ; à noter qu'on trouve à ses côtés sur deux albums, Hans-Joachim Rœdelius, grande figure de la musique ambiante-électronique depuis les années 1970.

  Un 33 tours gratte au début de "Onderstroom" ("Sous-flux") tandis qu'une musique lointaine, un flux éthéré s'enfle peu à peu. Un piano pose deux notes nettement séparées, puis quelques autres, doucement, plus fortes ensuite, mais à peine. On assiste à une confluence objective d'univers, à l'ensorcellement de l'espace. La guitare intervient à cordes feutrées. C'est comme un brouillard givrant traversé de lumières diffuses, une respiration cosmique d'une infinie délicatesse. Une merveille qui me rappelle les bouleversants Weerzien et Tussenlicht d'Anne-Chris.

   "Still" poursuit ce travail d'orfèvrerie sonore. La guitare s'enlace aux sons divers, cloches, glissendi, surgissements de drones. Lente giration suave, diaphane, traînées d'orgue en crescendo puissant. Comme une traversée majestueuse de galaxie en galaxie, la guitare sèche nous ramenant sur terre...

     "Lichtzin" est plus dans les graves profonds, hanté par des sons de terrain divers, des craquements, des battements erratiques. On entend dans les interstices de ce monstre sonore une clochette, des mouvements d'eaux, des voix. Le titre est plus émouvant, vivant que le précédent, hiératique. Un monde fantomatique habite cette musique aux amortis mélancoliques.

   Nous voilà avec un objet non identifié, une grande forme de plus de vingt minutes, découpée en plusieurs mouvements par de véritables brèches. "Holding the Temporal" reprend le voyage intersidéral, mais pour le rabattre heureusement sur des moments extatiques. Le premier cas se produit un peu après quatre minutes, quand la guitare électrique s'immisce dans le voyage, le suspend pour y poser ses notes brûlantes, d'une infinie mélancolie. J'ai fait écouter ce passage : tout le monde est suspendu au charme, il se passe quelque chose, la nostalgie d'une beauté poignante. Des pas vont et viennent à l'arrière-plan. Moment magique et bouleversant, le temps fond... Le voyage reprend, désincarné d'une certaine manière, déserté par cette présence miraculeuse. Mais se produit un autre surgissement, celui d'un piano réverbéré, vers onze minutes, qui rend à nouveau la musique passionnante. C'est ça qui est beau dans ce long titre, la dialectique entre une musique ambiante à la beauté glacée, hautaine, et ces moments fragiles de grâce ineffable qui nous font accepter le transport vers un autre univers parcouru de vents étourdissants. Nous sommes embarqués, charriés par quelque chose de plus fort que nous, qui nous dépasse infiniment. La troisième partie est d'une incroyable puissance rauque qui nous agrippe au fond des tripes pour nous déposer en longs atterrissages frémissants grâce à la guitare à archet dans les notes les plus graves et en même temps d'une douceur de plus en plus confondante. Nous descendons, nous ne finirons jamais de descendre, mais un coup brutal met fin au périple...

   Une superbe collaboration, pour une musique tour à tour grandiose et intime, sculptée par des musiciens qui sont à part entière des artistes sonores.

   Magnifique photographie de couverture, par Andrew Heath : raffinement et élégance d'une musique en apesanteur dans les espaces infinis !

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Paru en 2017 chez White Paddy Mountain / 4 plages / 53 minutes.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 21 Janvier 2018

Kleefstra / Bakker / Kleefstra - Dize

   Dize, paru en février 2017 est le huitième album du trio constitué par les frères Kleefstra, Romke à la guitare et aux effets, Jan côté voix parlée et poèmes, et Anne-Chris Bakker, guitare et effets. Je suis déjà depuis un certain ces musiciens néerlandais discrets, plus particulièrement Anne-Chris Bakker, dont j'ai célébré les sublimes Weerzien (2012) et Tussenlicht (2013). J'avais aussi consacré un article au DVD Sinne op'e Wangen, collaboration entre le trio et la vidéaste Sabine Bürger.

   Pour mémoire, je rappelle qu'ils collaborent notamment avec Machinefabriek, qu'ils font partie de The Alvaret Ensemble. Bref, ils tissent une toile dont je rends compte assez régulièrement dans ces colonnes, tant leur musique me semble essentielle.

  Dize, c'est le brouillard en frison occidental, la langue de la Frise, cette province du nord des Pays-Bas. Jan Kleefstra persiste depuis des années à écrire dans cette langue qui a statut de langue officielle à côté du néerlandais. De disque en disque on retrouve sa voix calme disant les courts poèmes autour desquels se construit la musique de son frère et d'Anne-Chris Bakker. Il s'agit comme d'habitude d'une session entièrement improvisée. Ci-dessous la traduction du premier poème, traduction faite à l'aide de la traduction anglaise proposée par la pochette et d'un dictionnaire frison - français. Merci de me signaler d'éventuelles erreurs !

De Holle As Asem (La Tête comme Souffle)

« Je masse ta tête entre mes doigts

 

Ce ne sont pas les nuages qui changent

C'est le vent qui fraîchit

 

Ce n'est pas la voix qui raconte

C'est le souffle qui est troublé »

   Chaque morceau forme une lente dérive sonore, rythmée par les notes détachées de guitare sur fond d'effets mouvants. "De Holle As Asem" est comme une longue série de frottements insistants qui s'insinuent dans notre cerveau. Déchirures lumineuses enveloppées d'épaisses volutes sombres se propageant dans l'espace devenu incandescent. La musique de "Spilsieke Rein" ("La Pluie dilapidatrice" ? ou "gaspilleuse") vient de très loin, drones en voyage, ciel lourd de striures et de marbrures mouvantes, brouillard électrisé. Battements profonds, notes tenues, surgissements plus clairs dans la caverne cervicale agrandie aux dimensions du cosmos, et la voix qui parle d'outre tout au beau milieu de la splendeur envahissante, avec une longue coda sourdement illuminée par une traînée plus aiguë d'une envoûtante suavité. Une lente torsion noire ouvre "Ut Har eagen Bliedze" ("Saignant de tes yeux"), torsion qui s'enfle ou se charge d'autres sons. « L'hiver t'a dévêtu / Continuellement le compte trop tardif des tapis de lune / Tissés à travers ton plus proche silence // Pourrais-tu tirer un nœud coulant autour du cou avec le réseau d'une ficelle // D'épaisses veines protubérantes fondent la ténèbre » (Traduction sous toute réserve...). Contrairement à ce qu'un des rares commentateurs a pu dire de cette musique, il ne s'agit absolument pas d'une musique froide, glaciale, comme on pourrait l'induire de l'origine géographique des musiciens (c'est un lieu commun aussi pour parler des musiques scandinaves !). Cette musique, en effet, fond la ténèbre qui la nourrit et qu'elle embrasse, qu'elle embrase sous les cendres accumulées. De même que « la neige devient pluie », la ténèbre se révèle porteuse d'une lumière chaude, diffuse, intériorisée, bienfaisante. "Moannegat" ("Trou de lune" ou "Anus de lune") tourne autour d'un module creux, véritable aspirateur de fantasmes sonores : gravitations éternelles « dans un champ au-dessus du monde / Mer frissonnante dans la gorge  / Nid sur l'épaule ». La pièce est prodigieuse, parcourue d'un vent cosmique puissant, superbe générateur de beautés voyageuses sidérantes.

    Pas de titre pour la dernière improvisation, ultime plongée de quatorze minutes (comme pour le titre précédent) dans cet univers traversé, traversant, en rupture de temps, capté par des musiciens inspirés, à l'écoute de l'infini à notre portée, en nous, de l'infini qui nous libère de toutes les pesanteurs, de tous les drames. Dans le ciel saturé d'un brouillard d'oiseaux immémoriaux, la naissance toujours recommencée de la splendeur.

À écouter sans fin, sans modération !

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Paru en 2017 chez Midira Records / 5 plages / 57 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

 

- Une vidéo du label pour "Spilsieke Rein" :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 28 Août 2017

Michel Banabila - Jump Cuts

   Le compositeur néerlandais Michel Banabila ne cesse de nous surprendre, à la fois par la fréquence de ses parutions et par la diversité des champs musicaux qu'il nous propose. Cette fois, pour ce quatre titres paru en 2015 (je suis en retard, mais peu importe, non ?), il s'est amusé à échantillonner des voix, des sons de terrains, des sons pris sur Youtube, et à combiner, monter tout cela. Le résultat, c'est Jump Cuts, avec les contributions de Joost Kroon à la batterie et aux percussions sur le titre trois et la voix de Maryana Golovchenko sur le quatrième. Je vous livre quasi brut mes notes d'écoute.

"Take me there" : début dans l'imperceptible, sons aigus tenus, micro collage de voix, instrumentation traditionnelle et rythmique, sorte de gamelan déhanché qui loucherait vers le dub, danse en apesanteur, du Jocelyn Pook éthéré. Excellent !

"Tortoise" : début de fine ambiante, bien cosmo-planante, claviers stratosphériques, puis lourdes percussions graves, voix déformées glissantes. Musique pour une transe urbaine nocturne, avec une curieuse sorte de trompette bouchée à la Jon Hassell et toujours ce côté Jocelyn Pook, dans une lenteur moite, hallucinée.

"Jump cuts" : veine électro-bruitiste pour film d'angoisse, portes grinçantes ouvertes sur un ailleurs qui fait irruption sous forme d'un rythme métallique bondissant à la Brian Eno dans Drums between the bells. Atmosphère de forêt équatoriale saturée d'une vie folle, déchirures de voix et de guitares fondues. Lyrisme épique épisodique avec une longue coda d'orgue tremblant.

"Field Trip" : danse lourde, cris d'animaux, à nouveau cette impression de réentendre Jon Hassell, accompagné d'un vrai chant cette fois, clavier tranquille, à la fois presque jazzy et moqueusement ambiant, bollywoodien, car nous sommes quelque part en Afrique ou en Inde, on ne sait plus.

   On l'aura compris, une musique monde, colorée, qui a vraiment beaucoup de charme !

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Paru en juin 2015 chez Tapu Records / 4 plages / 27' minutes environ.

Pour aller plus loin :

- Mon article consacré à Music for viola and electronics, Michel en duo avec l'altiste Oene Van Geel. Pour le volume II de cette belle collaboration, c'est ici.

- le disque en écoute et en vente sur la page bandcamp :

 

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Publié le 8 Juin 2017

Dan Joseph - Electroacoustic works

   Totalement inconnu en France, Dan Joseph n'est pourtant pas un nouveau venu. Batteur de la scène punk à Washington, il se signale pendant les années 1980 dans le milieu des musiques expérimentales, produisant des œuvres ambiantes-industrielles pour diverses maisons de disques indépendantes aux États-Unis et à l'étranger. Dans les années 90, il étudie au fameux Mills College, en Californie, sous la houlette notamment de deux musiciens, Alvin Curran ( bien connu des lecteurs de ce blog, voir notamment l'article précédent) et Pauline Oliveros. Il a étudié également avec... Terry Riley ! À la fin des années 90, il adopte le dulcimer à cordes frappées, qui devient son instrument fétiche, et fonde son propre ensemble de chambre, le Dan Joseph Ensemble. Il donne et anime une série de concerts mensuels baptisée "Musical Ecologies".

   Les deux cds publiés sous le titre Electroacoustic Works font évidemment la part belle au dulcimer à cordes frappées, devenu un instrument électroacoustique qui sert de source à des collages sonores, à des installations multi-canaux. Le premier cd s'ouvre avec "Set of Four", une composition de 2008 en quatre parties, quatre études dont la plus longue n'excède pas huit minutes et demie. Le dulcimer frappé ponctue chaque étude de quelques notes répétées à intervalles plus ou moins réguliers, le dulcimer retraité en nappes stratifiées, oscillantes, constituant la matière sonore principale, d'où la surprise d'entendre cet instrument plutôt étiqueté "folk" dans une musique électroacoustique entre ambiante et expérimentale. "Trio I", deuxième des quatre études, dépayse encore davantage par ses boucles serrées, la dimension sidérale d'une musique qui cette fois évoque la musique concrète par ses nuages sonores, la dimension particulaire de ses traînées lumineuses légèrement ponctuées par un instrument méconnaissable. "Trio II" semble revenir aux cordes frappées, à l'instrument dans sa pureté originelle, proche de la harpe, mais des craquements, une saisie précise des touchers, des frappes, des frottements sur la caisse, nous entraîne dans une étrange danse, dans une série de dérapages, d'étirements fascinants.  La dernière partie joue subtilement du contraste entre cordes pincées ou frappées, cristallines et résonnantes, et un arrière-plan ambiant animé de vagues douces, puis en partie recouvertes par l'instrument cette fois joué à l'archet. Indéniablement, "Set of Four" est une œuvre originale et belle. Elle me fait parfois penser au travail d'un autre compositeur américain, Duane Pitre, qui détourne, embarque dirais-je, lui aussi des instruments traditionnels dans des formes et des ambiances totalement nouvelles.

      Deux pièces plus longues, de près de vingt minutes chacune, enregistrées en concert respectivement  à New-York et à Corvallis dans l'Orégon, succèdent à ces études. Titrées " Dulcimer Flight (El)" et "Dulcimer Flight (Corvallis)", elles se présentent comme deux variations, deux vols de dulcimer à base de trémolos constants et de drones harmoniques entrecoupés de déchirements bruitistes, de froissements, chuintements. On entend les sons se tordre, se transformer. Magnifique travail sur la micro tonalité, avec des passages d'une beauté hallucinante, des intégrations d'enregistrements de terrain particulièrement convaincantes ! "El" ménage moments ambiants assez calmes, méditatifs, et longs décollages à l'archet dans des arrachements sonores extraordinaires. "Corvallis" joue plus sur les continuités, les étirements, sur un fond de bruits d'eaux, avec des goulots d'étranglement dans des aigus tenus, et le dulcimer employé comme une vinâ indienne dans le dernier tiers de la composition. On flotte dans le bonheur des sons vibrants tandis qu'un chien aboie très loin dans les forêts harmoniques.

   Le deuxième disque est tout entier occupé par une pièce de 2005, "Periodicity piece #6", de plus d'une heure. Comme son titre l'indique, elle travaille la notion de périodicité, un bip électronique ponctuant le morceau toutes les 17 secondes, un diapason toutes les 44 secondes et un metallophone javanais chaque minute. Si le premier intervalle entre les deux premiers bips est rempli par un quasi silence, les intervalles suivants varient les textures, à partir d'échantillons de sons tenus par une clarinette, un tuba, un violoncelle, un trombone, un violon. À notre insu, un rythme se crée, accueillant les subtiles variations, les surprises sonores. La pièce devient un immense collage, un patchwork envoûtant qui réinvente la durée. Plus rien ne pèse, les sons s'élèvent et disparaissent, quand bien même le voyage est perturbé après dix-sept minutes par des échappées et déflagrations déchirantes, tant la trame est solidement installée, richement brodée par les nappes d'un synthétiseur qui s'est invité en cours de route. Une imperceptible oscillation semble animer cette toile sereine... dont la durée première était de six heures, car il s'agissait au départ d'une installation présentée à la Diapason Gallery (justement !) de New-York.

   Au total, un double album splendide, qui confirme la vitalité et l'inventivité des musiques contemporaines les plus exigeantes.

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Paru en 2017 chez XI Records / 2 cds / 7 titres / 2 heures 12 minutes

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente :

- la vidéo officielle du premier titre, "Opening" :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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Publié le 28 Mars 2017

Brian Eno - Reflection

   Reflection est sorti le premier janvier 2017. Eno y renoue avec la musique ambiante pure, délaissant la voie des hybridations sonores frayée par The Ship voici moins d'un an. On est dans la lignée de Lux (2012), mais avec une seule plage de cinquante-quatre minutes. Si la musique est entièrement synthétique, elle n'est pas sans évoquer des instruments traditionnels comme les gongs, cloches ou clochettes. Le principe de base de la composition est de laisser jouer les résonances des percussions électroniques tout en leur superposant des nappes de synthétiseurs. Ces résonances sont amplifiées, étendues, distordues ; elles se mélangent lorsque des grappes percussives éclatent, tout en interférant avec les matériaux continus. On connaît le discours d'Eno sur sa propre musique, qui serait là pour se faire oublier, qui n'exigerait pas notre attention. Moi, je veux bien, mais cette musique s'impose à l'attention. Je suis en train de l'écouter au casque, pas à plein volume, car j'ai même dû le baisser. Cette musique enveloppe l'auditeur par ses vagues puissantes, ses ondulations qui s'insinuent partout dans notre corps, dans notre cerveau. Tout le spectre sonore est utilisé, des graves les plus profonds aux aigus les plus fins. C'est une musique vibratoire qui émeut, au sens étymologique de mettre en mouvement, qui enfonce en nous ses flèches harmonieuses, qui décoche soudain des explosions dans nos cavités intérieures. Nous ne sommes plus que des corps résonnants, nous aussi, tant elle remplit l'espace, le saturant de ses multiples couches intriquées.

   Aussi, loin d'être une simple musique d'ameublement que l'on pourrait oublier, elle est au contraire le mobilier sonore de notre vide insoupçonné. En ce sens, elle est la musique idéale de notre vacuité, donc parfaite musique de méditation. Aussi est-elle par nature potentiellement infinie, non pas parce qu'elle se répèterait, mais parce qu'elle est infiniment variée, à la fois prévisible et imprévisible dans le même mouvement, vie surgissante, ondoyante, fluctuante, réfléchie. Musique de réflexion, dans les deux sens du mot en français : elle se génère elle-même à l'intérieur du cerveau-système programmé par le compositeur minutieux tout en permettant à l'auditeur une réflexion sur lui-même ou mieux, en l'aidant à une suspension de la réflexion, comme mise en apesanteur par la véritable dissolution des lignes mélodiques opérée par la prééminence des vibrations, des harmoniques, par la disparition de toute tension vers une fin et donc l'actualisation permanente d'un présent auto-suffisant, à proprement parler rayonnant. Cette musique est ambiante parce qu'elle circule autour, environne, mais quoi ? Ne riez pas, il me semble que dans notre vacuité elle éveille ce que les Hindous appellent la kundalini, l'énergie spirituelle, cosmique. C'est sans doute la raison pour laquelle je ne peux m'empêcher d'associer cette pièce aux compositions du pianiste Alain Kremski, surtout lorsqu'il mêle piano et gongs, cloches tibétaines ou bols chantants. Bien sûr, on peut écouter Reflection en faisant la vaisselle ou le ménage, mais ce serait déjà beaucoup mieux en faisant l'amour, ce qui se rapproche le plus au fond de la méditation de délivrance du "je". Sur la pochette, Eno semble se dissoudre, image giacomettienne d'une disparition en cours : le moi devient une ombre, se fond dans l'image renvoyée par le miroir. Ce disque est une invitation à s'ouvrir sur l'infini, à se dissoudre dans le Soi, à jamais, pour toujours, dans un océan de beauté.

   MAGISTRAL !

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Paru en 2017 sur le label Warp records / 54' environ

Pour aller plus loin :

- Sur sa page, Brian Eno dit comment il conçoit et vit sa musique. Ajoutons qu'une application pour smartphone permet de découvrir cette musique qu'il appelle « générative »... Quant au livret de six pages du cd, je le trouve très décevant, sans aucun intérêt, c'est vraiment dommage...

- Un extrait de la version pour l'application générative :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques