DE GHOST - Luxe

Publié le 8 Décembre 2021

DE GHOST - Luxe

   À l'origine du projet DE GHOST se trouve le producteur suisse Sknail, alias de Blaise Caillet, dont j'ai chroniqué le deuxième des trois premiers albums, Snail Charmers. J'avais été séduit par ce jazz électro glitch, non sans quelques réticences, balayées finalement par le remarquable travail graphique d'Efrain Becerra et une production impeccable. Avec ce quatrième opus, Sknail, sous l'étiquette DE GHOST, explore de nouveaux territoires sonores, ayant congédié ses musiciens acoustiques (parmi les meilleurs de la scène jazz suisse). L'album, entièrement électronique, est conçu à base de glichs, ces sons de défauts numériques qu'il traite pour les transformer en percussions digitales. Les micro échantillons sont transformés pour leur donner une vie rythmique. Quant à la partie mélodique et aux nappes, Sknail utilise des sons de drones, d'ambiance ou de bruits divers, retravaillés grâce à un séquenceur sur ordinateur. Je précise que je tiens ces renseignements précis du musicien lui-même. Pas évident en effet pour un auditeur moyen de s'y retrouver !

   Pourquoi l'album est-il titré Luxe  ? Voici ce qu'en dit le producteur :

«Dans un futur proche, le luxe sera de fréquenter des "bars à air pur". Quand l'atmosphère de cette planète surchauffée sera saturée de CO2, on dégustera à prix d'or de l'air pur "comme avant" dans des clubs hyper select. Les bonbonnes contenant le rare et précieux nectar auront remplacé les sauts à Champagne.»

    Couverture, visuels et vidéos sont réalisés par l'artiste multimédia américain ENO (Ne pas le confondre avec notre Brian... !).  La couverture évoque un de ces bars à air pur dans lequel on viendrait prendre sa dose en écoutant DE GHOST. Deux titres utilisent des voix enregistrées, extraites de chants populaires de la population noire américaine entre 1934 et 1942 : projetées après traitement dans cet univers électronique, elles contrastent et prennent une allure fantomatique. Si l'on ajoute que l'appellation "DE GHOST" est inspirée du logo du visage fantomatique trouvé et acheté sur Internet à un designeur indonésien, vous savez presque tout sur cet album.

   Pour ma part, j'entends deux moments dans ce disque. Dans un premier temps, une phase d'acclimatation, si l'on peut dire. Univers moelleux, mélodieux, d'une mélancolie très distanciée, irréelle, surtout dans le premier titre éponyme, "Luxe" : on est protégé du dehors, relaxé, et alors les souvenirs surgissent, c'est "Memories" et la voix d'un autre temps, dans le vacillement glitchien des percussions électroniques, le balancement minimal à la Alva Noto, les nappes feutrées. "Revolution" nous plonge dans un rêve tapissé de graves, comme hanté par de fausses voix et un orgue en courtes boucles : aucun violence sonore comme on pourrait s'y attendre, un bain d'ultra modernité légèrement euphorisant ! Avec "Axis", on se rapproche davantage de l'univers étrange d'Alva Noto...

   Et là va commencer, doucement, la seconde phase, vraiment fantomatique. "Axis", en dépit d'une brève mélodie qui revient dans la seconde moitié, est au-delà du monde, tapissé de drones, de nappes qui dérapent. "Breathing" forme une parenthèse, avec sa bouffée vocale, un retour partiel à la première phase, pour reprendre le fil de mon écoute. Je préfère la partie la plus abstraite, plus radicale dans sa manière  de tourner le dos au monde. "September" est de cette veine décantée, qui a abandonné les oripeaux du jazz, encore sensibles dans les emprunts vocaux et les phrasés mélodiques. Là, l'album, à mon sens, prend de l'altitude, devient un grand album, original et prenant. Écoutez "Celsius", aux pétillements et scintillations sur une base de drones épais : de la glace dans le brouillard, avec des plaques tectoniques en balancement régulier, et un chœur synthétique noyé...

   À partir de "Reflections", c'est le meilleur de l'album, cet autre monde d'un luxe désincarné, seulement parcouru de froissements troubles, animé d'un squelette rythmique enrobé de nappes sourdes. "Presence" va plus loin encore, toujours plus près d'Alva Noto (dont je suis un grand admirateur !) : la pièce est d'une beauté spectrale, avec des textures déchirées splendides, des résonances d'une incroyable profondeur, à nous faire frissonner. Après un tel sommet, "Vortex" risquerait de décevoir, mais ce n'est pas le cas. La mélodie en boucle obscure est transcendée par le rythme erratique très en avant, de nombreux accidents sonores, jusqu'à la précipitation frénétique (à l'effet discutable) du finale et au beau saut dans le vide.

Un album d'ambiante électronique à déguster au milieu...du luxe...(et de la volupté ?), de plus en plus envoûtant au fil de l'écoute.

Paru fin septembre 2021 chez sknail Lab / 10 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente (album digital seulement) sur bandcamp :

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