Ros Bandt and The Medusa Ensemble - Medusa Dreaming

Publié le 23 Novembre 2021

Ros Bandt and The Medusa Ensemble - Medusa Dreaming

   La citerne Basilique, construite pendant la période byzantine, est un imposant réservoir d'eau situé sous l'actuelle Istanbul. Elle témoigne des efforts des hommes pour s'assurer des réserves en eau. Medusa Dreaming  est le deuxième disque du label Neuma records à célébrer ce lieu extraordinaire : Philippe Blackburn avait publié en avril 2021 un disque magnifique intitulé Justinian Intonations, pour voix et surtout électronique. Avec Medusa dreaming - le titre renvoie aux deux colossales têtes de Méduse servant de base à deux des 336 colonnes de ce palais enfoui, comme elle est surnommée - nous avons affaire à une série de onze improvisations de quatre musiciens étonnants, formant le Medusa Ensemble : le turc Erdem Helvacioğlu, compositeur et arrangeur déjà présent sur ce blog, à la guitarviol électrique - une guitare à archet récemment développée - et aux traitements en direct ; Natalia Mann, harpiste d'origine néo-zélandaise qui a travaillé plusieurs années à Istanbul, et intervient avec sa voix prononçant des mots de la langue samoane qu'elle connaît par ses origines ; le percussionniste turc İzzet Kızıl, qui joue de très nombreuses percussions et prononce des mots kurdes ; et le compositeur, Ros Bandt, artiste sonore australien, poly-instrumentiste qu'on entend jouer, selon les pièces, du sifflet à glissière en laiton, du tahru (sorte de croisement entre les vièles orientales et le violoncelle occidental, des flûtes de la Renaissance, de la flûte à bec ténor, des sons tirés de sculptures en verre et en argile, et de harpes éoliennes enregistrés au lac Mungo - lac asséché australien, site d'une des plus vieilles cultures connues sur terre, et d'autres encore, sans oublier l'utilisation de bandes enregistrées de termes en plusieurs langues pour désigner le mot "eau", et enfin l'enregistrement en direct pendant l'enregistrement sous-marin d'une carpe se nourrissant dans les eaux de la citerne, et même l'enregistrement ultrason d'un arbre Rimu, sorte de cyprès géant de Nouvelle-Zélande qui peut vivre jusqu'à deux mille ans ! Ainsi se retrouvent inextricablement mêlés d'une part sons électroacoustiques, instructions sonores et exécution improvisée de l'ensemble, d'autre part extrême modernité des techniques d'enregistrement et de lutherie, sons intemporels d'éléments enracinés dans des lieux immémoriaux et sons acoustiques d'instruments traditionnels. Le disque a été enregistré pendant le deuxième concert donné un samedi soir dans la basilique elle-même, le premier concert, qui réunissait le duo formé par le compositeur et Erdem Helvacioğlu, ayant servi d'essai, de test sonore. Cette présentation assez longue m'a paru nécessaire pour situer ce disque peu commun.

   La flûte se lance dans l'espace vide où l'on entend les gouttes d'eau tomber, les larmes du premier titre. Invocation élégiaque qui résonne sous les voûtes. Puis d'autres gouttes s'ajoutent à elle, à son clapotement, auquel répondent de nombreux sons percussifs. L'atmosphère est recueillie. Et c'est le premier motif envoûtant, sans doute à la guitarviol, suite de boucles lentes piquetées de percussions diverses. On est pris dans quelque chose, peut-être dans les tentacules de la méduse, emporté vers le fond, comme par un tournoiement hypnotique. Sublime début, d'une beauté ciselée ! Le deuxième titre, "Frozen locks, Athenas Curse", mêle diverses voix un peu déformées, ruissellements divers, frottements percussifs : des esprits , tranformés en pierre (c'est le sens des mots prononcés en plusieurs langues), ont répondu à l'invocation, tout ce palais enfoui vit d'une vie abyssale. Dans le titre trois (et non le deux comme indiqué sur bandcamp ?), on entend la carpe se nourrir : gargouillis, claquements de mâchoires, mastication, bruits auxquels le percussionniste répond par de brefs gestes sonores, à tel point qu'on se sait plus très bien qui fait quoi. Morceau vraiment troublant ! "Ode to Emperor Justiianus" prend l'allure d'une composition de hard rock, avec des riffs épais de guitarviol, des percussions très présentes, le tout de plus en plus saturé : hommage emphatique, monumental au commanditaire de ce lieu d'exception, qui contraste avec le précédent, et le suivant, à la fluidité aquatique, translucide, comme l'indique le titre, "Water through Glass". Pot et sculptures d'argiles, harpe, tarhu troublent l'eau, agitée, brassée, eau d'un rêve très ancien dans laquelle tout sonne étrangement... "Corinthian Song" voit apparaître un des autres motifs de cette suite, avec la flûte ténor de la Renaissance modulant un chant prenant soutenu par des percussions dramatiques. On n'est pas très loin des musiques soufies, tant est grande l'émotion contenue, tant est belle et fascinante la mélopée ! Un des sommets de cet album !

   Voulez-vous entendre l'eau rêver ?  "Water dreaming" vous plonge dans l'eau pour écouter les voix enfouies, les langues qui disent le mot "eau" de si diverses manières. Musique trouble et dissolvante des harpes frissonnantes, du psaltérion et de l'eau en mouvement, que le chant de la flûte a bien du mal à clarifier, qui ne cesse de s'agiter qu'au surgissement triplement répété d'un flux électronique unifié. Le rêve de la méduse, lui, "Medusa Dreaming", retrouve les accents de la musique traditionnelle turque, magnifiés par les amplifications, l'ajout de la harpe si exotique, avec des moments mystiques de quasi extase d'une grande suavité : étonnante évocation sensuelle de cette méduse rêveuse, tout à coup grinçante, cinglante, mais si ponctuellement, comme en jouant les affreuses ! Pièce délicieuse, suivie par "Basilica Dreaming", chœur de voix des esprits qui semblent prononcer une liturgie solennelle sur fond lointain de chuintements des harpes éoliennes. Nous sommes ensuite dans la forêt de Belgrat (ou Belgrad, dans les environs d'Istanbul, dont proviennent les pierres de la citerne), environnés par de sourdes pulsations, les ultrasons de l'arbre Rimu en train de pousser tandis que le tarhu et la guitareviol oscillent entre jubilation pointilliste et soulignements inquiétants, tels des animaux inconnus, sans doute effrayants, conviés à un festin nocturne : atmosphère de forêt hantée, comme on les imagine dans les légendes !

   Le dernier titre, "52 Steps to the Future of Water", est un poème sonore constitué des mots "rêve", "méduse, "pierre", "52 steps", articulés en plusieurs langues, dont le grec ancien, mots dits mêlés au ressac de l'eau, aux interventions improvisées des différents instruments de l'ensemble : c'est une apothéose sereine, la célébration apaisée de ce lieu magique.

   Un disque hors du temps, d'une grande somptuosité sonore, au croisement des musiques ambiantes, contemporaines et expérimentales, mais aussi traditionnelles. L'excellente prise de son, le travail de masterisation d'Erdem Helvacioğlu nous permettent de ne pas trop regretter de ne pas avoir été là ce soir-là, au bord des eaux de toujours...

 

Paru en juillet 2021 chez Neuma Records / 11 plages / 56 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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