musiques contemporaines - experimentales

Publié le 19 Juillet 2011

Douwe Eisenga - Music for Wiek

   Le compositeur néerlandais Douwe Eisenga, après des études académiques, a écrit des pièces pour de nombreux ensembles. Très influencé par la musique pop, il ne fait pas de distinction entre les genres musicaux, aussi intéressé par le dodécaphonisme que par la musique baroque ou le minimalisme. Music for Wiek a été composé pour un spectacle de danse intitulé Wiek (Rotor) conçu et dirigé par Boukje Schweigman, dont la première a eu lieu en 2009 en Zélande.
   La pièce est écrite pour un quatuor de saxophones - tous joués par Erik-Jan de With, du Python Saxophone Quartet - , piano (Douwe Eisenga en personne), percussions échantillonnées. D'une durée d'une heure, elle comprend quatre danses encadrées par un prologue et un épilogue et aérées par deux interludes. C'est une expérience intense, une cérémonie à laquelle nous convie le néerlandais. Il s'agit bien d'entrer dans la danse, une fois passé le troublant appel du début du prologue - cloche, percussion sèche et lancinante interrompue régulièrement par un vent de sons - et l'entrée du premier saxophone, d'abord à l'unisson du mystère, puis qui prend son envol dans un phrasé à la Wim Mertens : la ronde a commencé, intrigante, inexorable, elle ne nous lâchera plus. Marquée par une écriture répétitive dans le plus pur style minimaliste, la pièce, commencée lento, monte vers un climax frénétique en trois paliers : 1) danses 1 et 2 / interlude / 2) danse 3 / interlude / 3) danse 4. Si l'on songe bien sûr, comme je l'ai signalé ci-dessus, à Wim Mertens, pour la mélodie de base et pour la couleur chaude, l'entraînement d'une musique évoquant une cavalcade intemporelle, l'aspect de plus en plus pulsant des danses 3 et 4 est nettement reichien - je pense à Music for 18 Musicians, pièce justement aimée des chorégraphes.

   L'intrication savante des motifs, le jeu des variations, évitent toute monotonie à l'auditeur, reposé par les interludes méditatifs, presque orientaux par moment. L'épilogue met en valeur le piano de Douwe Eisenga, et c'est un enchantement, un magnifique duo aussi avec le saxophone, ce qui n'est pas si fréquent. On continue de tourner dans la poussière dorée du soir, abasourdis, heureux, on ne sait plus depuis combien de temps on s'agite tels des pantins désarticulés, on voudrait que cela ne s'arrête jamais, car cela ne s'arrêtera jamais, n'est-ce pas ?

   Le disque fini, en effet, le carrousel continuera son manège. Cette musique agit comme un sortilège agitant dans nos cerveaux mille émotions : comme un écho lointain de Brueghel et de Bosch, bouleversante musique de cette Folie qu'est la vie !!

Paru en 2009 chez Zefir Records / 8 titres / Une heure

Pour aller plus loin

- le site de Douwe Eisenga.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er avril 2021)

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Publié le 17 Juin 2011

John Luther Adams - Four Thousand Holes

La Musique de l'Ici-Toujours 

 

   Le 29 avril 2010, John Luther Adams se voyait décerner le Wins Nemmers Composition Prize, succédant à Kaija Saariaho en 2008, Olivier Knussen en 2006 et John Adams en 2004. J'en suis très heureux pour cet artiste solitaire, profondément influencé par les grands espaces de l'Alaska où il vit depuis trente ans.  Un seul article en français à ce jour sur Internet salue la parution chez Cold Blue Music de Four Thousand Holes, nouveau chef d'œuvre lumineux de cet homme qui commença comme batteur de rock, passionné par les musiques de Franck Zappa, puis par celles d'Edgar Varèse et de Morton Feldman. Principal percussionniste du Fairbanks Anchorage Opera et du Arctic Chamber Orchestra pendant quelque temps, il a étudié les percussions traditionnelles d'Alaska. Ses compositions très variées, aussi bien acoustiques qu'électroniques, mixtes, se caractérisent par l'attention portée à l'espace, au lieu. Musique géographique, enracinée, mais non terrienne pour autant. Ce que John Luther Adams cherche à capter, c'est le rayonnement, les rythmes enfouis, l'énergie qui sourd pour qui sait attendre. C'est là que la leçon de Morton Feldman est capitale, même si la perspective est autre. Morton s'enfonce dans le temps à la manière d'un chat patient : il avale le silence pour le restituer avec parcimonie, rendu enfin palpable en l'ayant comme désossé. John Luther absorbe l'espace pour en extraire l'aura rythmée, les harmoniques secrètes. Il faut être en arrêt, se poser, noter le presque rien, suivre le fil ténu qui mène aux flux vitaux, jusqu'à ce que tout s'embrase.
 

Four Thousand Holes est le prolongement de for Lou Harrison (vous y trouverez aussi une notice biographique plus complète), cette longue pièce extraordinaire de plus d'une heure parue chez New World Records en 2008. Deux pièces sur ce nouvel album qui porte en exergue un extrait de "A Day in the Life" de John Lennon : « Et quoique les trous fussent plutôt petits / Ils durent les compter tous. » Pour moi, les trous sont ceux de l'espace qui nous environne, minuscules canaux qui portent la lumière éternelle que la musique aura pour mission de révéler, ce qui passe par le décompte, la computation, forme élémentaire de la contemplation.

   Le premier titre, éponyme, est une pièce d'un peu plus d'une demi-heure interprétée par Stephen Drury - fidèle parmi les fidèles de John Luther, au piano, Scott Deal au vibraphone et cloches d'orchestre et le compositeur à "l'aura électronique" comme il la désigne lui-même. C'est cette pièce plus particulièrement qui se rattache à for Lou Harrison. Plus ramassée, elle commence par quelques minutes d'attente, dans un climat de recueillement émerveillé ménagé par l'électronique radiante et le piano qui s'ébroue dans l'aube transfigurée par les cloches éparpillées. On avance dans la neige à pas lents tandis que les stalactites au bout des branches des conifères secrètent une eau diaphane. Le soleil à l'horizon commence à se montrer ; les gouttes se suivent de plus près. Salutation au monde qui triomphe à nouveau de la nuit. La musique s'épaissit, se gorge de lumière. Les cloches s'enlacent aux grappes de notes du piano. Qui sait jusqu'où on pourrait monter ? Des vagues poussent entre les notes leurs ondulations puissantes. Il suffit maintenant de se laisser porter sur le marteau du clavier qui chevauche les cimes de l'instant. Des fulgurations zèbrent la montagne mobile des harmonies cascadantes. Tout l'espace brûle d'un feu qui se recourbe sur lui-même pour mieux se déployer ensuite en gerbes d'étincelles liquides. Musique élémentaire à trois éléments : air, feu, eau. De terre, point : ou plutôt, elle est comme vaporisée, projetée contre le ciel, mêlée dans ce creuset alchimique qu'est la durée du morceau pour une incessante transmutation. On se défait enfin de toute pesanteur, parce que l'on embrasse le rythme en ses confondantes poussées aux ramifications innombrables. Les résonances finales du piano qui s'éteint nous laissent pantelants, éblouis, réconciliés, soutenus encore par l'aura électronique qui nous ramène au début. Four Thousand holes délivre la ronde enivrante de l'infini gisant au fond de chaque instant. 

   L'album se poursuit avec "and bells remembered", interprété par le Calithumpian Consort sous la direction de Stephen Drury. Carillons, cloches, vibraphone, crotales et vibraphone joués à l'archet créent un espace sonore translucide, flottant, traversé d'échos multiples. La pièce est tranquillement extatique, laisse les sons se répandre et s'évanouir dans l'espace. Je me revois soudain sous l'énorme dôme des thermes de Mercure à Baïa, dans l'étonnante chambre d'échos aux parois striées de coulées verdâtres. Tout l'ailleurs est dans l'ici, toute l'éternité dans le trajet des sons, souvenirs fragiles d'un au-delà ineffable.

   Le cercle zen sur la pochette m'évoque irrésistiblement la présentation de certains albums de Giacinto Scelsi (voir ci-dessous) : même écoute exigeante, même intransigeance, et au final, même si leurs univers musicaux peuvent paraître lointains, même plénitude réconfortante arrachée au vide. 

Paru chez Cold Blue Music en 2011 / 2 titres / 43 minutes.

Pour aller plus loin

- le site de John Luther Adams.

- la critique de Monsieur Délire (François Couture), seul article en français avant le mien ! Hommage lui soit rendu !!

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Illustrations pour des disques de Giacinto ScelsiIllustrations pour des disques de Giacinto Scelsi

Illustrations pour des disques de Giacinto Scelsi

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 mars 2021)

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Publié le 12 Juin 2011

Nico Muhly - I Drink the Air Before Me

   Nico Muhly aura trente ans le 26 août, mais la valeur n'attend pas le nombre des années comme l'a dit quelqu'un. Le catalogue de ses oeuvres est impressionnant. Choriste dans une église dès l'enfance, il pratique le piano dès l'âge de dix ans, étudie la littérature anglaise avant de collaborer étroitement avec Philip Glas, et plus ponctuellement avec Björk, Antony and The Johnsons. I Drink the Air Before Me est son troisième album solo, après speak volumes en 2007 et mothertongue en 2008. À peu près en même temps est sorti A Good Understanding, grande composition pour chœur, tandis qu'il nous prépare un opéra !

   Commandée en tant que la musique d'un spectacle de la Stephen Petronio Dance Company à l'occasion de son vingt-cinquième anniversaire, l'œuvre se veut forte, enthousiaste, pour fêter la circonstance. Un chœur d'enfant intervient au début et à la fin. Sur la pochette, Nico nous dit que la musique aurait un rapport avec le temps atmosphérique : tempêtes, anxiété liée à la vie côtière. Elle nous plonge  au centre d'une tempête, avec ses tourbillons, ses irrégularités. Divisée en douze épisodes, elle évolue autour de constellations tourbillonnantes de notes, plus ou moins audibles. En dehors de la chorale et de la programmation assurée notamment par le fidèle Valgeir Sigurdsson, elle fait appel à un petit effectif de chambre : flûte, piano, alto, basse et bien sûr trombone et basson, deux instruments régulièrement mis en valeur par le new-yorkais.

   D'emblée, la puissance de "Fire Down Below" nous frappe et nous prend : coups de fouet des cordes, doublés par les éclats profonds du trombone qui gronde. Le chœur d'enfants s'élève limpide dans une atmosphère cravachée d'arrêts brutaux, envahie par la ronde insidieuse des graves. C'est majestueux, inquiétant et superbe. Le piano et la flûte caracolent dans l'atmosphère orageuse, l'alto chante, indifférent, en pacificateur, comme s'il exorcisait la terreur. Arrive le "First Storm", agitation extrême, affolement des instruments, tout en maintenant une ligne mélodique perceptible. "Salty Dog" fait dialoguer le basson et le piano sur un fond mouvant de cordes : tempo bucolique peu à peu perturbé par le piano à coup de notes plaquées jusqu'au silence ; le trombone reprend avec des notes isolées, accompagné par les pizzicati de l'alto, puis par le réveil du basson, à nouveau interrompu par l'impoli piano, la querelle étant résorbée par l'alto langoureux, altier, bien au-dessus des piètres querelles, et tous se rejoignent dans une ligne finale où les coassements du trombone répondent à la noblesse de l'alto lyrique. J'arrête là l'exercice : la musique de Nico Muhly est en perpétuel mouvement, inventive, expressive, jouant de tous les registres, de tous les écarts avec une désinvolture magnifique, sans toutefois jamais cabotiner, car l'écriture est pleine, incisive, déliée. Ce disque est une fête fantasque et colorée, un bonheur, un régal à l'évidence pour une compagnie de danse, mais aussi pour tout auditeur ravi qu'on s'adresse à ses oreilles avec tant d'intelligence malicieuse. Nico Muhly n'a plus rien à envier à ses aînés : à mon sens, on entend peu sa proximité dans le travail avec Philip Glass, un peu plus l'influence de Steve Reich, et, surtout, celle de David Lang, par ce sens du tranché, de la découpe hardie, moins implacable, moins sombre, plus joueuse, mais parfois aussi magistrale comme dans "Music under Pressure 3 - Ensemble".

Paru en 2010 chez Bedroom Community - Decca / 12 titres / 53 minutes

Pour aller plus loin

- le site personnel de Nico Muhly

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Publié le 9 Juin 2011

Guillaume Gargaud : le chant bruissant des corps célestes.

    Encore une trouvaille que je dois à mes aimables lecteurs, en l'occurrence une lectrice : merci Eleni, d'Athènes, de m'avoir signalé ce musicien français qui avait échappé à mes oreilles de lynx ! Il associe la guitare et les sons électroniques.

   Lost chords, sorti en 2011, est le neuvième album de Guillaume Gargaud, le troisième en solo. Le début est flamboyant. "Œil humide", le premier titre, décolle sur un mur de particules agitées lacéré par la guitare saturée, hurlante, qui plonge pour finir dans le magma incandescent. "Sortir" commence plus doucement, pour lâcher vite une guitare qui joue des distorsions et des envolées troubles. Le son est incroyablement dense. Déchirements de textures, crépitements voilés accompagnent la guitare, tantôt aérienne, tantôt grave à se fondre dans le tapis oscillant, hoquetant. Le ton de l'album est donné : on reste au cœur des magmas d'étoiles, dans le maelstrom des fusions, des naissances fulgurantes, des arrachements, même si certains morceaux sont plus classiquement planants, comme le très beau "Pas là", presque une ballade, mais dans une nuée agitée, pulsante. Guillaume Gargaud réussit à magnifier la matière même du son, son épaisseur, ses raclements. Écoutez l'étonnant "Passerelle", d'une rugosité hypnotique. L'ouïe rencontre le toucher, grâce au travail à l'intérieur du son : pas de lissage, surtout pas, Guillaume Gargaud lui laisse son étrangeté, son aspect brut, en élargissant son spectre pour en révéler la complexité. La beauté n'est pas le fruit d'une réduction, d'une élimination des résidus, elle surgit au contraire de l'attention donnée à la moindre des composantes. Expérimentale, sa musique l'est au plus noble sens du terme, en effet une recherche des accords perdus comme l'annonce le titre. Perdus au nom d'une conception du son appauvrissante. Ici, le son foisonne, se brouille, on pense aux ondes courtes de la radio, ce en quoi le travail du français rejoint celui d'un musicien comme  Ingram Marshall dans ses premières œuvres électroniques, ou d'une  Annie Gosfield. Au total, un album passionnant, entre fulgurances et rêves pour un voyage dans l'inimaginable des espaces infinis, des trous noirs et de l'antimatière. Et un hymne à la guitare, lumière arrachée aux ténèbres natives.

Guillaume Gargaud : le chant bruissant des corps célestes.

   She, le second album solo sorti en 2009, paraîtra d'abord plus monolithique, plus planant, ce qui n'est pas un reproche. Lente montée du premier titre, "Le Chien de José", très noir, science-fiction qui donne des frissons : noyau compact de drones dont se détachent à peine des excroissances tournoyantes, avec une coda de comète. "La Légende du Scarabée" ne dément pas l'impression : des boucles d'orgue font pulser un corps astral aux rayonnements de plus en plus intenses, parcouru de frissons imprévus. Le son se fait plus transparent pour "Mer du Nord". La guitare se détache, évolue tranquillement sous les nappes électroniques légères : la mer est un champ paisible. Album bucolique marqué par les écoulements aquatiques. Cette "Clairière" doit être marine, parce que la lumière coule, circule à la surface du sol de drones, tout à coup envahi par des écarquillements stupéfiants. L'inconscient est un cosmos enfoui au fond de nous, que Guillaume Gargaud écoute gargouiller. Qu'est-ce que la lumière, sinon la levée de l'inconnu dans l'aube éternelle ? "Géante rougewave", est-ce le nom d'une étoile double, ou celui,  secret,  de la beauté qui s'offre soudain dans ses dentelles déchirées ? Ou comme un écho au nom du groupe électronique français Lightwave ? Chaque morceau est une rêverie émerveillée, je prends rêverie au sens fort : pas de mièvrerie, il suffit d'écouter "Lumière froide", cyclone radieux de pur anthracite sauvage, prolongé par un "Émissaire" strié d'accents plaintifs et acérés de guitare, véritable vortex incandescent. Il est vrai qu'on termine "Au Bord du lac", un morceau qui sonne furieusement comme du  Tim Hecker, orgue grandiose enveloppé de rets électroniques mélancoliques : ne faut-il pas un reposoir pour les voyageurs émus par le périple odysséen aux territoires de l'Imaginaire ?

Lost Chords, sorti en 2011 chez Dead Pilot Records / 10 titres / 43 minutes

She, sorti en 2009 chez Utech Records / 8 titres / 39 minutes

Pour aller plus loin

- les deux albums sont en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 mars 2021)

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Publié le 4 Juin 2011

Frédéric Lagnau : promeneur minimaliste inspiré.

    Emporté par un cancer le 30 avril 2010, Frédéric Lagnau n'a pas connu la célébrité qu'il aurait méritée. Je l'avais évoqué dans un article du 23 février 2007 titré "Jardins d'oubli", en hommage à son disque Jardins cycliques, paru chez Lycaon en 1998 : 70 minutes alternant pièces classiques et pièces contemporaines, minimalistes ou non, et quatre compositions personnelles. Or, voici quelques jours, un lecteur me signale un autre disque de ce pianiste discret : Journey to Inti, publié par le scène nationale d'Évreux en 1992. Quatre pièces, quatre promenades dans cet univers fluide du piano minimaliste qui est le sien, marqué par Steve Reich, mais beaucoup plus fantasque, rêveur, obstiné. Une musique en rapport avec les éléments, le vent, le fleuve : bucolique, elle aime à s'étirer, revenir inlassablement sur elle-même dans des enroulements secrètement voluptueux. Elle bourdonne dans le jardin aux herbes folles des harmoniques perdues comme dans ses "Chants initiatiques", ciselant les gouttes d'un soleil blanc, s'attardant aux herbes éblouies avec une grâce de nymphe diaphane. C'est une musique qui sait attendre pour renaître, suspendue à la recherche de ce qui vient au détour des boucles entêtantes, dans le creux soudain, imprévu, qui délivre la merveille endormie : la voilà qui se redresse, déborde, irrigue, source joyeuse et conquérante en plein milieu de "Journey to Inti", troisième titre de l'album éponyme. Très, très grand album, merci Bourbaki : je renvoie les lecteurs à la mise en ligne de l'album complet sur votre blog.

Frédéric Lagnau : promeneur minimaliste inspiré.

  Jardins cycliques, album très différent, propose un programme qui invite l'auditeur à oublier tous ses préjugés : l'on y passe allègrement de François Couperin à des compositeurs contemporains, vérifiant une fois de plus que le minimalisme n'est que le développement d'idées en germe chez les classiques, et non une régression paresseuse vers la facilité comme le pensent trop vite bien des auditeurs et des compositeurs imbus d'une complexité qu'ils dénient à ce courant trop populaire (si l'on pense au trio Reich - Riley - Glass) à leurs yeux. Il est temps d'admettre que le minimalisme, s'il a connu un âge d'or dans les années soixante, soixante-dix, continue d'influencer nombre de compositeurs nettement moins connus, voire inconnus, que l'on parle de post minimalisme ou non. D'ailleurs Frédéric Lagnau est un vrai minimaliste, je le vérifie encore en écoutant "À quelle heure arrive le vent", première pièce de Journey to Inti, ou "À mesure ou au fur", dix-neuvième de Jardins cycliques : jeu avec les combinaisons de motifs, plaisir du primesaut, du rebond, qui produit une labilité fragile ou océanique, mouvements de flux et stases contemplatives.

J'allais oublier : je crois devoir à Frédéric Lagnau la découverte de ce qui est devenu ma pièce préférée de John Cage, "In a landscape", qui clôt Jardins cycliques.

Pour aller plus loin

  - Jardins cycliques en intégralité ici au format MP4

(22 titres)

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 mars 2021)

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Publié le 25 Mai 2011

Sarah Kirkland Snider - Penelope : Mélodies d'une irrémédiable déchirure.

   Une frise de papillons offerte au regard (dessin intérieur de la pochette, dû à DM Stith) : envol des âmes, trajectoires croisées, délicatesses qui se frôlent. La pièce "Penelope", de la dramaturge Ellen Mclaughlin, est devenue un cycle de chansons mises en musique par la compositrice Sarah Kirkland Snider, interprétées par l'ensemble de chambre Signal et chantées par Shara Worden. Magnifiques retrouvailles avec cette voix incomparable, déjà célébrée ici lors de la sortie de  a thousand shark's teeth, second album de son groupe My Brightest diamond.

  Inspiré de l'Odyssée d'Homère, le texte tourne autour du difficile, problématique retour d'Ulysse à Ithaque après vingt années d'absence. Vainqueur fatigué, méconnaissable, devenu un étranger aux yeux de Pénélope, "the Stranger with the Face of A Man I loved" comme le présente le premier titre, qui est-il ? Comment rejoindre son épouse, alors que Calypso l'attend encore, et que le poursuit la haine de Poséidon ? Ulysse se sent perdu, et Pénélope ne peut plus le retrouver.
  

 

   La musique est par conséquent d'un lyrisme frémissant, mélancolique. Douceur bouleversante des interrogations lancinantes, des élans arrêtés. Cordes enveloppantes, harpe mélodieuse, guitares électrique ou acoustique, percussions méditatives et sonorités électroniques discrètes tissent autour de la voix caressante et grave de Shara Worden une atmosphère d'introspection rêveuse. La réalité explose parfois sous les irruptions violentes des souvenirs qui hantent les personnages, les empêchent d'être vraiment là, de répondre à la demande de l'autre. À d'autres moments, tout s'arrête et se suspend. Voici "Dead friend": "You can't follow me where I go " : "Dead friend / Turn your back on me / Let me go / I've forgotten you / Forget me" , extrait des paroles de ce neuvième titre presque entièrement a capella, clé de voûte admirable de ce disque splendide, illuminé par l'intériorité rayonnante de la voix de Shara. Sarah Kirkland Snider a le sens de la densité, du mystère : l'écriture constamment mélodieuse épouse les mouvements de l'âme avec une rare sensibilité. Jamais d'emphase, une justesse légère qui saisit les moindres nuances, au plus près de l'émotion...avec toutefois une petite faiblesse sur l'avant-dernier titre, qui fait dans la joliesse bavarde, heureusement rattrapé en partie par un final recueilli. Quand même douze très beaux titres pour deux moins aboutis !

   Musique de chambre, ambre des muses ivres d'amour impossible...

Paru chez New Amsterdam Records en octobre 2010 / 14 titres / 54 minutes

Pour aller plus loin

- la page de l'album sur le site du label : tout est en écoute.

- le très beau livre d'Annie Leclerc, Toi, Pénélope, paru chez Actes Sud en 2001. Tandis que les textes d'Ellen Mclaughlin accordent autant d'importance aux deux époux, le roman d'Annie Leclerc adopte le point de vue exclusif de Pénélope. Comment a-t-elle vécu l'attente, le retour avec le terrible massacre des prétendants ? Dans les creux de L'Odyssée, la romancière rend à Pénélope son vrai visage inconnu, nié par le poème épique. Une Pénélope qui saisit ce qui sépare hommes et femmes :

« Tu avais vu apparaître entre hommes et femmes plus qu'un contraste, plus qu'une séparation, la distance d'un abîme. Ce n'était pas une guerre, c'était un sûr dissentiment, l'affirmation d'un différend d'autant plus réel qu'il n'était pas déclaré. Les femmes renonçaient — comme elles avaient déjà mille fois renoncé au cours des générations — à dire aux hommes ce qu'elles pensaient d'eux.

   Avant même de vous avoir quittées ils étaient embarqués ensemble et au plus loin de vous. Et vous, de même, ayant reculé sur la grève, vous sentiez vos pieds s'enfoncer dans la terre, vos bras se serrer autour de vos petits, jurant de garder toute la vie pour vous et pour vous seules.

   Tandis que les hommes se déployaient de toute part, grimpant, chargeant, escaladant, riant aussi d'une large ferveur colorée, comme si ce n'était pas à la mort qu'ils couraient mais à la vie elle-même, les cheveux au vent, la poitrine dénudée, les muscles bandés, et plus que satisfaits, exaltés d'être hommes ensemble et de fourbir le grand corps viril en partance, vous, les femmes, silencieuses et rigides comme la mort, fabriquiez votre forteresse de vie à laquelle ils n'auraient pas accès. Ce que vous pensiez vous ne le diriez pas. Vous garderiez tout pour vous. La douceur des heures, les enfants, les rêves.

   Ils pouvaient bien dire qu'ils partaient à cause d'une femme infidèle, vous n'en croyiez rien. Ils partaient pour courir les mers, les périls, les cités lointaines. Ils partaient pour quitter leurs femmes, pour se frotter les uns aux autres, pour chercher les dieux, pour approcher la mort. » (p.168-169)

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 30 mars 2021)

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Publié le 26 Avril 2011

Fuse ensemble - L'Usina Mekanica : réenchanter le monde !

   Après Big skate déjà chroniqué ici, le Fuse Ensemble dirigé par Gina Biver, qui en est aussi la compositrice pour l'essentiel, a sorti fin 2010 un nouvel album, L'Usina Mekanica, qui tient les promesses du premier. Presque 43 minutes cette fois, donc pratiquement la durée de bien des disques.
   La musique de Gina Biver associe très souvent des sonorités cristallines, des aigus affûtés, alliés à des sons percussifs de diverses textures. Quelques graves ménagent des contrastes tranchés. La conjugaison de tous ces éléments donne aux compositions une acidité onirique, une étrangeté déconcertante. La logique habituelle du développement thématique cède la place à des juxtapositions, des irruptions qui lui donnent aussi cet aspect kaléidoscopique caractéristique, comme si l'œuvre obéissait aux lois imprévisibles d'une fantasque déconstruction constructive. Le titre trois, "Infiltration of Memory", en offre un bel exemple : à chaque fois qu'une unité d'idée s'est brièvement développée, elle est frappée, se désagrège pour renaître autre. D'un frottis percussif créé par des jouets mécaniques surgissent un violoncelle, un violon, un piano, tous hésitant, puis la clarinette emmène la danse, bientôt évaporée, et commence un nouveau cycle plus échevelé, avec cymbales lancinantes, piano incantatoire en boucles serrées, tout se dérègle, se troue de silences avant un nouveau départ vers une destination plus énigmatique encore. Une musique pour certains contes d'Hoffmann ou pour les histoires d'Edgar Poe les plus insolites. 

   "HOles in the Wall", le premier titre pour deux pianos-jouets et sons électroniques en direct, ne serait-ce pas la musique même que pourrait jouer Olympia, la belle automate de L'Homme au sable ? Tout l'album oscille entre mécaniques carillonnantes déréglées et processus pervertis, subvertis de l'intérieur par des surgissements prodigieux. Le titre éponyme, dernier de cet opus, se situe à cet égard aux antipodes des musiques industrielles. L'automatisme mécanique n'y tient qu'une place restreinte, cerné et envahi par des phrases ironiques et charmeuses. Enrichi par sa propre débâcle, il renaît plus beau de ses cendres. Dans "Parallels", le violoncelle proteste contre le ruissellement obstiné de la boîte à musique : il racle, griffe, en vain, réduit à admettre ce flux discret que rien n'endigue. La pièce semble raconter une lutte archaïque et éternelle, celle du yin et du yang, car il faut bien que le mâle violoncelle, rouge de colère, finisse par se mettre à l'écoute du féminin. "Bloody Mary" a des allures de cauchemar, ponctué par un piano obsessionnel, agité par une frénésie épisodique inexplicable suivie de remontées épaisses creusées de turbulences. Magnifique musique horrifique, avec d'inévitables poussées grotesques. Le violon interroge fébrilement, la clarinette chevauche le magma et les hoquets percussifs, la guitare électrique s'en mêle jusqu'à l'acmé qui coïncide avec la résolution merveilleuse des tensions : la fin est un champ de ruines sur lequel le piano dispose des découpures moqueuses. Serions-nous dans un théâtre de marionnettes, un théâtre d'ombres ? "L'Inquiétante étrangeté", composition de Jorge Sad dont le titre renvoie évidemment à Sigmund Freud, nous mène au cœur d'un mystère angoissant, à l'intérieur du crâne d'un aliéné assailli par les voix multiples des incarnations possibles qui le déchirent. Cela balbutie, se bouscule parmi les froissements électroniques. Mais un crissement synthétique annonce une période plus calme marquée par une ambiance de fête foraine à l'arrière-plan. Quelque chose se cherche, se fraye un chemin dans l'obscur, l'harmonie frôle l'innommable avant de se résorber...

   "L'Usina Mekanica" est un disque sans doute un peu aride au départ, parce qu'il est extrêmement dépaysant. Entre acoustique et électronique, le Fuse Ensemble invente de nouveaux chemins pour découvrir des territoires mentaux, des espaces imaginaires d'une plasticité superbe. L'on est tout surpris de se retrouver au pays des métamorphoses et des anamorphoses : pour notre plus grand plaisir, cette musique se joue de nous !

  Bien sûr, il manque à cette chronique de rendre compte de la dimension multi-média que Gina et Edgar Endress, responsable vidéo et auteur de la couverture du cd, donnent à leurs performances.

Paru en 2010 / Auto-produit / 7 titres / 43 minutes

Pour aller plus loin

- le site de Gina Biver.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 4 Avril 2011

Newspeak - sweet light crude

   Après Victoire et Janus, deux ensembles américains qui se consacrent aux musiques d'aujourd'hui, voici Newspeak, toujours sur New Amsterdam Records. L'ensemble compte huit membres : Caleb Burhans au violon, Melissa Hughes au chant, James Johnston au piano, synthétiseurs et orgue, Taylor Levine à la guitare, Eileen Mack, codirigeante aux clarinettes, Brian Snow au violoncelle et deux percussionnistes, Yuri Yamashita et David T. Little, également son directeur artistique, selon lequel Newspeak est né sous les feux conjugués de Black Sabbath, Louis Andriessen, Dead Kennedys et Frederic Rzewski. L'ouverture est donc de rigueur et cela donne un album stimulant, sans doute un peu dispersé, mais n'est-ce pas lié au concept lui-même, puisqu'il rassemble six pièces de six compositeurs ?

   J'avoue ne guère accrocher au premier titre signé Oscar Bettison, très jazzy, construit sur des tempi variables. Par contre, dès la seconde pièce, la magie s'installe. " I would prefer not to", de Stefan Weisman, se déroule comme un magnifique adagio transfiguré par le dialogue entre la voix archangélique de Mélissa Hughes et les autres instruments : la guitare électrique lumineuse et incisive, le piano qui pose ses notes répétées, les déchirures percussives, le violoncelle et le violon qui les encerclent dans des volutes glissantes, ce qui donne une pièce mystérieuse, d'une douceur ineffable. La seconde partie de la composition, comme hachurée par des silences et des baisses de tension, prend un relief extraordinaire, si bien que j'ai pensé à plusieurs reprises à l'opéra de David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe,  The Carbon Copy Building,  notamment l'ouverture et le finale.

   La composition du directeur artistique, David T. Little, qui donne son titre à l'album, est aussi une belle réussite. Présentée comme une chanson d'amour et de dépendance, elle évolue entre lied passionné et effervescence rock, servie par une mise en place instrumentale impeccable. Missy Mazzoli, directrice et compositrice de l'ensemble Victoire déjà évoqué, signe le quatrième titre,  "In Spite of All This", dominé par les glissements du violon, des courbures suaves qui m'ont rappelé une compositrice dont on parle assez peu, Lois V. Vierk. Morceau à la fois mélancolique et virtuose, intense, comme travaillé par des bouillonnements intérieurs finalement recouverts par la trame répétitive qui tisse son cocon insidieux. "Brennschluβ", de Pat Muchmore, est une pièce détonante, écartelée entre les incursions sidérales dans les aigus éthérés, les convulsions électriques désordonnées et le chant suspendu de Mélissa, pythie farouche et vindicative ou charmeuse d'arcs-en-ciel - la pochette ne nous rappelle-t-elle pas que le mot allemand du titre désigne le sommet de la trajectoire balistique d'un missile, plus particulièrement le moment où le moteur cesse de brûler du carburant ? Quant au dernier titre signé par le violoniste de l'ensemble, Caleb Burhans, c'est bien un requiem, comme l'indique le titre, "Requiem for a General Motors in Janesville", mais un requiem nettement post-rock, dominé par les interventions étirées de la guitare électrique et la langueur des cordes, et pour finir l'envolée de la voix dans le beau climax brûlé.

   Cette nouvelle langue, à la différence de la novlangue imaginée par George Orwell dans 1984 (immense roman, faut-il le rappeler, terriblement d'actualité...), est à découvrir sans inquiétude...

  Paru en 2010 chez New Amsterdam Records / 6 titres / 42 minutes

Pour aller plus loin

- le blog de Melissa, encore elle : concerts, recettes de cuisine (une apple pie notamment !), et des trouvailles musicales à faire, entre autre une belle pièce de David First, électronique et voix : on peut écouter et suivre le texte anglais d'Anselme  Berrigan.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 mars 2021)

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