Stephane Ginsburgh - Speaking Rzewski

Publié le 11 Avril 2022

Stephane Ginsburgh - Speaking Rzewski

Liberté-Piano !  

    Ce n'est pas la première fois que je croise la musique de Frederic Rzewski. Pourtant, il n'apparaît dans ces colonnes qu'en tant que pianiste, interprète de An Hour for piano de Tom Johnson, ou que comme cofondateur de Musica Elettronica Viva avec ses compatriotes Alvin Curran (bien représenté sur ce blog) et Richard Teitelbaum (absent pour le moment). Pour une biographie de Frederic Rzewski, décédé en juin 2021 à l'âge de 83 ans, je vous renvoie au bel article que lui a consacré Bernard Vincken sur larsenmag en janvier 2022.

"Speaking pianist" : pianiste parlant... Étonnant ? Selon la tradition du piano classique, sans doute. Mais pas si l'on songe à la musique populaire, que ce soit le folk, le rock, la pop, où l'artiste intervient comme il l'entend, quand il le souhaite, chantant et parlant, interpellant l'auditoire, rejoignant une tradition plus ancienne, quand on pense aux troubadours par exemple. Le pianiste belge d'origine autrichienne Stephane Ginsburgh a osé jouer ce rôle difficile : être l'interprète de la musique difficile de Frederic Rzewski ET parler, chanter, crier, siffler, vitupérer, en un mot être aussi acteur. Cet aspect théâtralisé de la musique du bouillonnant immigré l'intéresse depuis longtemps, depuis qu'il est devenu son ami, au point d'ailleurs que le compositeur lui a dédié deux pièces présentes sur cet album, America : a poem sur un poème d'Allen Ginsberg, et Dear Diary (2014) où l'engagé Rzewki s'en prend au capitalisme. La pièce qui ouvre l'album, le De Profundis inspiré par le célèbre texte d'Oscar Wilde, date quant à elle de 1992. On comprend que cet album est le fruit pour Stéphane Ginsburg d'années de compagnonnage, d'amitié et d'admiration. Rzewki assistait régulièrement aux performances du De Profundis par Ginsburg, qui peut donc s'autoriser de l'assentiment du compositeur.

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiréFrederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

   De Profundis, cette longue lettre à son jeune amant Lord Alfred Douglas qu'écrivit en prison Oscar Wilde, portait à l'origine le titre Epistola : In Carcere et Vinculis (Lettre en prison et dans les chaînes). Frederic Rzewski en a adapté quelques extraits. Vous trouverez l'intégralité de la partition et du texte ici. Une note liminaire précise ceci : « Le pianiste doit porter un micro-cravate pour la parole et les autres sons vocaux. De plus, un microphone doit être installé à droite du clavier pour capter les sons émis sur le corps de l'instrument. » Le piano est donc inséparable de la performance vocale, assez précisément suggérée par des mots sur la partition, comme « grunt », « groan », « hum », « chuck, as to a horse »  ou encore « sing, half sobbing »[ grognement / gémissement / bourdonnement / gloussement, comme à un cheval / ou « chante en sanglotant à moitié » ]. Il ne s'agit donc pas simplement d'une lecture accompagnée de piano. C'est une théâtralisation musicalisée du texte, la voix et les sons vocaux jouant à égalité avec le piano. À écouter les trente-et-une minutes de la performance, on vit le texte avec le pianiste parlant. Et surtout, on évite le piège du pathétique glauque. On partage le mystère d'une destinée. Wilde écrit :  « Reconnaître que l'âme humaine est inconnaissable est la suprême sagesse. » On se laisse prendre à une œuvre d'une liberté folle qui alterne moments parlés et glissades pianistiques. On est surpris de la variété des tons : des pochades côtoient des extases lyriques, des grossièretés des instants d'une aérienne légèreté, d'une grâce sensible bouleversante. Et c'est presque constamment d'une grande beauté mélodique, non sans clins d'œil, par exemple à Bach. Pour être du piano parlant, ce De Profundis  est du grand piano, éblouissant. Stephane Ginsburgh se coule à merveille dans la peau du narrateur, touché en dépit de tout par une grâce continue : « J'ai été placé en contact direct avec un nouvel esprit, œuvrant dans cette prison à travers les hommes et les choses, qui m'a aidé au-delà des mots ». Par delà le chagrin, le désespoir, c'est cette grâce que l'on entend, ce chant sublime de l'artiste tentant de transformer chaque moment épouvantable en un merveilleux début.

    Si vous avez accepté le principe du pianiste parlant, la suite du programme ne vous décevra pas, même si certaines outrances dans America : A Poem déconcertent. La vitalité de la partition, ses voltes, excusent tout. La pièce est trouée de silences, a une allure plus avant-gardiste, mais est nimbée d'une atmosphère élégiaque absorbant toutes les espiègleries, les grossièretés : un règlement de compte acide  avec une société corrompue, sans doute, avec en creux un hymne à la liberté créatrice la plus échevelée, non dénuée d'un romantisme magnifique.

   Les cinq parties de Dear Diary laissent libre cours à la verve du compositeur. On dit que la politique ne fait pas bon ménage avec la musique, toutefois Rzewski n'en reste pas moins inspiré, s'inscrit dans la lignée prestigieuse de Kurt Weill et Hans Eisler, aux réussites si éblouissantes. L'anticapitalisme de la première partie, "Stuporman", très dramatisé, prend de beaux accents lyriques, avec un passage chanté en allemand et l'émouvante supplique finale : « Please, Lord let me not become a robot / Let me at last become a Mensch. ». "Names", la seconde partie, prend la forme d'une méditation romantique sur la nomination des créatures ordonnée par Celui Qu'on Ne Peut Pas Nommer, ce qui conduit Adam, sans doute perplexe, à un double mouvement simultané de nomination et de destruction des noms : « Who then will give them names ? ». Non sans humour, la pièce se termine en nommant de leurs noms latins diverses créatures, champignons ou cellules ! "No Good" est une pièce bondissante, facétieuse, sur ce qu'on nous apprend à l'école, qu'il ne faut pas croire, nous dit la grosse voix du Père, ce qui l'amène à se justifier de l'envoyer quand même à l'école : sinon, il serait puni ! Une petite merveille, ce  dialogue ! L'histoire de Samson, partie 4, est tout aussi réussie : on imagine Stephane Ginsburgh sur une scène de Guignol ou de ses marionnettes siciliennes qui contaient les exploits des Paladins. La dernière partie, "Thanks", dans laquelle le compositeur s'adresse à son Journal pour le remercier d'être là quand il a besoin de lui, détache chaque mot, ce qui donne à ce message un sérieux solennel, que le piano nimbe d'une retenue rêveuse, presque irréelle.

   Ce disque nous fait entendre comme rarement la voix d'un homme, inséparable d'une liberté pianistique extraordinaire. Captivant et magnifique. Stephane Ginsburgh, pianiste... et acteur, vit la musique et les mots du compositeur disparu : quel bel hommage !

Paru en janvier 2022 chez Sub Rosa / 7 plages / 79 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :