Bertrand Gauguet / John Tilbury - Contre-Courbes

Publié le 25 Mars 2021

Bertrand Gauguet / John Tilbury - Contre-Courbes

  Le double cd qui vient de sortir chez Akousis Records, une maison de disques de Saint-Denis qui se consacre aux nouvelles musiques improvisées, expérimentales, est l'enregistrement de deux concerts, le premier enregistré dans l'église Saint-Maximin de Metz en avril 2016, le second enregistré pour une émission de France Musique, À l'improviste, en novembre 2019 lors du Festival Paysages d'écoute, au Mans.

  Le duo m'était inconnu. J'ai écouté le disque un peu par hasard, et très vite je me suis dit que j'étais en pays de connaissance, que ces paysages d'écoute me concernaient. Je ne connaissais donc ni Bertrand Gauguet, qui joue du soxophone alto, ni John Tilbury, le pianiste. En regardant leurs biographies, j'ai retrouvé tout de suite ce qui m'avait frappé à l'écoute. Je m'étais dit : on dirait du Morton Feldman, ou en tout cas, son ombre est là...Je ne me trompais pas, puisque le pianiste a travaillé avec Morton, mais aussi avec d'autres compositeurs qui me sont chers, comme Terry Riley, John Cage, Cornelius Cardew ou Christian Wolff. De son côté, Bertrand Gauguet, parmi de très nombreuses collaborations, a travaillé avec Éliane Radigue, dont je suis un inconditionnel depuis fort longtemps ! Tout s'expliquait : voilà pourquoi dès les premières minutes, j'avais été happé, captivé, et pourquoi j'en suis à rendre compte de cette heure et demie de bonheur...

   Le saxophone joue des notes étouffées, prolongées, auxquelles le piano répond avec parcimonie, par des notes isolées ou de petites grappes, dans les aigus, presque comme un clavecin parfois. Le dialogue est tout de suite d'une intensité incroyable. Le contraste entre les notes tenues, vibrantes, qui s'enflent de majestueuse manière, et le piano économe, brodant des quartiers sonores énigmatiques, errant dans les graves, se perdant dans l'intérieur de l'instrument, semble se réduire peu à peu, telle est l'alchimie entre les musiciens. De courtes tempêtes sont suivies de longues dérives. Bertrand Gauguet habite son saxophone, dont il déploie les harmoniques, les chuintements, les frémissements, avec une maîtrise sûre, sans fioriture aucune. Car cette musique qui se savoure dans la durée est d'une austérité splendide. Elle informe le silence, s'en enveloppe, tout en tissant sa toile mystérieuse. Le piano semble venir habiter dans les volutes harmoniques du saxophone comme dans une grotte. Ce qui frappe peut-être plus que tout, c'est la sérénité de cette musique qui ne connaît pas l'urgence, tout en donnant naissance à des séquences puissantes, grondantes. Mais ces dernières ne sont que des états transitoires d'une matière sonore en perpétuelle métamorphose : d'où l'extrême attention de l'auditeur, tenue en suspens par l'inconnu qui se déroule au fur et à mesure. Rien de prévisible en effet dans ces improvisations qui se distinguent en cela d'autres musiques improvisées, comme certaines variantes de jazz ou certaines musiques traditionnelles, en ce qu'elles ne font pas appel à un stock préexistant de motifs, modules, airs. La musique s'invente en direct, parce que les deux instrumentistes s'écoutent et laissent le silence et l'acoustique aérer leurs interventions.

   Sans doute retrouve-t-on quelques motifs récurrents qui relient leur écriture au minimalisme au sens large. C'est surtout le piano qui remplit ce rôle, donne à ces longues errances une cohérence, un sens, une direction, mais de manière très légère. L'essentiel est d'accueillir des manifestations sonores. Le saxophone se met à siffler, à exploser, à crier. Le piano joue les ombres sépulcrales, éclate en salves pour répondre aux couinements du saxophone. Non pas pour nous en mettre plein les oreilles, non, pour nous amener au seuil de l'inaudible, à accepter ces béances, ces fractures, vite suivies de moments d'apaisement, de retour bouleversants d'une harmonie que l'on croyait à tort perdue. Je parlais plus haut de Morton Feldman, mais je pensais aussi à l'extraordinaire Obsessions d'Adrian Knight, ou encore à November de Dennis Johnson. Trois compositeurs ayant un rapport voisin au temps, voisin de celui de nos deux musiciens. Le temps nous attend, toute hâte est déplacée, sacrilège. Il faut apprendre à attendre que la beauté se lève du fond de nous, du fond des instruments. J'ajouterais une autre ombre, celle de Giacinto Scelsi, pour cette attention à l'intérieur du son, à son grain, à sa lumière jusqu'au cœur même de ses ténèbres.

   Au fond, ces musiciens sont des accoucheurs d'épiphanies, d'authentiques inspirés qui nous relient à l'universel par le truchement d'instruments cérémoniels. D'où la ferveur de l'écoute, le sentiment d'être convié à de nouvelles envolées comme l'écrivait Scelsi (voir poème en bas d'article).

Paru début mars 2021 chez Akousis / 2 cds / 3 plages / 1h 37 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Au fond de

la vallée

incommensurable

plus large

que le ciel

plus secrète

que l'ombre

plus obscure

que le cœur

du fer

la flamme de l'homme

parmi la voix des somnambules

et les chemins

aux lacets

d'insomnie

sème la clameur

des nouvelles envolées

 

Giacinto Scelsi, La Conscience aiguë (GLM, 1962), repris dans L'Homme du Son (Actes sud, 2006)

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