musiques contemporaines - experimentales

Publié le 5 Mai 2017

Richard Skelton - Verse of Birds / Véarsa Éan

  Je ne sais pas si j'ai un cœur de lion, mais les Richard m'attirent dans leur orbite. Après la découverte majeure de Richard Moult, c'est au tour de Richard Skelton de s'imposer à mes oreilles. Originaire du Lancashire, cet anglais vit actuellement sur la côte ouest de l'Irlande. Comme Richard Moult, c'est un musicien enraciné dans des paysages naturels sauvages d'une grande beauté, particulièrement les landes de la chaîne des Pennines. Il a commencé à composer de la musique après la mort de sa femme Louise en 2004. Ce travail de deuil, d'une certaine manière, a pris des dimensions considérables : sous plusieurs pseudonymes en plus de son propre nom pour d'innombrables albums, tant sous forme physique que sous forme de téléchargement. Je commence seulement à aborder ce continent sonore, découvert à la faveur d'une vidéo sur YouTube. On le rapproche régulièrement de Brian Eno, pour la dimension ambiante de son œuvre, et d'Arvo Pärt pour son atmosphère de religiosité ardente et désolée. De fait, par-delà les rapprochements, il vaut pour lui-même, ayant bâti un univers singulier, beau et puissant.

En ce non-lieu très sûr et très vertigineux   

   Conçu du printemps 2010 à l'hiver 2011, Verse of Birds (et Véarsa Éan en irlandais, titre du disque 2), qu'on peut traduire par Vers d'oiseaux, ou Versets d'oiseaux (plus heureux en français !), a été enregistré sur la côte ouest de l'Irlande. À l'origine, le disque est conçu comme l'accompagnement sonore des textes du recueil The Flowered rocks, publié chez Corbel stone Press comme le disque, recueil que je n'ai pas encore lu. Le premier titre, "Vessel", installe une brume sonore tissée de harpe (?), guitare et cordes entrelacées indissociables d'un arrière-plan de retraitements électroniques. C'est une écume épaisse surgie de la mer sur laquelle glisse le vaisseau, une écume immémoriale, frémissante. Il n'y a pas de rivage, seulement ce chevauchement âpre sur les collines des vagues. "Calm bearer" est un concert de plaintes écorchées, soulèvements de cordes dans un chœur en canon perpétuel à la lancinante beauté. On retrouve la harpe, ou plutôt le dulcimer, sur "Bond that Does not break". Chaque pièce est un poème sonore composé de variations agencées en boucles, ce qui n'est pas sans faire penser au minimalisme, mais ici l'ampleur des variations se fait symphonique. "Bond that Does not Break" le dit à sa manière : le lien ne casse pas, lie la chaîne harmonique qui, pour être traversée de surgissements incessants, ne dévie pas de son cours, de son rythme océanique. Des courants nous portent vers le promontoire, "Promontory", incantation dans les aigus aiguisés, les raclements, quelque chose d'énorme nous aspire, sauvage. Quelle musique grandiose, à la splendeur farouche ! Et la mer nous reprend, rude et fière, le dulcimer imperturbable campé sur la houle profonde et le chant des violons comme l'envol de milliers d'oiseaux, entendu peut-être depuis les chambres étroites du navire, "The Narrow Rooms" du titre. Arrivé là, je craque, littéralement happé par l'hymne à la mer qu'est "Of The Sea", où l'on croit entendre dans chaque vague la plainte des goélands. Plus de huit minutes trente, mais cela pourrait durer toute l'éternité. Horizon infini de pleine mer, infinis tournoiements qui ligotent le Temps, le densifient pour qu'il rende l'âme une bonne fois pour toute. Majestueux requiem d'un hors-temps à l'indestructible sérénité par-delà les aléas et les frimas. Le premier disque se termine avec "Grey-back", plus de quatorze minutes d'une respiration abyssale, spectrale, comme si tous les instruments étaient voilés. Cette pièce d'une mélancolie désolée me fait penser à "As Long as I can Hold my Breath", deuxième partie de l'album Avallon Sutra de Harold Budd, en plus implacablement sépulcral. Extraordinaire, en tout cas !

   (En écoute le titre 6 du disque 1)

   Le deuxième disque s'ouvre avec "Ascend", dialogue lancinant entre un clavier égrenant ses notes avec un calme royal et un violon à l'arrière-plan tout en griffures vives et désordonnées. Peu à peu, l'intervalle entre les deux interlocuteurs se comble d'un vêtement instrumental de plus en plus dense. C'est un long envol majestueux, fastueux, souligné par de mystérieuses cymbales lorsque les oiseaux s'éloignent et disparaissent. "Little knives" suit sans transition silencieuse. Sommes-nous dans un nuage de volatiles en partance ? La musique frémit comme de multiples ailes, soudain transfigurée par ce qui ressemble à l'irruption de vagues de moog. Myriade de stridences, de cris perçants enveloppés d'une aura symphonique proprement fabuleuse. Cette musique transporte, c'est la vie reconquise, fulgurante, qui nous laisse sur une plage, un peu égarés, ravis, dans une atmosphère nébuleuse à la Tangerine Dream, celle des premiers albums. "A Kill" a des allures de raga, lente méditation à la guitare sur fond de bourdons instrumentaux qui évoquent les cornemuses. De quelle mise à mort ou meurtre s'agit-il ? Le morceau garde son mystère, se clôt sur des des gerbes de cymbales énigmatiques, et voici "Véarsa Éan", piano lumineux et cordes inextricables, l'aube d'un ailleurs absolu, de l'autre côté du monde, des manifestations. La musique se fait efflorescence prodigieuse, éclosions multiples, foisonnements de beautés éphémères, avant de se résorber dans le brouillard des cymbales rituelles.

   On croyait avoir atteint les sommets musicaux, mais "Domain", avec plus de dix-huit minutes, recule encore les limites de la beauté. Houles courbes de cordes, soulèvements rauques de voix, tout un moutonnement orchestral, un cercle de mugissements et de stridences éparses, comme un chaudron immense dans lequel se préparerait la suprême potion, au creux des creux, la pluie lustrale venue d'en bas laver tous nos tourments s'éploie, scandée par les battements d'une mer farouche, se diffuse dans les glissendi et les tournoiements râpeux de violoncelles comme autant de phoques pleureurs. Revient alors la grande harpe éolienne dans le jaillissement des vents brefs et des écumes radieuses, apaisantes.

   Une splendeur absolue, terrassante !

[ Mon titre est emprunté à Saint-John Perse, Oiseaux, XI.]

------------------------

Paru en 2012 chez Corbel Stone Press / 2 cds,  7 + 5 titres / 1 h 47'

Pour aller plus loin :

- le site personnel du compositeur.

- "Little Knives" en écoute :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 août 2021)

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 3 Mars 2017

Richard Moult (3) - Sjóraust

   Troisième album sur le label Second Language, Sjóraust est encore un beau disque improbable, inclassable. Richard Moult nous convie depuis les îles des Hébrides extérieures où il semble s'être détaché du temps commun à mieux écouter la voix de la mer, signification du titre « Sjóraust », amalgame de deux termes de vieux norrois. Lui-même au piano, aux claviers, à l'échantillonneur orchestral, aux percussions, il est accompagné par David Colohan - son collaborateur habituel - à l'autoharpe (sorte de cithare) sur trois titres, par Amanda Ferry à la clarinette sur deux, sans oublier un peu de flûte baroque, du violoncelle par Aaron Marton sur quatre et deux vocalistes occasionnels. L'album se présente comme une suite, chaque titre étant désigné par la mention "Sjóraust" avec son numéro d'ordre.

   À mon sens il s'agit plus encore d'un poème musical en six chants formant un vaste hymne à la mer, présente dès l'introduction à l'autoharpe de la première partie. On l'entend gronder à l'arrière-plan, déferler sur les galets. Cordes frottées, violoncelle rejoignent David Colohan en longues touches, puis une voix féminine lit un extrait de texte de chants gaéliques tirés du recueil Carmina Gaedlica, et c'est la mer à nouveau, des oiseaux. Une étrange sonnerie ouvre le chant II, elle reviendra plus lointaine derrière le piano presque sépulcral pour cette introduction solennelle. Les cordes surgissent en force dans un véritable maëlstrom langoureux qui se résorbe assez vite dans une atmosphère apaisée. Ces deux premières parties sont évidemment des préparations pour la longue pièce trois, plus de treize minutes. Une pièce d'abord d'un grand dépouillement : le piano hésite, la clarinette pose quelques notes aussi. Le rythme est lent, méditatif. Les deux instruments tiennent un dialogue plus serré, comme une marche dans les rochers quand les pieds cherchent des appuis stables, glissent parfois. L'autoharpe leur répond en sourdine. C'est le cheminement d'une ascèse, la recherche de la lumière. Il y a évidemment du mystique chez ce solitaire (aonaran en norrois) de Richard Moult, et parler de folk mystique n'est donc pas faux, mais je vois en lui, au fur et à mesure des écoutes, une sorte de Arvo Pärt celtique. Des chœurs d'hommes et de femmes alternés vont d'ailleurs constituer l'essentiel du matériau de ce III. Qu'il s'agisse probablement de sons produits par un échantillonneur n'enlève rien à la beauté grandiose de ce chant face à la mer, s'élevant et descendant comme les marées. Comment ne pas être saisi par ce face à face hiératique qui pourrait évoquer des tableaux de peintres préraphaélites comme John William Waterhouse ou encore les scènes sublimes peintes par le romantique John Martin ?

   Les deux pièces suivantes sont à leur tour des introductions à la seconde longue pièce, la VI, si bien qu'on peut voir comme deux livres (I - III // IV - VI) dans ce cycle. "Sjóraust IV", qui fait d'abord dialoguer mouettes lointaines criaillantes et piano résonnant, se fait brièvement danse tournoyante et folle. La mer revient avec "Sjóraust V"; un récitant lit ce qui fait d'abord penser à un fragment liturgique, mais, nous dit la pochette, serait un énigmatique texte mathématique (j'avoue ne rien avoir compris)...peu importe, c'est l'ambiance de messe qui compte, et les cordes qui surgissent, ardentes, en vagues courtes, brisées par le silence seulement occupé par la mer toujours en fond, chaque poussée comme un prière fervente, renouvelée, dans l'attente de quelque chose, de cette voix féminine qui vient enfin se fondre dans les cordes comme la corde ultime. "Sjóraust VI" peut alors se déployer après un court introït en gaélique. L'orchestre des vagues et des vents loge en son sein une chanson gaélique traditionnelle interprétée par la chanteuse irlandaise Alison O'Donnell avant de laisser dialoguer le piano, le violoncelle et la flûte baroque. Puis le silence, une clochette, la clarinette, les autres instruments revenus tournent, une vague énorme propulse le tout un niveau plus haut, une autre encore, le lyrisme intense, celui qui soulève et qui palpite pourtant de moments plus doux, plus suaves, qui épouse la mer revenue entre les phrases musicales. L'autoharpe accompagne les derniers moments apaisés de cette pièce à la sombre beauté désolée.

   Peu à peu, Richard Moult élabore une œuvre vraiment singulière, quelque part entre folk mystique et néo-classicisme épuré, servie par des apports électroniques parfaitement fondus dans le tissu musical.

------------------------

Paru en 2016 sur le label Second Language / 6 titres / 40' environ

Pour aller plus loin :

- Mon article consacré à Aonaran (2013 sur Wild Silence, reparu en février 2017 sur bandcamp)

- Mon article consacré à Rodorlihtung (2012)

- la page consacrée à l'album sur le site de la maison de disque

- Sjóraust II en écoute ci-dessous :

Richard Moult (3) - Sjóraust
Peinture de Richard Moult, reproduite à l'intérieur de la pochette du cd.

Peinture de Richard Moult, reproduite à l'intérieur de la pochette du cd.

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 août 2021)

Lire la suite

Publié le 16 Février 2017

Rougge - Monochrome

   Un grand piano, une voix qui s'envole, prononçant les syllabes d'une langue inconnue. C'est Rougge, artiste nancéien, et c'est son deuxième disque, Monochrome, huit ans après Fragments, sorti en 2007. Il s'agit encore de fragments numérotés sans qu'on sache à quel ordre secret cela renvoie. Peu importe. On est emporté. C'est une promenade qui devient une invocation, une incantation. Le piano insiste, martèle, sonore ou grondant, tandis que la voix de contre-ténor monte, descend, murmure. Quel saisissement ! Comme si la voix détachait des lambeaux d'infini...depuis un ailleurs soudain si proche. La trame mélodique, d'inspiration minimaliste, enveloppe l'auditeur dans un réseau de motifs serrés, volontiers répétés ostinato, d'où l'ambiance vite envoûtante. La voix dérape parfois de sa tessiture pour prendre des accents d'une extraordinaire douceur avant de repartir dans une suavité farouche. Comment ne pas penser à Wim Mertens, notamment dans Maximizing the audience (1988), dans le fabuleux "Whisper me", ou encore à Antony de Antony and the Johnsons ? Mais ces références ne sont que des repères grossiers, il faudrait remonter une longue tradition vocale héritée du Moyen-Âge, des monodies grégoriennes ou de certains hymnes qui ne comportaient que des sons vocalisés... ou encore vers les chants de gorge par exemple. Le chant ne dit rien dans aucune langue : le chant chante, c'est un pur chant, du chant-joie. De fragment en fragment, on dérive au fil des nuances, le temps se dilate dans des ralentis élégiaques suaves ou se contracte dans des passages nerveux et sombres. Nous sommes dans les marges, dans les arrière-mondes de la musique, quelque part où ça se déchire, où notes et vocalises épousent l'émotion. L'étreinte est langoureuse, intense, perd la notion du temps, intemporelle par essence. Et c'est cela qui ravit, l'abandon extrême, la liberté de jouir du son sans se soucier de rien d'autre.

  Qu'on l'habille de cordes, cette voix, dans le dernier fragment, annonce une nouvelle étape, qui se concrétisera par la sortie, début mars, d'un disque réalisé avec un véritable quintette à cordes.

------------------------

Paru en novembre 2015 / 9 titres / 44' environ

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus sur bandcamp :

 

 

Programme de l'émission du lundi 13 février 2017

L'Intégrale : (enfin presque...)

Tristan Perich : Surface Image (Piste unique, 63'), extrait de Surface Image (New Amsterdam Records, 2014)

Lire la suite

Publié le 10 Janvier 2017

Steven Stapleton & Christoph Heemann - Painting with Priests

   Seul membre permanent du groupe de musique expérimentale Nurse With Wound, Steven Stapleton a collaboré avec de nombreux musiciens. On le retrouve ici avec l'allemand Christoph Heemann, adepte lui aussi du collage musical surréaliste, des musiques concrètes, bruitistes, avant-gardistes. Deux hommes éloignés de toute chapelle, improvisateurs fougueux, qui se sont retrouvés le 29 novembre 2009 dans l'ancienne synagogue d'Ivrea, en Italie, pour cette improvisation d'un peu plus de quarante-six minutes.

  Incroyable musique, comme toujours, changeante à vue, vivante, qui mêle nappes de synthétiseurs et drones, perturbations sonores en tout genre. Ambiante, un peu, mais rarement continûment. Intrigante, toujours, mystérieuse, traversée de courants obscurs et lumineux. Foutraque, loufoque, et totalement inspirée, avec des passages qui évoquent les chants de gorge, des mantras prononcés dans des cavernes glauques. Avec des envolées grisantes, des moments complètement magiques et fascinants qui trouent le temps de leur beauté radieuse. Au bout de quelques minutes, comment ne pas léviter, ne pas se laisser dériver dans ce vaisseau sidérant qui débusque de minute en minute des paysages surprenants ? Démons et lémures surgissent, s'évanouissent. La musique couaque, coasse, éructe, frémit, et pourtant elle ravit nos oreilles ! L'écoute est une expérience au sens fort, une épiphanie prolongée jusque dans les emmêlements convulsifs de guitares en nœuds de serpents qui se cabrent et toussent, jusque dans les trajectoires euphoriques des sons ronronnants et tournoyants, jusque dans les crescendos majestueux, miauleurs, qui se retournent soudain pour disparaître et renaître autres.

   Peinture avec des prêtres : le titre, comme l'illustration de la pochette, provoque, dans la pure tradition des Surréalistes. On n'est pas loin de Max Ernst, par exemple. Mais si la musique est évidemment ludique, dans sa folie elle atteint le sublime, une dimension mystique. Les peintres, ce sont Steven et Christoph, défroqués hallucinés, chercheurs d'absolus sonores. Paradoxalement, leur musique est à la longue méditative, invitation à l'élévation. Elle nous regarde, dit l'image...

Steven Stapleton & Christoph Heemann - Painting with Priests

------------------------

Paru en 2015 sur le label Yesmissolga / 1 titre / 46'11 (le disque est aussi sorti en vinyle)

Pour aller plus loin :

- un extrait en écoute sur cette fausse video :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 août 2021)

Lire la suite

Publié le 7 Décembre 2016

Alexander Kandov - Crystals of the Zodiac

L'actualité nous entraîne irrésistiblement, ne nous laissant guère le temps de nous attarder, nous conduisant à délaisser des œuvres importantes. C'est pourquoi, en parfait accord avec le titre de ce blog, je vais maintenant régulièrement faire un pas de côté pour remettre en lumière des disques inactuels, dont je n'avais pas rendu compte pour diverses raisons. Cela prendra la forme d'un billet, de quelques lignes, comme une invitation à plonger dans le labyrinthe du Temps au lieu de rester à la surface.

RETOUR SUR...

   Né en 1949, le compositeur bulgare Alexander Kandov, que la pochette du disque dit être connu dans son pays, en Union soviétique (oui !), aux Pays-Bas et en France, me semble en fait très loin des feux de la rampe médiatique. Pourtant, le bel album que la maison de disque etcetera a sorti en 1991 sous le titre Crystals of the Zodiac vaut vraiment le détour. Boyan Vodenicharov, piano et synthétiseur, et Robert Van Sice, marimba et vibraphone forment un magnifique duo pour interpréter ce cycle pour piano et percussion, on pourrait y ajouter "électronique" bien sûr en raison du synthétiseur et de bandes enregistrées utilisées dans certaines pièces et dans les interludes.

   Chaque pièce associe un cycle du zodiaque et une pierre : au verseau correspond le saphir, au bélier l'améthyste, etc. D'où une grande diversité d'atmosphères. Si le saphir (verseau) est toute alacrité, exubérance cristalline, l'olivine (Poissons) nous plonge dans l'ouate des rêves, l'améthyste (Bélier) associe mystère et surgissements puissants, la chrysophase (Taureau) se tient droite et fière dans la lumière, le béryl (Gémeaux) est à l'écoute de l'infime.

    C'est donc un disque superbe, qui n'a pas pris une ride, à découvrir et à déguster, véritable antidote à la morosité.

-------------------------

Paru 1991 sur le label etcetera / 14 titres / 48 minutes environ

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée à l'album

- "Opal" (La Balance) en écoute sur cette fausse vidéo :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 août 2021)

Lire la suite

Publié le 8 Novembre 2016

Douwe Eisenga - The Piano Files II

La musique du bonheur  

   Le compositeur néerlandais Douwe Eisenga nous gâte en ce moment. Après le très beau Simon Songs, le piano reste à l'honneur avec ses Piano Files II, son compatriote Jeroen van Veen toujours au clavier.

   Les Chants d'automne (titre en français) qui ouvrent l'album sont les dignes successeurs des Chants estivaux du Piano Files de 2009. Écrits pour quatre pianos, tous sous les doigts de Jeroen, ils nous entraînent irrésistiblement dans leurs mélodies tournoyantes, leurs éclats sereins et clairs. C'est une averse belle de notes vives, une folie joyeuse, comme une course dans les champs baignés de soleil, tantôt ralentie par une saine fatigue, tantôt prise d'accès de fougue incandescente. On ne s'arrête jamais, sauf une fois, épuisés de bonheur, avec une reprise toute en quasi sourdine d'une délicatesse élégiaque, et l'on se laisse aller dans une apesanteur rêveuse, doucement carillonnante. Magnifique !

   Kick, version pour deux pianos, commence par une introduction presque mystérieuse, le deuxième piano répondant comme par brèves monosyllabes décalées aux boucles obstinées et contournées du premier, puis le dialogue se fait plus égal. La marche se poursuit, tranquille, avant un bref silence et une reprise en accéléré. La pièce est une exploration brillante de motifs entrelacés typique d'un minimalisme que Douwe préfère nommer "maximalisme", puisqu'il tire le maximum d'un matériau limité, mais plus mélodique que dans le minimalisme et emprunte d'un rythme volontiers effréné, que je rattache aux musiques foraines, aux manèges, d'autant que "kick" signifie "ruade". La seconde partie de ces seize minutes est absolument éblouissante, d'une étincelante puissance, c'est tout juste si la coda nous laisse souffler.

   La suite nous propose une version pour deux pianos de son concerto de piano, en trois mouvements : plutôt vif, lent, puis animé et énergique. Le premier mouvement va caracolant à un rythme métronomique comme une machine bien huilée, avec de beaux aperçus contrapuntiques. Le second chemine doucement, câlin, dans des médiums ponctués de quelques aigus et d'un zeste de graves, d'où son aspect velouté, chatoyant, comme une draperie légèrement agitée par la brise, mais d'une grâce pudique de jeune fille dansant, à peine ondulante, avant de se lancer sans frein dans la joie du mouvement vers la fin, puis de revenir à sa retenue et de s'immobiliser. Le troisième mouvement propose d'abord la chevauchée exquise de deux cavaliers qui virevoltent, font des entrechats : rien d'appuyé, c'est d'une légèreté aérienne, puis le ton se fait plus grave, le morceau monte en puissance, la cadence devient obstinée, les variations serrées. Pièce diabolique, martelée avec une précision, une élégance incroyables. Et quel souffle, quelle jubilation dans ces ajours sertis de lumière, de la dentelle pianistique qui nous enserre dans ses rets pour notre plus grand plaisir !

-------------------------

Paru en 2016 / 5 titres / 59 minutes environ / Disponible sur le site du compositeur seulement sous forme de fichiers compressés (hélas !), ce qui en dit long peut-être sur la diffusion difficile de beaucoup de musiques, à moins que ce ne soit un choix de la part du compositeur...

Pour aller plus loin :

- le site de Douwe Eisenga, sur lequel vous pourrez trouver partitions etc.

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 août 2021)

Lire la suite

Publié le 1 Novembre 2016

Florent Ghys - Bonjour

   Contrebassiste et compositeur, le bordelais Florent Ghys a choisi de s'expatrier pour trouver enfin une maison de disque et un milieu musical réceptif à ses créations. C'est très logiquement qu'il a trouvé sa place chez Cantaloupe Music, le label de David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe, les fondateurs du Bang On A Can All-Stars. En effet, sa musique réfère autant au post-mimalisme qu'à un rock indépendant voire au jazz. Comme les trois américains, il crée une musique intense où la part acoustique reste forte, ancrée dans une instrumentation à base de cordes, mais avec percussion ou encore guitare électrique. Il est temps qu'il rejoigne bien d'autres musiciens que je défends, l'ayant repéré (grâce à Timewind) avant son départ pour les États-Unis pour des compositions magistrales dont je n'ai jamais rendu compte dans ces colonnes, allez savoir pourquoi.

   Avec Bonjour, il signe son quatrième disque sur Cantaloupe. Deux contrebassistes (dont lui, bien sûr), une violoncelliste, un guitariste et un percussionniste forment un orchestre de chambre restreint, chaque instrumentiste donnant aussi de la voix. Le disque a été enregistré en direct.

La guitare électrique ouvre" Friday 3PM", le premier titre, avec quelques notes piquées en boucle, vite rejointe par le chœur puis les autres instruments dans une sorte de canon brouillé. La parenté avec l'univers de David Lang me semble toujours aussi patente : même patient constructivisme, même élaboration d'une pâte sonore de plus en plus dense passant comme par-dessus de menus déraillements, se tissant de réitérations en réitérations toujours plus lancinante, envoûtante. Avec des sonorités presque crues, à vif, nous entraînant jusqu'au bout du souffle des voix. "Wednesday" couple violoncelle et voix en courtes virgules répétées, sur lesquelles les autres instruments tissent un contrepoint capricieux et savant. On est proche du halètement, dans quelque chose de très sensuel, que la guitare suspend avant que la(les) contrebasse(s) ne s'en mêlent. Tout repart avec une rythmique brute, et chaque fois c'est la guitare qui casse la dynamique et la relance pour revenir au motif initial, avec une belle montée en puissance pour transcender la petite sauvagerie de chambre !

  On s'accorde, on souffle à peine, c'est "Thursday afternoon", très rock au début dans son déhanchement, puis ça s'épaissit, on est dans un mouvement langien, la musique lève, se fait majestueuse dans ses glissandis. C'est parti, du grand Florent Ghys, le magnifique "Sunday", un abandon langoureux, beaux sons, une sérénité, une chaleur. La pièce procède par petites unités retouchées, fondues, prolongées, qui donnent naissance à des climats heureux. On entend des touches cristallines qui ponctuent l'avancée vers les hauteurs diaphanes. Froissement rapide des cordes sourdes, c'est "Monday Morning", puis silence, le violoncelle dialogue avec la guitare, l'atmosphère est ouatée, mystérieuse. On s'étire dans le murmure de voix multipliées, le mélodica pianote entre les cordes qui recommencent à frémir tandis qu'un battement grave de contrebasse s'amplifie, efface tout, puis le chant des instruments reprend, facétieux et animé,  pour se terminer dans une micro tempête échevelée, grinçante. "Thursday morning" semble plus élégiaque, mais tout autant fantasque en fait, il bavarde familièrement, c'est sans doute la pièce la plus proche du jazz, avec son allure improvisée. Sauf que les voix de retour brouillent les pistes, nous ramènent à vendredi, au premier titre. On s'aperçoit ainsi de l'aspect cyclique de l'album, plus concerté qu'il n'y paraît, capable en quelques mesures de passer certaines frontières musicales, la fin de ce "Thursday morning" fleurant bon une musique de chambre de bon aloi. Avec le dernier titre, "Tuesday noon around 12:21", il serait aussi bien minuit dans cette fantasmagorie tournoyante des cordes alanguies picorées de pizzicati. Le temps s'est arrêté, tourne en rond...

   Un album à déguster avant de vous perdre avec délices dans les méandres de compositions antérieures de Florent Ghys comme son Hommage à Benoît Mandelbrot (2011) ou GPS40 de 2010, dont vous trouverez la présentation sur son site (voir ci-dessous).

-------------------------

Paru en 2016 sur le label Cantaloupe Music / 7 titres / 50 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le site de Florent Ghys

- l'album en écoute (et à acheter) sur la page bandcamp :

- "Sunday" en direct :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 août 2021)

Lire la suite

Publié le 24 Octobre 2016

Larry Polansky - Three Pieces for two pianos

   Cofondateur du collectif de compositeurs Frog Peak Music (qui comprend notamment Alvin Curran, Kyle Gann, Michael Byron, des compositeurs importants encore trop peu connus, présents sur ce blog) guitariste, mandoliniste et compositeur, enseignant en Californie, Larry Polansky allie algorithmes et chansons populaires américaines. Il a joué avec le guitariste Nick Didkovsky, chanté, publié aussi bien de la musique chorale, de chambre que des pièces pour piano ou électroacoustiques.

   Comme parfois, je ne rivaliserai pas avec le livret, érudit et technique, de Michael Winter. D'ailleurs, au diable la technique, les mathématiques, puisque ce qui compte c'est le résultat pour l'oreille, l'agrément que la musique est censée apporter à l'auditeur. Ce qui compte, c'est que la pièce éponyme (2006 - 2007), en quatre parties pour plus de trente-trois minutes, est un monument de la musique pour piano d'aujourd'hui.

   La pièce commence presque timidement, note à note, puis le second piano répond, vient se nicher en contrepoint d'une ligne au lyrisme limpide, méditatif, le mouvement s'accélère dans une sorte de ronde, le calme revient, une ligne monte, monte à nouveau, entourée de diffractions, d'éclats transcendantaux pour ainsi dire, retour au calme et lente remontée sourde dans un clapotis d'aigus. Superbe début post-lisztien avec une coda intériorisée. La deuxième partie s'ouvre quelque part entre Federico Mompou et Claude Debussy, raffinée, de plus en plus retenue dans sa mélancolie distinguée, émaillée de quelques dissonances. L'interlude qui suit reprend les matériaux du début précédent, matériaux qu'il allège de leur poids mélancolique.

   Avec la troisième partie, la plus longue, les quatre mains se lancent dans un curieux canon comme si quatre motifs à la Morton Feldman se croisaient, s'enchevêtraient, se chevauchaient. À mesure que s'étoffent et se diversifient les motifs,  se constitue un continuum diapré, micro fracturé, sous tendu par une ligne de basse profonde, tantôt calme, tantôt s'agitant jusqu'à créer des tourbillons ébouriffants. La pièce s'avance dans des vagues toujours plus hautes de médiums sur ce lit de graves, accompagnées d'une pluie erratique d'aigus carillonnants comme de fines gouttelettes vaporisées sous une vive lumière : c'est absolument magnifique et réjouissant, avec une conclusion en forme de descente chromatique irréelle.

   Avec "Old Paint" (2010, pour un seul piano), Larry Polansky retravaille une chanson traditionnelle de cow-boy, "I Ride an Old Paint" en flirtant avec l'atonalité : sur et autour de la ligne fluide de piano, la voix de Larry égrène les paroles, tandis que diverses percussions ponctuent la mélodie. C'est délicieusement improbable, ravissant. Les cinq "k-toods", fondées sur des mutations morphologiques, sont des pièces extrêmement vives, qui font un peu songer aux études de Conlon Nancarrow par leur virtuosité, leur polyrythmie proliférante, leur caractère endiablé pour tout dire, ce qui n'exclut pas de beaux passages rêveurs, ni un évident humour comme dans la quatrième, "baby pictures", espiègle, virevoltante, puis interrompue par des jurons, repartant comme une folle pour s'arrêter narquoisement à plusieurs reprises avant de s'emballer de plus belle. Un délice pianistique ! Ce petit cycle se conclut par une pièce moqueuse, tout en éclats rieurs, en arpèges étincelants.

   Les deux "Dismission" qui terminent le disque sont deux petits hymnes discrets pour un seul piano : rythme lent, avec de brefs mouvements vifs, comme des célébrations émues au bord du silence.

   Un disque remarquable pour découvrir l'un des grands compositeurs de notre temps.

-------------------------

Paru en 2016 sur le label New World Records / 12 titres / 60 minutes environ

Pour aller plus loin :

- la page consacrée au disque sur le label : on peut y écouter des échantillons.

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 août 2021)

Lire la suite