Publié le 20 Juin 2017

Jasmine Guffond - Traced

Un sensuel rêve post-humain  

   Deux ans après Yellow Bell, l'austalienne Jasmine Guffond publie son second disque, Traced, sur le même label berlinois sonic pieces. Sa musique est inspirée, nous dit-on, par la surveillance numérique et tous les logiciels de reconnaissance faciale et autres qui traduisent en algorithmes les manifestations humaines. Dès le premier titre, "Post Human", nous sommes plongés dans un univers étrange, saturé de palpitations, de surgissements inquiétants. Quelque chose vit, se perpétue. L'humanité n'est donc plus qu'un souvenir ? Cette musique électronique n'est toutefois qu'à demi-désincarnée, comme si elle conservait l'empreinte d'une présence. Une voix déformée, puis multipliée, hante "GPS Dreaming", curieuse composition post-industrielle minimaliste aux allures d'ambiante stratosphérique dans sa dernière phase. "Vision Strategy Coordinators" souffle une musique glaciale, idéale pour un film d'horreur dans un monde dévasté. La voix dévocalisée - si l'on peut dire - joue dans les interstices et les respirations de ce palais des miroirs. Tout se fragmente, éclate en micro éclats sonores dans "Swan Song", mais plusieurs couches viennent adoucir l'atmosphère, souvenirs de saxophones, drones dématérialisés autour d'un cercle de pointillés, comme le toucher sensuel d'êtres machiniques. Jasmine Guffond sait faire sourdre de ce monde électronique un trouble orgasmique, une douceur pénétrante. Ce chant du cygne nous envahit progressivement, nous émeut par son élégante beauté élégiaque. "Say Yes" s'inscrit dans cette finesse d'écriture. Les voix s'enroulent autour des boucles claires des synthétiseurs comme un nouveau chant des sirènes nageant parmi les drones et les écueils. Le dernier titre, "Boundless informant", est plus paresseux : l'impression d'un voyage en train, à base de drones et de cliquetis, assez monotone, avec un fondu lancinant de voix et de claviers. Dommage, car les autres titres valent vraiment le détour.

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À paraître en juillet 2017 chez sonic pieces / 6 titres / 45 minutes / Vinyle et numérique

Pour une fois je suis en avance...

Pour aller plus loin :

- une vidéo de "Vision Strategy Coordinators" :

En bonus, ce très beau titre extrait de son premier album, Yellow Bell :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc...

Publié le 8 Juin 2017

Dan Joseph - Electroacoustic works

   Totalement inconnu en France, Dan Joseph n'est pourtant pas un nouveau venu. Batteur de la scène punk à Washington, il se signale pendant les années 1980 dans le milieu des musiques expérimentales, produisant des œuvres ambiantes-industrielles pour diverses maisons de disques indépendantes aux États-Unis et à l'étranger. Dans les années 90, il étudie au fameux Mills College, en Californie, sous la houlette notamment de deux musiciens, Alvin Curran ( bien connu des lecteurs de ce blog, voir notamment l'article précédent) et Pauline Oliveros. Il a étudié également avec... Terry Riley ! À la fin des années 90, il adopte le dulcimer à cordes frappées, qui devient son instrument fétiche, et fonde son propre ensemble de chambre, le Dan Joseph Ensemble. Il donne et anime une série de concerts mensuels baptisée "Musical Ecologies".

   Les deux cds publiés sous le titre Electroacoustic Works font évidemment la part belle au dulcimer à cordes frappées, devenu un instrument électroacoustique qui sert de source à des collages sonores, à des installations multi-canaux. Le premier cd s'ouvre avec "Set of Four", une composition de 2008 en quatre parties, quatre études dont la plus longue n'excède pas huit minutes et demie. Le dulcimer frappé ponctue chaque étude de quelques notes répétées à intervalles plus ou moins réguliers, le dulcimer retraité en nappes stratifiées, oscillantes, constituant la matière sonore principale, d'où la surprise d'entendre cet instrument plutôt étiqueté "folk" dans une musique électroacoustique entre ambiante et expérimentale. "Trio I", deuxième des quatre études, dépayse encore davantage par ses boucles serrées, la dimension sidérale d'une musique qui cette fois évoque la musique concrète par ses nuages sonores, la dimension particulaire de ses traînées lumineuses légèrement ponctuées par un instrument méconnaissable. "Trio II" semble revenir aux cordes frappées, à l'instrument dans sa pureté originelle, proche de la harpe, mais des craquements, une saisie précise des touchers, des frappes, des frottements sur la caisse, nous entraîne dans une étrange danse, dans une série de dérapages, d'étirements fascinants.  La dernière partie joue subtilement du contraste entre cordes pincées ou frappées, cristallines et résonnantes, et un arrière-plan ambiant animé de vagues douces, puis en partie recouvertes par l'instrument cette fois joué à l'archet. Indéniablement, "Set of Four" est une œuvre originale et belle. Elle me fait parfois penser au travail d'un autre compositeur américain, Duane Pitre, qui détourne, embarque dirais-je, lui aussi des instruments traditionnels dans des formes et des ambiances totalement nouvelles.

      Deux pièces plus longues, de près de vingt minutes chacune, enregistrées en concert respectivement  à New-York et à Corvallis dans l'Orégon, succèdent à ces études. Titrées " Dulcimer Flight (El)" et "Dulcimer Flight (Corvallis)", elles se présentent comme deux variations, deux vols de dulcimer à base de trémolos constants et de drones harmoniques entrecoupés de déchirements bruitistes, de froissements, chuintements. On entend les sons se tordre, se transformer. Magnifique travail sur la micro tonalité, avec des passages d'une beauté hallucinante, des intégrations d'enregistrements de terrain particulièrement convaincantes ! "El" ménage moments ambiants assez calmes, méditatifs, et longs décollages à l'archet dans des arrachements sonores extraordinaires. "Corvallis" joue plus sur les continuités, les étirements, sur un fond de bruits d'eaux, avec des goulots d'étranglement dans des aigus tenus, et le dulcimer employé comme une vinâ indienne dans le dernier tiers de la composition. On flotte dans le bonheur des sons vibrants tandis qu'un chien aboie très loin dans les forêts harmoniques.

   Le deuxième disque est tout entier occupé par une pièce de 2005, "Periodicity piece #6", de plus d'une heure. Comme son titre l'indique, elle travaille la notion de périodicité, un bip électronique ponctuant le morceau toutes les 17 secondes, un diapason toutes les 44 secondes et un metallophone javanais chaque minute. Si le premier intervalle entre les deux premiers bips est rempli par un quasi silence, les intervalles suivants varient les textures, à partir d'échantillons de sons tenus par une clarinette, un tuba, un violoncelle, un trombone, un violon. À notre insu, un rythme se crée, accueillant les subtiles variations, les surprises sonores. La pièce devient un immense collage, un patchwork envoûtant qui réinvente la durée. Plus rien ne pèse, les sons s'élèvent et disparaissent, quand bien même le voyage est perturbé après dix-sept minutes par des échappées et déflagrations déchirantes, tant la trame est solidement installée, richement brodée par les nappes d'un synthétiseur qui s'est invité en cours de route. Une imperceptible oscillation semble animer cette toile sereine... dont la durée première était de six heures, car il s'agissait au départ d'une installation présentée à la Diapason Gallery (justement !) de New-York.

   Au total, un double album splendide, qui confirme la vitalité et l'inventivité des musiques contemporaines les plus exigeantes.

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Paru en 2017 chez XI Records / 2 cds / 7 titres / 2 heures 12 minutes

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente :

- la vidéo officielle du premier titre, "Opening" :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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Publié le 1 Juin 2017

Terry Riley (2) : les quatuors de la nuit cadencée
 Nouvelle publication d'un article du 31 juillet 2007, remanié, avec illustration sonore. 
   Terry Riley a longtemps refusé de composer des œuvres rentrant dans les catégories occidentales. Pas question d'écrire des quatuors à cordes... jusqu'au jour où la rencontre avec David Harrington, premier violon et meneur du Kronos Quartet, l'amena à réexaminer la question. Par amitié, il répondit aux instances de David, et ainsi naquirent les quatuors rassemblés sous le titre Cadenza On The Night Plain, sortis en 1988 chez Gramavision. Terry Riley s'imposait d'emblée dans ce domaine difficile. Explorant les propriétés spirituelles, pour ainsi dire, des cordes, et se servant de sa maîtrise du chant indien, il parvint à une synthèse étonnante entre la forme quatuor à l'occidentale et le raga indien.
   L'année suivante, la collaboration avec le Kronos Quartet débouche sur la parution d'un double album, Salome dances for peace, chez Elektra / Nonesuch. Salome ne dance plus pour le tétrarque Hérode Antipas. La fille d'Hérodiade ne danse plus pour demander la tête de Jean-Baptiste, non, c'est une autre histoire qu'imagine Terry dans les notes qui accompagnent cette longue oœuvre. Peu importe à vrai dire, la musique est là pour prouver qu'il s'est approprié la forme quatuor pour en faire un voyage spirituel.
   En écoute ci-dessous : "G-Song", extrait de Cadenza On The Night Plain
 
Terry Riley (2) : les quatuors de la nuit cadencée

Un extrait de Salome dances for piece :

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Rédigé par dionys

Publié dans #Terry Riley, #Musiques Contemporaines - Expérimentales