Jeri-Mae G. Astolfi - Here (and there)

Publié le 20 Janvier 2014

Jeri-Mae G. Astolfi - Here (and there)

   Jeri-Mae G. Astolfi, pianiste canadienne, s'intéresse activement aux nouvelles musiques. Je la découvre à l'occasion de son dernier disque, Here (and there), consacré à l'alliance entre piano et électronique, "médias fixés" comme il est signalé à propos de plusieurs des six pièces réunies ici, chacune signée par un compositeur différent, certaines d'entre elles spécialement composées pour elle.

  "Crystal Springs" (2011), en ouverture, évoquerait la beauté des sources du même nom dans l'Arkansas. Signée Phillip Schroeder, compositeur prolifique né en 1956, poly instrumentiste et notamment pianiste, la pièce, au départ très calme, rêveuse même, développe une série de vagues liquides de plus en plus animées, démultipliées par des échos, à partir de la suite de Fibonacci.  Les matériaux "fixés" sont les sons électroniquement manipulés d'une basse électrique, d'une cymbale suspendue et de l'intérieur du piano. C'est brillant, léger, euphorisant en diable ! Une entrée qui démontre que, décidément, les musiques contemporaines ne ressemblent pas (ou plus) du tout à l'image terne, compassée, d'une série de stridences ou discordances fastidieuses, et c'est tant mieux !

   "Swirling Sky" (2011), d'un jeune compositeur familier des musiques électroniques, Ed Martin, retracerait les moments paisibles passés à regarder les nuages en formation étendu dans l'herbe. Le contemplatif se perd progressivement dans les vagabondages de son imagination, nous dit le compositeur.  La pièce est d'abord assez lente, égrenant les notes avec une immense douceur, les laissant résonner. Le rythme s'accélère, avec un dialogue entre le piano et des halos électroniques fascinants, des glissendi vers des notes préparées, des tourbillons de plus en plus prononcés avant un retour au calme, une aura méditative finale.

      "green is passing" (1999, révisée en 2006) est une composition de Jeff Herriott alliant une couche de réverbérations électroniques très discrètes au piano. Une pièce qui prend son temps, sans rythme perceptible, quelques brefs motifs épars, des esquisses de boucles, ouvertes...Une très belle méditation, délicate et émouvante dans son dénuement, qui me donne envie de parcourir l'œuvre de Jeff.

" Summer phantoms : Nocturne" (2011) de Brian Belet, autre compositeur américain d'électro acoustique, est une pièce dans laquelle se fondent des bruits divers, frottements, allumettes craquées (?), et piano. Elle évolue de manière capricieuse, imprévisible, parfois à la limite de l'audible, et crée une atmosphère mystérieuse, jouant de martèlements intrigants, de dérapages, comme si elle nous invitait à la poursuivre. Musique des interstices, des fractures légères, des griffures, elle apparaît pour mieux se dérober...

  Tom Lopez a composé "Confetti variations"(2012) en pensant à ce que la pianiste lui avait confié, que parmi les compositeurs de musique pour piano, elle affectionnait particulièrement Johannes Brahms et Morton Feldman. Le résultat, c'est l'intrication entre fragments brahmsiens et feldmaniens et sons divers enregistrés. Morceau spectaculaire parfois, torpillant avec allégresse le romantisme à la Brahms, ou plutôt l'enflammant par des réécritures quasi minimalistes, en particulier des strummings haletants, dans une atmosphère orageuse avec ostentation. Et puis tout se défait à partir du milieu, barbote dans des ambiances liquides ; le piano se raréfie, on entend les coassements des grenouilles, Brahms réapparaît pas trop malmené, se résorbe dans un rêve feldmanien parsemé de vrombissements de mouches, de stridences à peine audibles. C'est alors une musique suspendue d'une très grande beauté. Tout semble retenir son souffle dans cette symbiose entre la musique et le milieu.

   Le disque se termine  avec le titre que je préfère, composé par Jim Fox, compositeur qui dirige le label Cold Blue Music à Venice, en Californie, un des labels qui revient dans ces colonnes, l'un des plus singuliers qui soient. Écrit pour Jeri-Mae Astolfi pendant l'hiver 2011 - 2012, "The Pleasure of being lost" allie la lecture d'un texte du naturaliste et grand voyageur Joseph Dalton Hooker librement adapté de ses Himalayan Journals (1854) et des textures électroniques élaborées à partir des timbres et du rythme de la voix de la lectrice, Janyce Collins, le piano bien sûr et des sons de cloches. Une alchimie mystérieuse, d'une somptueuse lenteur, dérive au fil du texte : descente dans l'indicible, dans l'épaisseur fragile des choses. Le piano tisse un contrepoint très simple, tranquille, à ces mots que l'on ne comprend pas toujours, murmurés du bout des lèvres, et pourtant porteurs d'une incroyable émotion, d'un charme inoubliable. Des chœurs de voix lointaines, fantomatiques, contribuent à renforcer l'impression d'irréelle évanescence de l'ensemble. Magnifique !

    Un fort beau disque, vous l'aurez compris, qui ouvre bien des pistes pour les oreilles curieuses. 

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Paru chez Innova Recordings en 2013 / 6 titres / 70'

Pour aller plus loin

- le site de la pianiste.

- la page d'Innova consacrée au disque, avec la composition de Phillip Schroeder en écoute.

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 juillet 2021)

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