musiques contemporaines - experimentales

Publié le 11 Juillet 2022

Instruments of Happiness - Musique lente et tranquille à la recherche du bonheur électrique / Slow, quiet Music In Search of Electric Happiness

   L'ensemble de guitares électriques de Montréal, Instruments of Happiness, qui peut prendre des configurations différentes, se consacre à l'interprétation de la musique nouvelle sous la direction artistique de Tim Brady . Ici, il est constitué par un quatuor de quatre instrumentistes. Tim Brady (l'un des membres du quatuor) a donné une même consigne à quatre compositeurs canadiens : écrire une pièce de quatorze minutes environ, pour quatre guitares très espacées dans un espace réverbérant. Comme l'idée était de jouer la musique dans l'église Le Jésus de Montréal, dont le temps de réverbération est de sept secondes, l'équipe de production a utilisé une réverbération à réponse impulsionnelle numérique pour recréer la réverbération du lieu, avec un micro rapproché sur les amplificateurs de guitare pour capter le son détaillé des instruments.

Les quatre instrumentistes

Les quatre instrumentistes

   C'est la compositrice Louise Campbell qui ouvre l'album avec une pièce langoureuse, "Sideways", s'étirant voluptueusement dans l'espace, tout en fines franges mystérieuses, d'une nervosité plus rock dans la seconde partie sans jamais renoncer à une spatialité un peu diaphane qui ménage bien des surprises.

      Suit Rose Bolton, pas inconnue dans ces colonnes, puisque j'avais célébré comme il se doit l'excellent The Lost Clock en octobre 2021. Pour des oreilles non averties, il est au début difficile de reconnaître des guitares électriques, tant elles sont jouées comme des claviers, produisant drones et nappes. Le titre, "Nine Kinds of Joy", ne ment pas : ce morceau d'une grande quiétude radieuse dans son premier tiers devient le théâtre de surgissements envoûtants, guitares tournoyantes comme des astres lointains entourés d'un halo suave. Rose Bolton est vraiment une des grandes compositrices d'aujourd'hui. Les textures sonores sont d'un grand raffinement, permettant aux guitares d'apparaître dans une lumière surnaturelle au fil de la composition, une lumière arachnéenne d'une extraordinaire délicatesse. Les quatre dernières minutes, traînées et gouttes de guitare créent un paysage chatoyant, celui d'une joie cosmique et océanique à la fois. Absolument magique !

   Deux femmes, puis deux hommes... Le guitariste et compositeur Andrew Noseworthy présente avec "Traps, taboos, tradition" une œuvre déconcertante, trouée de silences. Une virtuosité déconstruite, parfois ravageuse, finalement au service d'une pièce presque méditative par moments malgré elle... conformément au cahier des charges ! Les guitares frottent, éraflent, dérapent sur les cordes, jouent des résonances : elles semblent jouer comme des chattes miaulantes qui se répondent tout en restant à distance, bien sûr. Pourquoi le bonheur serait-il sérieux ? L'autodérision, voire une certaine verve satirique bon enfant se donnent rendez-vous, pour éviter les pièges, les tabous de la tradition, ne pourrait-on comprendre le titre ainsi ?

   Le ton change évidemment avec la pièce suivante, "Notre-Dame is burning" d'Andrew Staniland, guitariste et compositeur, dont le titre est chargé de connotations dramatiques. Guitares grondantes comme des avions décrivant des cercles inquiétants, guitares pour une élégie déchirée, une plaintive montée au ciel de flammes bientôt environnées de fumées de drones étouffants. L'atmosphère est lourde, pourtant les guitares percent, s'envolent pour une prière extatique, pour d'autres flammes à l'étincellement inextinguible. Le morceau oscille ainsi entre l'ombre et la lumière à travers une gamme de demi-teintes mourantes, les graves tentant de recouvrir d'une chape de mort les oraisons fragiles des guitares écorchées. L'expressionnisme épuré atteint une grande et émouvante beauté !

    Quatre quatuors pour guitares électriques qui n'ont rien à envier aux meilleurs quatuors à cordes d'aujourd'hui, servis par l'éblouissante maîtrise instrumentale de L'ensemble Instruments of Happiness.

Paru fin avril 2022 chez Redshift Records /  4 plages / 58 minutes environ

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Publié le 8 Juillet 2022

Nick Vasallo - Apophany

   Nous sommes si proches du Chaos primordial...

   Apophénie : en psychiatrie, c'est une altération de la perception qui conduit quelqu'un à établir des rapports non motivés entre les choses. Il faut ajouter qu'en poésie, cette altération peut être volontaire, recherchée. Il ne s'agit donc plus d'une altération au sens clinique, mais d'une faculté précieuse, qui permettra au poète d'établir des relations nouvelles entre des choses prétendument sans rapport. C'est alors une forme de voyance, car là où le commun des mortels ne voit rien, le poète, ou le musicien, l'artiste, perçoit des correspondances, comme aurait dit Baudelaire !

   D'abord joueur de guitare électrique pendant ses études à l'université, Nick Vasallo a commencé par former un groupe de "deathcore", sous genre de la musique Metal. Après son doctorat à l'université de Californie, il a reçu de nombreuses distinctions, notamment un prix international d'excellence en composition. Nick Vasallo "souffre" donc d'apophénie, puisqu'il associe Heavy Metal et musique symphonique. Il aime mélanger les genres, passer de l'un à l'autre, comme en témoigne ce disque qui mêle anciennes sagesses et spiritualité contemporaine. Le disque comprend des œuvres orchestrales ou de chambre, interprétées par des orchestres d'université ou des ensembles consacrés aux nouvelles musiques.

   La pièce d'ouverture, "Ein Sof", est puissamment dramatique, scandée par des trombones et des cuivres. Le titre réfèrerait à Dieu avant sa manifestation dans la production de tout domaine spirituel. Aussi la pièce est-elle étrange, nimbée de nuages sombres, comme la manifestation d'un mystère, avec un clair-obscur contrasté, des coups de tonnerre et des envolées, des retombées dans une clarté nouvelle, hésitante. Superbe ! "When the War Began", en trois mouvements, exprime quant à elle les horreurs de la guerre, portant à son plus haut degré d'intensité les aspects grinçants et dissonants d'un orchestre d'épouvante. C'est une musique expressionniste, qui regarde du côté de l'apocalypse : si vous voulez, une sorte de Hard Metal symphonique... qui contraste avec le morceau suivant, "The Prophecy", d'après deux passages du Livre d'Ézékiel (7:3 / 7:4), interprétés par le chœur de Concert de l'Université d'État de Washington. Nous voilà propulsés dans les liturgies orthodoxes, semble-t-il. Il faut se préparer au Jugement Dernier, mais les préparatifs ne serviront à rien à cause de l'idolâtrie. Cette pièce vocale, par sa douceur douloureuse, répond aux apocalypses des deux premiers titres. Le soliste Rodrigo Cortes interprète à merveille, comme en tremblant, ce texte terrible pour l'humanité pécheresse.

   "Atum" ! Au début il n'y avait que l'eau primordiale des abysses (Nu). Un monticule de terre s'éleva de Nu et sur lui Atum se créa. Il créa Shu (L'Air) et Testnut (L'Humidité). Shu et Tefnut partirent explorer les eaux noires de Nu. Atum crut qu'ils étaient perdus, et envoya son œil (de Ra) dans le noir chaos pour les retrouver. Quand ses enfants revinrent à lui, Atum pleura, et ses pleurs, croit-on, furent les premiers humains. Atum dit qu'il détruirait le monde, submergeant tout dans les eaux primordiales, qui seules existaient au début des temps... C'est le synopsis de cette composition grandiose, excessive, tonitruante, d'une confondante beauté paroxystique ! Après un tel déluge, "The Eternal return", inspiré par la théorie nietzschéenne de l'Éternel Retour, traduite par la forme de palindrome choisie pour la pièce, bruit d'un calme relatif, émaillé de déflagrations puissantes. La musique de Nick Vasallo aime les extrêmes, affectionne la forme épique, les boursouflures. Elle bouillonne, émerge du chaos, et y retourne avec une évidente satisfaction. En ce sens, elle est hantée par le primordial, les luttes gigantesques à l'orée des temps. Âmes sensibles, abstenez-vous ! Cette musique à grand spectacle rejoint le Heavy Metal avec une évidente jubilation dans "The Moment Before Death Stretches on Forever, Like an Ocean of Time", référence au film de 1999, American Beauty. Véritable ode à l'Énergie, cette pièce oscille entre de brefs moments de douceur extatique et de vibrantes explosions saturant l'espace sonore.

   "Ozymandias" est un oxymore musical inspiré par le poète romantique Shelley : illuminé par la guitare électrique, il fulgure aussi de gestes orchestraux grandioses. C'est une pièce hantée par le néant, triomphant en dépit de la puissance du pharaon Ramsès II. Des trombes de vent recouvriront le paysage. La magie orientale n'est qu'illusion prestigieuse. Que reste-t-il auprès des jambes du colosse ?

« Auprès, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »

La statue amputée ne révèle que... le noyau de la mort (deathcore) !

  Ce disque généreux nous propose encore deux titres. "Inches Away from Freedom", une lutte entre cinq forces convergeant en même temps, un assaut d'obscurités obstinées, véritable descente aux Enfers du métal symphonique ! Et "Black Swan Events", collision monstrueuse entre deux mondes, d'une part le Metal représenté par la guitare électrique et la batterie, et d'autre part l'orchestre qui finira par accepter la surprise de la rencontre, un événement de cygne noir désignant une surprise qui pour l'observateur a un impact majeur et se rationalise avec le recul. Éblouissant solo de guitare électrique et déluge de batterie raviront les amateurs !

  Un sacré disque, puissant, tumultueux, qui (ré)concilie des univers musicaux réputés incompatibles : le Métal et l'orchestre symphonique ou des formations de chambre.

Paru en mars 2022 chez Neuma Records /  9 plages / 80 minutes environ

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Publié le 17 Juin 2022

Luca Forcucci - The Room Above

    Luca Forcucci a étudié la musique électroacoustique à Genève, conduit des recherches à l'INA/GRM à Paris, gagné de nombreux prix internationaux. Sa musique est publiée notamment par Sub Rosa (Bruxelles), Cronica Electronica (Porto), son propre label LFO Editions, et pour ce disque par la maison de disques japonaise mAtter. The Room After a été enregistré dans l'église située au-dessus du Cercle Helvétique de Gênes, où il était en résidence entre septembre et décembre 2020. Dans cette église, Luca a joué quatre jours consécutifs, sans partition, sur l'orgue. Il dit avoir tenté de faire entrer l'identité sonore architecturale du bâtiment dans l'enregistrement, qui superpose et mêle à ce substrat d'orgue les réverbérations amplifiées et échantillonnées, des enregistrements de terrains et la projection d'autres espaces sonores, ceux d'autres concerts dans d'autres lieux, si j'ai bien compris.

    L'album se décompose en trois moments, titrés en décomposant le titre : "The" / "Room" / "Above". La première partie s'envole sur l'orgue tournoyant au milieu d'un halo électronique, s'abîmant dans des trous noirs de bruits blancs ou noirs. On vogue dans la mer cosmique, submergé de vagues énormes qui n'empêchent pas le radieux de monter toujours plus haut dans une lumière d'orage magnétique, avec des déchirements, des hachures. Rien n'arrête la trajectoire de cette beauté fulgurante en perpétuelle métamorphose !

   "Room", c'est la chambre des rumeurs, des esprits, la chambre hantée, dans laquelle la polyphonie des espaces sonores résonne, donnant naissance à un mille-feuilles vertigineux. L'espace ainsi creusé, agrandi, accueille tous les monstres électroacoustiques qui recouvrent l'orgue d'une toge grouillante, mais l'orgue se défend, resurgit en lames rayonnantes. Étonnant concerto goyesque où ne manquent pas les grotesques, les apparitions à la Füssli dans la traîne majestueuse de l'orgue. Prodigieuse musique !

   La troisième partie, "Above", si elle voit le retour en force de l'orgue, est aussi la plus envahie de perturbations électroniques lourdes. Morceau stratosphérique où la robe royale de l'orgue est fissurée de secousses, secouée, tronçonnée, sans d'ailleurs qu'elle perde de sa beauté transcendante, au-dessus de toute souillure, de toute atteinte.

   Un disque éblouissant, à écouter d'une traite !

Paru début juin 2022 chez mAtter / 3 plages / 35 minutes environ

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Publié le 31 Mai 2022

Philip Glass - Études pour piano (François Mardirossian)

   « dans des landes adoucies par l'attention »

   Oser les études pour piano de Philip Glass, c'est un peu comme tenter de gravir le K2 plutôt que l'Éverest, devenu un quasi boulevard. On marche sur les traces du maître, on l'a entendu jouer, en personne, et l'on ose quand même. Le pianiste François Mardirossian  a entendu Philip Glass interpréter son cycle récemment terminé lors des Nuits de Fourvière en juillet 2007 : un moment inoubliable, pour lui. Qu'il tente de partager avec nous qui n'y étions pas par ce double album. D'autres ont tenté ce parcours, notamment Nicolas Horvath pour son Glassworld 2, deuxième temps d'une intégrale ambitieuse. Disons tout de suite que je ne pourrai éviter une comparaison... difficile et délicate, voire discutable, mais en me limitant à ces deux versions, pour une raison très simple : je ne connais pas les autres. J'écoute tellement de musiques que vous me pardonnerez de ne pas pouvoir être exhaustif. Mon but ne sera pas d'élire une bonne et une mauvaise version, seulement de tenter de cerner les caractéristiques de la nouvelle version de François Mardirossian en m'appuyant sur mon écoute - et l'article déjà ancien consacré à Glassworlds 2. J'ai eu par ailleurs la chance d'écouter Philip Glass lui-même lors d'un autre concert sur le sol français, concert qui m'a durablement marqué. Seulement, écrit-on avec des souvenirs, même vivaces ?

   Ce qui m'intéresse, c'est la cohérence du projet, le respect d'une atmosphère. Il me semble que François Mardirossian a compris l'univers de Philip Glass. Je sais que le compositeur a écrit ne vouloir imposer à personne la façon de les jouer. Une heure vingt-quatre minutes chez Horvath, deux heures quinze chez Mardirossian. Qui a raison ? Les études sous les doigts de François sont sensibles, rêveuses, comme la magnifique étude 5, qui prend le temps de nous charmer. Au fond, ce pianiste américain formé notamment par la grande Nadia Boulanger est un romantique qui plie le minimalisme aux bouillonnements d'une émotion candide. Écoutons l'étude 6, cette fougue jaillissante, l'écume splendide d'une fontaine cascadante digne des cent fontaines de la Villa d'Este. L'interprétation de François Mardirossian restitue cette grandeur, cette fraîcheur merveilleuse : on est emporté, séduit, projeté dans le ciel de l'immortelle beauté. Puis l'on repose sur les rives de l'étude 7, détente aux ombres frangées d'une mélancolie bouleversante. Le piano court, étincelle, pour nous laisser sur une prairie aux fleurs profondes comme nos souvenirs les plus chers. L'étude 8, si elle ressemble tant à du Glass, s'enveloppe d'une étoffe de langueur, d'arpèges fous qui la rendent attachante. Il y a là une pudeur que je reconnais avoir parfois méconnue et tourné en ridicule. François Mardirossian la traite avec une délicatesse touchante.

   Ah ! la courte étude 9, un Glass inconnu - je me souviens l'avoir déjà écrit ! , l'éblouissement d'une écriture bondissante, d'une quasi pulsation hypnotique, et si l'on retrouve quelques fragments et gestes glassiens, ils sont projetés dans un crescendo extatique. Mais je tombe dans le travers d'un compte-rendu des études elles-mêmes, et je m'arrête.

  J'aime la fougue grandiose, l'énergie, les contrastes profonds, la noirceur parfois de Nicolas. J'aime la lumière et le calme de l'interprétation de François, sa pudeur. Si ses études sont plus longues que celles de Nicolas, c'est que son tempo plus lent les nimbe d'une atmosphère de rêve, d'une douceur aussi, sans tomber pour autant dans le piège de la mièvrerie. Peut-être fait-il également davantage ressortir le minimalisme répétitif de Glass, par exemple dans l'étude 12, qui pourrait paraître mécanique si elle ne donnait cette impression de prendre le temps de dilater le temps. Quand Nicolas agglutine, bouscule, nous emporte, François détache les notes, aère la partition, lui donne une grâce, une langueur que j'avais senties sous les doigts de Philip Glass. Je pense à cette magnifique étude 15, d'abord d'une majestueuse lenteur, puis plus virtuose, dont François rend la structure orchestrale d'une grande limpidité, se refusant aux flamboiements sombres de l'interprétation de Nicolas. Et puis le dépouillement fragile de la 16 me touche énormément chez François : une paix surnaturelle baigne l'étude.

  Tandis que Nicolas Horvath choisit une lecture synthétique et transcendante, brillante et très contrastée, François Mardirossian propose une interprétation analytique intériorisée, pleine d'humilité, d'attention, qui sculpte les mélodies de manière telles que, parfois, elles se détachent telles des fleurs frangées de silence sur le ciel spirituel d'un arrière-plan méditatif. Écoutez la fin de l'étude 17, d'une si belle lenteur hors du temps, de toute presse !

   Au fil des études, François Mardirossian trace le portrait sensible d'un homme qui ne cesse d'écouter sourdre sous ses doigts comme une source miraculeuse jaillie dans les landes de l'être et dont il faut détailler les modestes et inépuisables beautés, avec un respect infini.

   Ajoutons que le pianiste est servi par son instrument, l'opus 102 du facteur Stephen Paulello, un piano qui compte 102 notes, de fabrication entièrement française. Sonorités limpides, aérées, idéales pour l'approche de François Mardirossian, soucieux de souligner et magnifier l'architecture élaborée de la musique de Glass.

   Je ne résiste pas au plaisir de constater que voilà enfin un objet disque conçu en France et présenté en français d'abord (secondairement bilingue, et surtout pas unilingue en anglais), ce qui est devenu hélas si rare. La pochette sobre, élégante, signe une production impeccable.

À paraître début juin 2022 chez Ad Vitam / 2 cds / 20 plages / 2 heures et 15 minutes environ

Titre de l'article extrait de L'Homme approximatif, XVIII,  de Tristan Tzara

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- album en écoute et en vente sur le site de la maison de disque Ad Vitam

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Publié le 10 Mai 2022

John Luther Adams - Lines Made by Walking

   De temps en temps, je reviens à l'une des sources vives de ce blog, la maison de disque dirigée par le compositeur Jim Fox, Cold Blue Music, dont le catalogue contient une partie des enregistrements du compositeur américain John Luther Adams. Lines Made By Walking  n'est plus la dernière parution de ce dernier, mais peu importe pour sa musique vraiment inactuelle  !

   John Luther Adams est un marcheur depuis toujours, des montagnes et toundras de l'Alaska aux crêtes du Chili, aux canyons du Montana. Ce cinquième quatuor à cordes est composé de trois champs harmoniques en expansion avec cinq, six ou sept couches indépendantes, une technique qu'il utilise depuis longtemps, superposant une ligne mélodique unique enregistrée à différentes vitesses. Peu à peu, il trace des chemins à travers ces couches et donne à chaque instrument son profil propre, transformant le strict contrepoint imitatif des canons en textures inextricablement variées. C'est le Jack quartet qui interprète les deux œuvres du programme.

   Le quatuor éponyme (2019) retrace en trois mouvements une montée, un chemin sur les crêtes et une descente. La structure en canons superposés rend magnifiquement l'effort renouvelé du marcheur qui, pas après pas, s'élève le long de la montagne dans le premier mouvement, "Up The Mountain". S'appuyant sur les graves profonds des arpèges du violoncelle, les autres cordes montent et atteignent successivement leur pic, créant une circularité prenante. "Along the ridges", plus apaisé, se déploie majestueusement à partir des volutes panoramiques du violoncelle, violons et alto envolés dans une lumière extatique. On reste confondu par la beauté de cette écriture rigoureuse, par ces gerbes méditatives posées sur le toit du monde... Alors commence la descente, "Down the Mountain" : aigus concentrés à la Arvo Pârt, le decrescendo fastueux des cordes qui nous enroulent dans leurs boucles suaves et tendres, avec quelques paliers en apesanteur. Quel hommage à la grandeur des paysages, à la dimension mystique de la marche ! Un quatuor austère et somptueux !

   La deuxième œuvre, "Untouched" , elle aussi en trois mouvements, est son deuxième quatuor à cordes (2016, composé à l'âge de cinquante-huit ans, cinq ans après le premier "The Wind In High Places" - Le vent en hauts lieux), une exploration plus approfondie, confie John Luther Adams, du monde sonore du quatuor qu'il avait imaginé comme une seule harpe éolienne à treize cordes, avec les lignes montantes et descendantes de la musique et les arpèges en rafales provenant entièrement d'harmoniques naturelles et de cordes à vide. L'idée est au fond celle d'une musique surgissant du ciel à travers les cordes jusque dans le corps puis la terre, idée qui lui est venue alors qu'il tenait une petite harpe éolienne sur sa tête, dansant avec le vent et tournant comme une girouette. Une musique transcendantale, indépendante de l'homme, intouchée. Il en résulte une musique fluide, s'élevant légèrement au long de "Rising", le premier mouvement, en lignes glissantes au mouvement assez ample. "Crossing" est plus ramassé, les bouquets harmoniques serrés. Musique chatoyante, modeste, le quatuor semblant parfois constituer curieusement une sorte d'orgue à bouche, du genre sho (Japon) ou sheng (Chine). "Falling" est plus encore du côté des glissandos dans les aigus des violons, la musique semblable à un souffle, peu à peu sertie dans les médiums de l'alto, puis les graves du violoncelle, retour de la musique à la terre.

  Interprétés par le Jack Quartet, les quatuors deviennent comme des buissons harmoniques en hommage à la pureté des lignes de la nature sauvage !

Paru en septembre 2020 chez Cold Blue Music / 6 plages / 55 minutes environ

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Publié le 14 Avril 2022

Mad Disc - Material Compositions

   Mad Disc est le projet solo du musicien japonais Takamichi Murata, batteur et percussionniste. Impliqué dans plusieurs groupes, dont le sien, il a collaboré avec de nombreux improvisateurs et compositeurs. Dans Material Compositions, il joue non seulement de la batterie et des percussions diverses, mais fait intervenir l'électronique et les synthétiseurs pour retravailler le son.

    Material Composition 1 commence par le timbre limpide d'une clochette "rin", instrument rituel bouddhiste, qui donne tout de suite à la pièce sa belle solennité. Des sonorités électroniques accompagnent la clochette, formant des motifs obsédants. Peu à peu se développe un univers sonore tout à fait étrange, fascinant, dans lequel les sons synthétiques, les percussions métalliques prennent comme une vie autonome. Une lente pulsation anime la première longue pièce, de plus de vingt minutes. Material 1 est un curieux mélange entre musique expérimentale post-industrielle et musique rituelle un peu folle, la clochette rin utilisée très intensivement pour créer un fond d'harmoniques cristallines foisonnantes. D'autres percussions dépaysent davantage, nous entraînant d'abord vers une atmosphère doucement extatique, mais la fin est un long crescendo d'une puissance trouble ponctué par quelques frappes percussives méditatives. Takamichi Murata réussit une œuvre d'une rare beauté ! Material 2, plus expérimental, a la brutalité de certains apologues zen, entre free jazz et métal, constamment en ébullition, batterie déchaînée et rugissements synthétiques : quel contraste avec le morceau précédent ! Je suis moins enthousiaste, mais impressionné par ces neuf minutes magmatiques.

    La suite de l'album donne à entendre trois remixes, respectivement par trois collaborateurs du compositeur, Toru Kasai, Koutaro Fukui et Ryoko Ono. Toru Kasai réutilise la clochette "rin", propose une version ambiante à l'onirisme grandiose, avec de lentes volutes veloutées dans lesquelles circulent des nuages électroniques et des drones : séduisant, et impeccable ! Koutaro Fukui revient aux percussions, et surtout aux sons sales, troubles, pour une version techno MAGISTRALE, à frémir, les amis ! J'en suis à regretter la relative brièveté du morceau, d'une splendeur apocalyptique, d'une densité noire fulgurante. Quant à Ryoko Ono, il nous propose une version rock-punk-free jazz survoltée, tout en frappes frénétiques de la batterie, avec une clochette "rin" hallucinée, d'énormes vagues ramassées de sons électroniques, dans la lignée de Material 2. Une vraie folie sonore, chuintante de crissements, de mille traits acérés échappés d'une boule en fusion.

   Un disque pour les oreilles solides, c'est évident, mais les amateurs de musique hypnotique, mystérieuse, d'une densité acérée, seront ravis. Décapant et revigorant, avec une palette étonnante de paysages sonores, splendidement travaillés !

Paru fin novembre 2021 chez Crónica /  5 plages / 53 minutes environ

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Publié le 11 Avril 2022

Stephane Ginsburgh - Speaking Rzewski

Liberté-Piano !  

    Ce n'est pas la première fois que je croise la musique de Frederic Rzewski. Pourtant, il n'apparaît dans ces colonnes qu'en tant que pianiste, interprète de An Hour for piano de Tom Johnson, ou que comme cofondateur de Musica Elettronica Viva avec ses compatriotes Alvin Curran (bien représenté sur ce blog) et Richard Teitelbaum (absent pour le moment). Pour une biographie de Frederic Rzewski, décédé en juin 2021 à l'âge de 83 ans, je vous renvoie au bel article que lui a consacré Bernard Vincken sur larsenmag en janvier 2022.

"Speaking pianist" : pianiste parlant... Étonnant ? Selon la tradition du piano classique, sans doute. Mais pas si l'on songe à la musique populaire, que ce soit le folk, le rock, la pop, où l'artiste intervient comme il l'entend, quand il le souhaite, chantant et parlant, interpellant l'auditoire, rejoignant une tradition plus ancienne, quand on pense aux troubadours par exemple. Le pianiste belge d'origine autrichienne Stephane Ginsburgh a osé jouer ce rôle difficile : être l'interprète de la musique difficile de Frederic Rzewski ET parler, chanter, crier, siffler, vitupérer, en un mot être aussi acteur. Cet aspect théâtralisé de la musique du bouillonnant immigré l'intéresse depuis longtemps, depuis qu'il est devenu son ami, au point d'ailleurs que le compositeur lui a dédié deux pièces présentes sur cet album, America : a poem sur un poème d'Allen Ginsberg, et Dear Diary (2014) où l'engagé Rzewki s'en prend au capitalisme. La pièce qui ouvre l'album, le De Profundis inspiré par le célèbre texte d'Oscar Wilde, date quant à elle de 1992. On comprend que cet album est le fruit pour Stéphane Ginsburg d'années de compagnonnage, d'amitié et d'admiration. Rzewki assistait régulièrement aux performances du De Profundis par Ginsburg, qui peut donc s'autoriser de l'assentiment du compositeur.

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiréFrederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

   De Profundis, cette longue lettre à son jeune amant Lord Alfred Douglas qu'écrivit en prison Oscar Wilde, portait à l'origine le titre Epistola : In Carcere et Vinculis (Lettre en prison et dans les chaînes). Frederic Rzewski en a adapté quelques extraits. Vous trouverez l'intégralité de la partition et du texte ici. Une note liminaire précise ceci : « Le pianiste doit porter un micro-cravate pour la parole et les autres sons vocaux. De plus, un microphone doit être installé à droite du clavier pour capter les sons émis sur le corps de l'instrument. » Le piano est donc inséparable de la performance vocale, assez précisément suggérée par des mots sur la partition, comme « grunt », « groan », « hum », « chuck, as to a horse »  ou encore « sing, half sobbing »[ grognement / gémissement / bourdonnement / gloussement, comme à un cheval / ou « chante en sanglotant à moitié » ]. Il ne s'agit donc pas simplement d'une lecture accompagnée de piano. C'est une théâtralisation musicalisée du texte, la voix et les sons vocaux jouant à égalité avec le piano. À écouter les trente-et-une minutes de la performance, on vit le texte avec le pianiste parlant. Et surtout, on évite le piège du pathétique glauque. On partage le mystère d'une destinée. Wilde écrit :  « Reconnaître que l'âme humaine est inconnaissable est la suprême sagesse. » On se laisse prendre à une œuvre d'une liberté folle qui alterne moments parlés et glissades pianistiques. On est surpris de la variété des tons : des pochades côtoient des extases lyriques, des grossièretés des instants d'une aérienne légèreté, d'une grâce sensible bouleversante. Et c'est presque constamment d'une grande beauté mélodique, non sans clins d'œil, par exemple à Bach. Pour être du piano parlant, ce De Profundis  est du grand piano, éblouissant. Stephane Ginsburgh se coule à merveille dans la peau du narrateur, touché en dépit de tout par une grâce continue : « J'ai été placé en contact direct avec un nouvel esprit, œuvrant dans cette prison à travers les hommes et les choses, qui m'a aidé au-delà des mots ». Par delà le chagrin, le désespoir, c'est cette grâce que l'on entend, ce chant sublime de l'artiste tentant de transformer chaque moment épouvantable en un merveilleux début.

    Si vous avez accepté le principe du pianiste parlant, la suite du programme ne vous décevra pas, même si certaines outrances dans America : A Poem déconcertent. La vitalité de la partition, ses voltes, excusent tout. La pièce est trouée de silences, a une allure plus avant-gardiste, mais est nimbée d'une atmosphère élégiaque absorbant toutes les espiègleries, les grossièretés : un règlement de compte acide  avec une société corrompue, sans doute, avec en creux un hymne à la liberté créatrice la plus échevelée, non dénuée d'un romantisme magnifique.

   Les cinq parties de Dear Diary laissent libre cours à la verve du compositeur. On dit que la politique ne fait pas bon ménage avec la musique, toutefois Rzewski n'en reste pas moins inspiré, s'inscrit dans la lignée prestigieuse de Kurt Weill et Hans Eisler, aux réussites si éblouissantes. L'anticapitalisme de la première partie, "Stuporman", très dramatisé, prend de beaux accents lyriques, avec un passage chanté en allemand et l'émouvante supplique finale : « Please, Lord let me not become a robot / Let me at last become a Mensch. ». "Names", la seconde partie, prend la forme d'une méditation romantique sur la nomination des créatures ordonnée par Celui Qu'on Ne Peut Pas Nommer, ce qui conduit Adam, sans doute perplexe, à un double mouvement simultané de nomination et de destruction des noms : « Who then will give them names ? ». Non sans humour, la pièce se termine en nommant de leurs noms latins diverses créatures, champignons ou cellules ! "No Good" est une pièce bondissante, facétieuse, sur ce qu'on nous apprend à l'école, qu'il ne faut pas croire, nous dit la grosse voix du Père, ce qui l'amène à se justifier de l'envoyer quand même à l'école : sinon, il serait puni ! Une petite merveille, ce  dialogue ! L'histoire de Samson, partie 4, est tout aussi réussie : on imagine Stephane Ginsburgh sur une scène de Guignol ou de ses marionnettes siciliennes qui contaient les exploits des Paladins. La dernière partie, "Thanks", dans laquelle le compositeur s'adresse à son Journal pour le remercier d'être là quand il a besoin de lui, détache chaque mot, ce qui donne à ce message un sérieux solennel, que le piano nimbe d'une retenue rêveuse, presque irréelle.

   Ce disque nous fait entendre comme rarement la voix d'un homme, inséparable d'une liberté pianistique extraordinaire. Captivant et magnifique. Stephane Ginsburgh, pianiste... et acteur, vit la musique et les mots du compositeur disparu : quel bel hommage !

Paru en janvier 2022 chez Sub Rosa / 7 plages / 79 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 6 Avril 2022

Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep
Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep

Musique-Mondes 

   J'ai connu le pianiste Reinier van Houdt par son interprétation de Dead Beats d'Alvin Curran, sorti en 2019. Il appartient donc au cercle des pianistes défricheurs. Je ne savais rien d'autre de ce néerlandais de Rotterdam, qui a étudié le piano à l'Académie Liszt de Budapest, tout en travaillant très tôt avec des magnétophones, des radios, des objets et différents instruments à cordes. Il est fasciné par tout ce qui échappe à la notation : son, espace, temps, souvenir, mémoire, bruit, environnement quotidien. On peut dire qu'en tant que pianiste, il a interprété les œuvres des plus grands compositeurs d'aujourd'hui et travaillé avec certains d'entre eux, comme John Cage, Alvin Lucier, Luc Ferrari ou Peter Ablinger. Mais il a collaboré aussi avec des musiciens plus inclassables, comme Nick Cave ou John Zorn, et sorti pas moins de quatorze albums solo, participé à de nombreux festivals internationaux.

   Deux albums conçus selon des démarches un peu différentes, formant diptyque. Pour drift nowher past, chaque pièce se concentre sur tout ce qui entre dans l'esprit un jour spécifique de chaque mois (le 22 entre mars et août 2020 pendant la crise sanitaire) ; pour the adventure of sleep, autre parution conçue comme le pendant à la première et commandée par Yuko Zama (qui dirige elsewhere music) sur ce qui se produit chaque jour, comme le passage du temps, les bruits des voisins, le moment de s'endormir ou celui de se réveiller. Un fragment de Kafka sert d'exergue à ces deux disques : « Il ne faut pas quitter ta chambre. Reste assis à ta table et écoute. Tu n’as même pas à écouter, attends simplement. Tu n’as même pas à attendre, apprends juste à rester tranquille, calme et solitaire. Le monde s’offrira alors à toi et te proposera de le démasquer. Il n’aura pas le choix ; il roulera en extase à tes pieds.»

Vous n’avez pas besoin de quitter votre chambre. Restez assis à votre table et écoutez. Ne faites pas qu'écouter, simplement attendre, soyez toujours calme et solitaire. Le monde s'offrira à vous d’être démasqué, il n’a pas le choix, il va rouler en extase à vos pieds.

Source: https://quote-citation.com/fr/citations/7463

  La notion d'instrumentarium n'a plus guère de sens ici. Certes, pour le premier disque, on y entendra du piano, de l'harmonium indien, des cordes jouées à l'archet,, de la guitare au blottleneck, des synthétiseurs... et des échantillons, mais aussi des extraits sonores de film de Marguerite Duras (Le camion, notamment), de Robert Bresson, d'autres enregistrements d'archives et de sons dans et aux alentours de la maison de Reinier ; et pour le second, piano, synthétiseur Korg, toute sortes d'enregistrements triturés, de sons très divers, d'objets roulants et vacillants, horloges, bols chantants en verre...et des extraits du film Un Homme qui dort de Georges Perec ! Chaque composition fait son miel sonore de toutes les composantes : tout y devient musique, y est musicalisé, emporté dans un flux de conscience. Certes, la musique concrète et d'autres musiques expérimentales ont depuis longtemps reculé les limites de ce que l'on appelle musique. Il me semble que rarement, toutefois, on a à ce point conçu tous les bruits du monde comme musicalisables dans des pièces qui ne hiérarchisent plus les composantes, les traitent à égalité. En littérature, l'expérience de James Joyce dans Ulysse (1922) est d'un ordre similaire.

   La première pièce éponyme commence au piano, un flux minimaliste continu, un bruit de chaises déplacées, puis accompagné du chantonnement du pianiste et d'une voix féminine, d'abord sans parole, puis avec un texte en français (non identifié : « qui se souviendra / qui pleurera ma peine / qui ma vie passée / pleurera cet amour »). La dérive a commencé, très feutrée, d'abord longuement menée par le piano, puis alimentée çà et là de nouveaux matériaux, cloches, drones de synthétiseur, poussées sonores. Une pulsation sourde anime ce flux élégiaque magnifique, prêt de sombrer dans quel naufrage, je pense à la musique de Gavin Bryars, The Sinking of the Titanic. Reviennent les premiers vers, on s'abîme dans les graves sépulcraux. Le courant de conscience de la pièce a déjà généré un autre courant, celui de l'auditeur entraîné, dérivant à son tour. La deuxième pièce, "friction sleep maze" fait surgir d'étranges limbes électroniques, grinçantes, dont se détache un long extrait sonore du film Le camion de Marguerite Duras : on entend non seulement la voix reconnaissable de Marguerite, mais des extraits de la musique, celle des Variations Diabelli de Ludwig van Beethoven, la trente-et-unième, sur laquelle le piano de Reinier s'appuie en se confondant presque avec elle avant de s'en détacher, et ça c'est très beau, n'est-ce pas ce qui nous arrive à tous quand nous aimons une musique, elle finit par nous sembler nôtre, elle nous appartient, c'est comme si c'était nous qui l'avions composée. Cette dérive, c'est une invasion, une incorporation du monde dans notre conscience, l'être-monde que nous sommes. Et me voilà embarqué dans ma propre mémoire, tiré vers Beethoven, regardant le film de Duras, si bien que l'écriture de cet article pourrait durer des heures, celles des allers-retours entre les compositions et leurs composantes intégrées, digérées... Reinier compose une bande-son pour des parties du film où Marguerite parle seule, il est parti dans le film, aussi la pièce devient-elle à la fois une réécriture et un hommage posthume, une manière de faire revivre et de s'approprier ce qui s'est implanté au fond de nous depuis parfois si longtemps que nous voulons y être partie prenante, tant il nous semble impossible que nous n'ayons pas contribué à sa naissance. La fin de la pièce semble retourner dans les tréfonds obscurs de la mémoire...

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

   "Horizon without traveler" : voix étouffée, déformée, discours trouble que le piano prolonge par quelques notes brumeuses...Où allons-nous ? Dans quel film inconnu, dans quel train ? Douceur de l'errance, vacuité des choses, souvenirs d'airs obsédants, cliquetis et murmures chantonnés, surgissements d'objets sonores, bégaiements des répétitions « She was a visitor », ne sommes-nous pas tous des visiteurs du monde, emportés par ce doux courant qui agrège tout dans une indifférence souveraine ? La pièce, diront certains, est ambiante : belle et mystérieuse comme l'eau des souvenirs brassée par un moteur inconnu, évanescente et fragile comme une comptine soudain réapparue, puis emportée. Le monde est "skies, waves, trails" (titre 4 : "ciels vagues sentiers"). La traînée lumineuse d'une comète électronique se déploie dans une très lente ondulation ornée de scintillations, dont surgit un autre courant plus grave. La conscience, au fond, est un autre cosmos, un croisement de forces formidables, ce qui nous vaut une pièce fascinante, dérive radieuse somptueuse de plus de vingt minutes, qui semble peu à peu respirer à un rythme crescendo, puis se creuser d'un alanguissement, se métamorphoser en grondant, comme si nous assistions à la lente agonie d'un dragon. Extraordinaire !

"bardo for Cor" nous entraîne encore ailleurs. Des éclats de piano libèrent des stridences, des zones brouillées, des voix. Peut-être ici Reinier a-t-il fait usage de sons issus des archives de Luc Ferrari. Sorte de poème électronique lesté de drones, de caverne d'Ali Baba, la pièce est vêtue de lambeaux sous une pluie hétéroclite de bruits délirants, de songes sonores proliférants. Le premier disque se termine avec "the mystery of erasure" ("le mystère de l'effacement"), sixième dérive au-delà (de) nulle part, suite magique de souvenirs sonores fondus dans une trame hypnotique, pure association libre surréaliste, qui fait penser fugitivement aux complexes compositions échevelées de Nurse With Wound. Un peu après le milieu de la composition, l'ensemble rentre en résonance, atteint une intensité hallucinatoire, vaste capharnaüm que balaye un vent puissant, si bien que ne subsiste presque qu'une voix égrenant des mots en anglais (origine non identifiée...) dans une gangue d'électronique et de piano lointain. Et l'effacement se produit, long halo d'une beauté diaphane, sublime douceur ponctuée d'un immatériel léger tintinnabulement de clochettes, que j'entends comme l'annonce du second volet de ce diptyque fabuleux.

   Le second disque nous annonce l'aventure du sommeil. Hanté par les horloges, il est comme suspendu entre le jour et la nuit, ou plutôt entre la nuit et la nuit. Le réel flotte, chaque bruit prend un relief inconnu, ouvre un monde. Aussi les extraits du film de Perec , Un Homme qui dort, s'y insèrent-ils tout naturellement. Les quatre titres sont la mise en musique extasiée du monde le plus prochain, qui s'harmonise avec le flux intérieur de la conscience : les espaces parallèles ne sont pas hétérogènes, ils sont du même tissu. Intérieur / Extérieur ou Rêve (Souvenir) / Réel ne se discernent plus, « tout est vague, bourdonnant / ta respiration est étonnamment régulière » dit la bande-son du film. Le vide est un océan vibrant de merveilles, écoutez cette troisième partie, "void", toile électronique irisée de tremblements, stupéfiant avènement de splendeurs, de déflagrations, fleurissant en scintillements, en pluie courbe, et une petite voix féminine chuchote « maintenant tu n'as plus de refuge / tu as peur / tu attends que tout s'arrête / la pluie / les heures  / le flot des voitures /  les vies / les hommes / le monde / que tout s'écroule / les murailles /  et tout /les planchers et les plafonds / les hommes et les femmes /  les vieillards et les enfants / les chiens / les chevaux / les oiseaux / voilà ils tombent à terre / paralysés / pestiférés » sur un fond doux et trouble de drones, de notes lointaines. Après l'apocalypse quotidienne de l'endormissement ou du réveil, « tu n'es pas mort, mais tu n'es pas plus sage », serais-tu tombé dans un pli (titre 4, "a fold") ? Enseveli dans un micro fourmillement, tu vis en présence de bêtes mystérieuses dont on n'entend que le ronflement énorme, ton terrier entouré de sourdes perforations, de couinements, de virgules vrillées, tout lève dirait-on, aspiré par une lumière qui finira par te mener au jour, peut-être...

  Deux disques précieux comme une collection sonore qui nous emporte tout près, si loin, et nous ramène dans le même temps au fond de nous, de notre histoire intime. Reinier van Houdt est le monteur et metteur en son de deux dérives prodigieuses, baignées d'une grâce onirique inoubliable. Un monument !

Paraît en avril 2022 chez elsewhere music / 2 cds / 6 et 4 plages / 74  et 36 minutes environ

Pour aller plus loin :

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