musiques contemporaines - electroniques

Publié le 3 Avril 2024

Roman Rofalski - Fractal

   Comme il est bon d'entendre une musique qui ne prétend rien d'autre qu'être musique, qui ne défend aucune cause, qui ne s'englue dans aucun bon sentiment ou dolorisme, qui ne se camoufle derrière aucune théorie ou aucun concept. Voilà un pianiste et compositeur, Roman Rofalski, qui n'aime pas tourner en rond dans les mêmes ornières. Inspiré par Andy Stott ou Tim Hecker, sans doute aussi par Pierre Boulez et même Morton Feldman, ce musicien ne dédaigne pas les expérimentations et tiendrait volontiers compagnie à Klaus Schulze et Karlheinz Stockhausen ! Ses oreilles n'aiment pas les frontières. Là on respire, on ouvre ses oreilles, et on a bien raison !

Roman Rofalski - Fractal
Le piano, autrement...  

   Roman Rofalski  a pris les sons magnifiques de son piano à queue Schimmel K280, piano souvent préparé, et les a « déchiré » dans une combinatoire multiple à coup de réenregistrements, boucles, coupes, déformations et extensions sonores parfois brutales, inventant un nouvel instrument décapé de toute molle sentimentalité. Du rythme, de l'énergie, des résonances multipliées, une musique aux formes découpées, fracturées...

   Le premier titre, "Perpetuum", associe au piano incisif, éblouissant, la batterie énergique du néerlandais Felix Schlarmann et des tapis de grondements menaçants. Un bel orage initial ! "Bass resonance" nous ramène au piano préparé, quelques notes suspendues, déformées, arrachées, fracturées et lancées résonantes dans l'espace en de longues trajectoires râpeuses ou entourées de brouillards de particules. Pièce ramassée, tendue, qui ménage de belles échappées lumineuses par-delà les basses en rafales sourdes. Superbe !

   

...électroniquement dépaysé et prolongé.  

"Slow Fox" (titre 3), c'est de l'essence de piano transfiguré : longues résonances, frappes glacées, bourdons déchirés. Une magnifique flagellation sonore ! Et "Fractal Waves" qui suit, c'est une plongée dans une ambiante noire, peuplée de boucles rapides. La composition est d'un minimalisme halluciné, le piano devenu pure percussion, fondu avec les percussions synthétiques, enveloppé d'un halo de vertige brumeux, de grésillements et sifflements.

   Avec "Calum" (titre 5), le piano devient comme une projection de sons électroniques en grappes serrées : pièce étrange, multi-fracturée, en hommage à deux musiciens électroniques et informatiques, l'écossais Calum Gunn et l'artiste interdisciplinaire Mark Fell installé à Rotherham au Royaume-Uni. Au contraire, "Opsi" (titre 6) semble revenir au piano pur, un piano tranchant, implacable, avare de ses notes, sur fond de paysage d'électronique tintinnabulante, de grondements de plaques tectoniques : sur quelle planète lointaine sommes-nous ?

   Le dernier titre, "Bumper", hésite entre ambiante mélancolique et musique onirique. Le piano est presque caché au centre d'un lent tourbillon, d'un fourmillement de bruits insolites qui donne l'impression d'une sorte de hip-hop industriel absolument fascinant.

   Une étincelante réussite, celle d'une écriture ciselée, minimale et terriblement efficace !

Paru le 19 janvier 2024 chez Oscillations (Londres, Royaume-Uni) / 7 plages / 30 minutes environ

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Publié le 13 Février 2024

Simon Lanz & Tobias Lanz - Arches
De nouveaux instruments pour explorer au-delà...

Les frères Simon et Tobias Lanz, dont c'est le premier album en commun, ont écrit et interprété Arches sur des prototypes d'instruments à vent construits par eux-mêmes, inspirés par l'orgue à tuyau classique. Ces nouveaux instruments leur ont permis d'élargir les possibilités de l'orgue en allant vers les musiques électroniques ou les musiques à bourdons, dites drones, deux champs musicaux qu'ils ont exploré dans leur carrière. Il en résulte une musique microtonale infiniment plus nuancée, eux-mêmes contraints d'inventer de nouvelles manières de jouer, d'explorer, d'inventer, en s'appuyant sur une partition graphique pour visualiser de manière satisfaisante les multiples nuances tonales des quatre pièces constituant Arches. L'illustrateur Ramon Keimig a réinterprété ces partitions pour l'album de manière à ce qu'en lisant de gauche à droite on puisse suivre l'évolution de ces paysages de drones. Album enregistré à Berne en mai 2022 pendant une résidence d'artiste.

Réinterprétation des partitions graphiques par Ramon Keimig

Réinterprétation des partitions graphiques par Ramon Keimig

... à l'intérieur d'une palette sonore
infiniment nuancée

   La musique sort des tuyaux, souffle continu, petites sirènes. Courbures lentes, lignes droites des notes tenues...Notes ? La musique microtonale abolit de fait cette appellation, puisque, à l'échelle des notes séparées, s'est substitué un continuum de possibilités constitué de micro-intervalles, d'où l'impression pour l'oreille, non d'un changement de notes, mais de glissements. Le Continuum de György Ligeti, composé en 1968 pour clavecin, est sans doute l'un des premiers pas dans cette direction que le synthétiseur modulaire a pu balayer. Aussi la musique des frères Lanz est-elle cousine des compositions d'Éliane Radigue. Des drones très doux se succèdent, se creusent pour laisser passer comme des appels de flûtiau dans les montagnes alpines. Il y a en effet quelque chose de pastoral dans cette musique apaisée, flottante, qui laisse venir à elle des vagues venues d'ailleurs comme dans la seconde partie. Rien ne presse, on tend l'oreille, le concert d'appels et de réponses de la troisième partie crée une nouvelle polyphonie respiratoire, cette fois c'est comme le souvenir des meutes de loups et de leurs hurlements nocturnes, filtré par les siècles et la mémoire. La musique est devenue troublante incantation conjuratoire. Curieusement, je remarque que « Arches » est l'anagramme de « search ». Cette musique cherche, avance prudemment vers l'inconnu, la très lente montée des bourdons tremblés dans la quatrième partie derrière les cliquetis discrets des instruments. Un bourdon moins grave, plus élevé, domine la pulsation sourde des autres, stase sonore prolongée dont émerge peu à peu un mur radieux.

     Un très beau disque, à écouter dans la continuité, sans être dérangé, toutes affaires cessantes, déconnecté...

Paru fin novembre chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 42 minutes environ

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Publié le 18 Janvier 2024

Philip Blackburn - Ordo

   Une anthologie personnelle...

parfois déconcertante !

   Compositeur et artiste sonore expérimental né à Cambridge (Royaume-Uni) et installé à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis), Philip Blackburn dirige aussi Neuma Records, label sur lequel est sorti son dernier opus, Ordo, une large  sélection de ses œuvres. J'avais beaucoup apprécié ses Justinian Intonations (2021). Ce double album, très généreux, me laisse un peu partagé, pourquoi le cacher. Cette rétrospective contient le meilleur, mais aussi trois (ou quatre) titres (sur treize) qui me laissent de marbre, m'ennuient. Je comprends les intentions du compositeur : « Des allusions sonores transportent les auditeurs des paysages sonores imaginaires du chemin de fer souterrain, des ports de navigation internationaux, des filatures de soie victoriennes et des problèmes de voiture jusqu'aux plages du débarquement de Normandie. » Fort bien quand la musique stimule l'imagination et séduit l'auditeur ! La musique est-elle pour autant le véhicule approprié pour tout exprimer ? Lorsqu'elle est envahie par discours et conversations, comme sur "Sonata homophobia" (titre 10), "Unearthing" (titre 11), et dans une certaine mesure "Stuck" (titre 12), je décroche...Je sais que Philip Blackburn s'inscrit dans un courant musical fortement marqué par la "speech-music" de Harry Partch (1901 - 1974) et ses compositions iconoclastes et décalées. C''est un univers musical que je connais très mal. Sans doute ces trois titres incriminés seraient-ils mieux reçus en lien avec des documents visuels, mais seuls...J'y reviendrai plus bas à propos du titre 8 "Over Again" (titre 2 du second Cd)

   Il reste toutefois la plus grande partie de ces deux disques, sur lesquels Philip Blackburn a rassemblé une pléiade de musiciens talentueux !

Mais une remarquable traversée

des musiques créatives  d'aujourd'hui

Ces réserves faites, l'album mérite le détour et des écoutes approfondies. Philip Blackburn est un compositeur brillant, à l'aise dans des formes et des styles divers. Le disque s'ouvre sur un diptyque admirable : "Weft Sutra", pour sarasvati vînâ (instrument du sud de l'Inde, famille des luths) et six guitares à archet, et "Ordo", pour la même vînâ jouée par Nirmala Rajasekar, et la voix de contre-ténor de Ryland Angel, mais aussi celle du compositeur, qui joue également de la flûte et du dan tranh (cithare vietnamienne). Une manière, d'emblée, d'associer Orient et Occident, musiques traditionnelles et musiques nouvelles. Et le résultat est splendide, les dix-neuf minutes d'"Ordo" étant à mi-chemin d'Arvo Pärt et des psalmodies médiévales, avec la toile diaphane tissée par la flûte, la cithare vietnamienne et la vîna pour porter la voix de Ryland.

   Le troisième titre, "The Song of the Earth", interprété par Patti Cudd au vibraphone, accompagné d'enregistrements de harpes éoliennes conçues par le compositeur, est un moment magique de délicatesse extatique, rayonnante, qui sert de transition avant l'entrée dans des musiques plus occidentales, contemporaines.

   Avec "The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees", on aborde en effet la nouvelle musique de chambre. Le No Exit New Music Ensemble interprète magistralement cette pièce suave, dansante, syncopée, sur le fil entre pure contemporaine et passages au bord du jazz. Déjà cinquante minutes d'excellente musique qui justifient cet article ! Suit le pianiste italien Emanuele Arciuli sur l'aérienne et prenante composition "Lilacs and Lightning", chef d'œuvre lumineux rythmé par le "Virtual Rhythmicon. Le cd 1 se termine avec la plus longue pièce de cette sélection, presque vingt-deux minutes, "Albi", quatuor à cordes élégiaque et mystérieux, d'une poignante beauté, en hommage à Albi Rosenthal (1914 - 2004), vendeur de livres anciens qui fit beaucoup pour sauvegarder des archives musicales capitales du XXe siècle (celles d'Anton Webern ou d'Igor Stravinsky par exemple).

 

   Le deuxième cd me met moins à l'aise, je l'ai signalé plus haut. Le trio Galan (clavecin, violon et violoncelle), accompagné de Dimitris Kountouras à la flûte et de Dimitris Azorakos à la batterie, interprète "A Cambridge Musick : solve et coagula", trop expérimental pour mes oreilles déconcertées. "Over Again", pièce de 2020 dédiée à Harry Partch, passe beaucoup mieux grâce à la très belle vidéo qui permet de voir les deux percussionnistes utiliser les instruments fabriqués par le compositeur et de lire et donc suivre le témoignage du Premier Lieutenant Warren Ward à la fin de la Seconde Guerre mondiale, fragment déjà utilisé par Harry Partch : pièce prenante, forte, musicalement et humainement. Le neuvième titre, More Fools Than Wise, combine le texte d'Orlando Gibbons (1583 - 1625) pour son plus célèbre madrigal, The Silver Swan (1612) chanté par la soprano Carrie Henneman Shaw et une étrange symphonie pour huit cornes de brume de navires : c'est une des très belles réussites de l'album, qui m'évoque des compositions d'Ingram Marshall ou encore d'Alvin Curran [ voir mon article Chophars, sirènes de navire et cornes de brume ] ! La dernière composition, "Air. Air ; Canary ; New Ground" alterne solo de clarinette et piano solo, puis les associe, à partir d'un motif répétitif de basse obstinée comme on en trouve dans la musique baroque, dont il tente de tirer le plus de contrepoint possible, encastrant 87 canons dans la ligne de clarinette solo, qui dessine de mouvantes figures aériennes. Le piano n'intervient qu'après six minutes par des agglomérats de notes serrées, roulantes, plus terrien, comme s'enfonçant dans un monde souterrain. Les deux instruments finissent par se retrouver en se complétant dans un finale intense, presque méditatif et humoristique en dépit de sa gestuelle accentuée.

   Un double album foisonnant, passionnant, exigeant, déroutant parfois, mais qui réserve d'éblouissantes surprises. Le livret d'accompagnement, très complet et très beau, vous permettra d'aller beaucoup plus loin que mon article, pourtant déjà long.

Mes titres préférés : 8 sur 13 !

1) "Ordo" (titre 2)

2) "Weft Sutra" (titre 1) /  "The Song of the Earth" (titre 3) / "Lilacs and Lightning" (titre 5)

3) "Albi" (titre 6) / "More Fools than Wise" (titre 9) /  "Air. Air ; Canary ; New Ground" (titre 13) / "The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees" (titre 4)

Paru en octobre 2023 chez Neuma Records / 2 cds - 13 plages (+ 1 bonus) / 2h et 19 minutes environ

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Publié le 9 Janvier 2024

Joseph Branciforte & Theo Bleckman - LP2

   Musicien électronique, producteur et directeur de la maison de disques Greyfade, Joseph Branciforte retrouve la voix inoubliable de Theo Bleckman pour un LP2 nettement plus étoffé que le court LP1 sorti en 2019. Chanteur de jazz, et devenu l'une des grandes voix de la musique contemporaine, Theo Bleckman a chanté avec Meredith Monk et bien d'autres. On lui doit de nombreux disques, parmi lesquels un remarquable double album titré Berlin (2007), musiques de Kurt Weil et Hans Eisler, et l'extraordinaire album solo anteroom, sorti en 2005 chez Traumton.

   Tandis que LP1 fut enregistré spontanément, avec le minimum de post production, LP2 est nettement plus élaboré, navigue entre improvisation et composition, avec ajout de nouvelles pistes. Joseph Branciforte utilise synthétiseur, Fender Rhodes, vibraphone, glockenspiel, oscillateur et autres traitements électroniques, pour dialoguer, accompagner  la voix non-pareille de Theo, parfois démultipliée.

   C'est la mer primordiale, unisson de drone, légères ondulations, avec des picotements de micro-percussions, puis la voix, les voix, surgissent, au-dessus, planantes, transparentes, au-dedans, graves. Une polyphonie délicate, profonde, d'une paix supra-humaine. Ce n'est plus seulement la mer, c'est l'univers qui chante à peine dans la grand sommeil cosmique, comme une longue caresse de l'infini. Par contraste, le second très court titre, avec son grésillement de glitchs en battement régulier, semble marquer le réveil de la voix, tirée de son onirisme premier. Et la voix chantonne, murmure, nimbée d'une grande douceur (titre 3), le jour se lève peut-être, la voix salue l'aube, l'aurore. Atmosphère enchantée, frémissement des merveilles. La voix se retourne sur elle-même, les textures de Joseph Branciforte évoquent un drapé lentement remué de scintillements au long de cette marche archangélique. Comment ne pas être séduit, conquis par une musique si exquise ?

   D'étranges oiseaux se répondent sur un tapis vibrant pour le titre quatre, court intermède avant le surgissement d'un monde sonore peuplé d'événements percussifs et de bruits, glissements et clapotis curieux, comme si les objets vivaient de leur vie propre, la voix glissant au-dessus par intermittences, elle-même comme une des émanations de cet infra-monde à la Yves Tanguy ou Miró. "7.21" (titre 6, tous les titres sont titrés par des chiffres) présente un univers plus construit, plus harmonique, en dépit d'un pullulement persistant de petites virgules. Les synthétiseurs unifient, la voix s'élance, se démultiplie. Encore un grand moment de grâce extatique, le chant de mille bouddhas dans des cavernes résonnantes, Theo en chamane ou grand prêtre d'un culte mystérieux. La cérémonie devient de plus en plus hypnotique avec "10.17.13", mélange magnifique de glitchs, appels vocaux brefs et répétés à un rythme rapide. Le dernier titre orchestre une somptuosité sonore bruissante. Drones et halos nous plongent dans un palais des glaces peuplé de créatures à demi-endormies, ensorceleuses. C'est le pays d'Onirie-Féérie qui va gentiment nous avaler, engourdis par les circonvolutions de la musique !

  Osmose magique entre l'électronique, les instruments et les traitements de Joseph Branciforte et la(les) voix de Theo Bleckman : un voyage fabuleux dans un autre monde !

     [Ci-dessous, les deux hommes en public à Brooklyn au moment de LP1 / rien de plus récent à vous proposer, si ce n'est sur bandcamp plus bas. ]

Paru début décembre 2023 chez Greyfade / 8 plages / 42 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques, #Grandes Voix

Publié le 13 Décembre 2023

Eugene Carchesio + Adam Betts - Circle Drum Music

   Lawrence English, fondateur de Room40 et musicien éminent de la scène électronique et ambiante, a organisé la rencontre et conçu le disque de l'australien Eugene Carchesio et du britannique Adam Betts. Le premier s'est fait connaître dans le monde des musiques électroniques par une série baptisée "Circle Music", entre minimalisme et techno. Le second est un percussionniste qui a joué avec de nombreux groupes de rock, punk et métal, influencé par le jazz créatif et les sons électroniques qu'il retraite dans ce disque où l'on retrouve aussi son énergie.

   Le premier des vingt-et-un courts titres (de "A" à "U") ressemble furieusement à du Steve Reich passé à la moulinette techno-punk-industriel : puissant, brut, il nous attaque de front ! Passé cette entrée presque furieuse, on est surpris par l'inventivité de cette musique qui mêle étroitement frappes percussives énergiques et traitements électroniques extrêmement fins. Respirations rythmées sur fonds frottés, roulements qui emportent tout, impressions d'excavations dans un univers de particules clignotantes...Le disque exprime une joie pure, chaque pièce instaurant un monde sonore propre. "E" est une danse hypnotique jouant sur un beau contrepoint percussif, sous-tendu par une couche électronique vibrante. On est surpris de ne jamais s'ennuyer, ce qui advient pour nombre de disques de percussion ! Le dépouillement de l'écriture fait de chaque morceau une épure abstraite d'une grande efficacité, ce qui n'exclut pas un foisonnement bruitiste, post-industriel, comme sur "G".

   On est chaque fois emporté par une force, un déferlement, et comme obligé à l'attention par la richesse des agencements sonores, cette élégante concision du cercle de l'idée directrice de la composition. Prenez "O", ce pourrait être une banalité, ce rythme syncopé, mais il vire à l'incantation, me rappelant soudain la musique hallucinée d'Andy Stott, en plus magnifiquement sec ! "P" a tout d'un petit poème électronico-percussif facétieux, tout comme le suivant d'ailleurs, sur un flot roulant de sortes de crécelles. Après ces deux titres, les plus longs, au-dessus de deux minutes, on revient à des miniatures étincelantes, irrésistibles.

   Un disque lumineux et nerveux, étonnant, pour éventuellement se réconcilier avec les percussions.

Paru en novembre 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 21 plages / 30 minutes environ

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Publié le 23 Novembre 2023

Martina Berther / Philipp Schlotter - Matt

Née en 1984 en Suisse, Martina Berther est une bassiste électrique polyvalente, touchant aussi bien à la pop, au punk, aux musiques expérimentales et à l'improvisation libre. Sur l'album, elle est aussi à l'orgue, en plus de sa basse électrique. De son côté, Philipp Schlotter, dont je ne sais quasiment rien, joue sur ce premier disque avec Martina du synthétiseur et de l'orgue. L'album a été enregistré en quatre jours dans le village suisse de Matt qui a donné son nom à l'album.

   La première et plus longue pièce avec plus de quatorze minutes, "Unruhe", est fondée sur le système dodécaphonique. Elle juxtapose à intervalles réguliers des notes tenues, mêlant orgue d'église et synthétiseur. C'est une composition hiératique, austère, tout à fait hypnotique à la longue, dans cette alternance de notes, de niveaux sonores, que rien ne vient déranger. Aussi le titre "Unruhe" (agitation, trouble) peut-il sembler paradoxal. L'agitation est toute intérieure, les notes tenues se développant en ondulations, vaporisations luminescentes. Le trouble peut aussi évoquer la réaction de l'auditeur à cette écriture minimale et à l'atmosphère désolée qui en résulte. C'est en tout cas d'une beauté terrible.

   Les titres 2 et 4, "LFO1" et "LFO2", pour drone d'orgue et synthétiseur, superposent ou alternent les deux sources dans un tissage serré de variations. Tous les sons semblent courbes, pris dans une infinie giration trouble, donnant l'impression d'une descente en apesanteur, au bord de la dématérialisation, de la dissolution. Ce sont deux fascinants lamentos crépusculaires pour une fin des temps. "Gallia" (titre 3) et "Frachter"(titre 5), pour orgue et basse électrique préparée, sont basés sur le même enregistrement, joué des vitesses différentes. Alors que les autres pièces n'avaient pas d'aspérité, celles-ci paraissent plus fracturées, avec des sons plus rugueux, bruts. "Gallia" évoque une musique industrielle ralentie, aux angles un peu émoussés, comme une machine atteinte de pneumonie, peinant à réaliser sa tâche. "Frachter", plus brutal dans ses profondeurs grondantes, se fait franchement inquiétant, dialogue implacable entre l'orgue et la basse qui en viennent à se confondre presque dans les abysses, musique funèbre pour l'ouverture des sépulcres lors d'une épaisse nuit.

Une musique expérimentale étrange et noire, d'une sévère beauté.

Paru fin septembre 2023 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 5 plages / 39 minutes environ

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Publié le 15 Novembre 2023

Nicolas Thayer - in:finite
Nicolas Thayer - in:finiteNicolas Thayer - in:finite

   La musique d'un spectacle de danse contemporaine, commande du Skånes Dansteater, sur trois albums. Né à Londres et installé aux Pays-Bas, Nicholas Thayer a déjà réalisé d'autres pièces pour la danse contemporaine et des ballets. Il a étudié le violon et le piano dès l'âge de quatre ans, découvert le rock à douze ans, puis la musique électronique du milieu des années quatre-vingt dix. Ses premières réalisations se caractérisaient par le goût des bruits forts, des lumières vives. Dorénavant, il crée un monde de connections proliférantes, en perpétuel devenir, où les opposés collaborent. Selon les morceaux, on entendra le violoncelle de Mikko Pablo, les voix de Milda Deltuvaite, Aurélie Journot, Emma Gregory et Galya Sky, avec une large prédominance de l'électronique qui les englobe, les retravaille jusqu'à l'incorporation plus ou moins complète. Chaque titre renvoie, constitué toujours sur le modèle "on + participe présent en -ing", à une sorte de sujet, de territoire, ou plutôt d'atmosphère, je crois, ou encore à la gestuelle des danseurs ("on stretching", par exemple).

in:finite 1, comme les deux disques suivants, propose cinq "facettes", cinq manières d'envisager la connectivité. "On refracting", c'est un monde de respiration sous-marine traversé de battements rapides, de collisions sales, marqué par un rythme très syncopé, sorte de trip-hop minimal inquiétant. "On carrying" lui oppose des voix angéliques transcendant un balbutiement électronique de glitchs et micro-craquements. On retrouve toutefois l'impression d'une respiration difficile dans un milieu liquide, mais le contexte est tout autre, d'ailleurs ponctué par des bols chantants à longue résonance. Après une quasi angoisse, une magnifique sérénité, merveilleuse. Nicholas Thayer nous promène dans des mondes différents grâce à sa palette d'horizons sonores. "On deeping" s'enfonce dans l'étrange, avec des sortes d'appels, des frémissements et des trépidations, une percussion sèche et rapide. Pièce exotique, foisonnante, traversée d'énormes courants. Le violoncelle y dessine quelques arabesques majestueuses, comme le prélude à une cérémonie secrète. "On oiling" gargouille dans les eaux troubles un message perturbé par des surgissements insolites, des changements soudains de tension, dessinant  un voyage dans des ondes amplifiées et déformées. Selon un principe non énoncé de contraste, "on reflecting" joue sur les rencontres harmoniques jusqu'à faire frissonner les textures, fracturées et syncopées dans un palais de miroirs qui les adoucit pour donner une petite musique féérique adorable...

    Le début d'in:finite 2, "on stretching", mêle intimement musique traditionnelle orientale et approche contemporaine. Rythmes indiens et cordes suaves en glissendos dissonants, avec une coda mystérieuse, lointaine. "on mourning" propose une vision non conformiste du deuil : la déploration se fait rythmes lourds accompagnés de claquements sonnants comme des applaudissements. Le deuil est de fait transféré sur le titre suivant, "on floating", thrène envoûtant où violoncelle et voix sont au premier plan. Ce disque semble indiquer un parcours, de la mort à la vie renaissante. Le quatrième titre, "on embodying" (sur l'incarnation) n'indique-t-il pas un après du flottement post-mortem ? Le violoncelle, quasiment en solo, chante une liberté nouvelle, le plaisir de bouger dans un corps. Au centre de ce vaste ensemble, la musique s'est dépouillée de ses aspects les plus contemporains, évolue dans une ambiance médiévale ou renaissante. "on being" marque le sommet mystique d'in:finite. Voix archangéliques, éthérées, frissonnement de textures, une communication s'établit avec un au-delà envoyant un message sous forme de traînée électronique qui suscite l'adoration des voix. C'est vraiment superbe.

   Le troisième disque multiplie les perspectives, mêlant les styles dans un brassage audacieux. En ouverture, l'étonnant "on variegating" (sur la diversité) donne le ton, emportant le violoncelle dans une comète électronique agitée de vagues puissantes, puis c'est un passage apaisé aux fines splendeurs, une techno électronique de toute beauté se métamorphosant en grandiose et douce pulsation. Autre sommet de ce triptyque que ce titre d'un peu plus de huit minutes (c'est le plus long). "on growing" est tout aussi hybride, piqueté de glitchs, soulevé par une force inlassable qui fait craquer les textures, avec le violoncelle tendu vers le ciel obstrué. Impressionnant ! "on searching" est déchiré entre la suavité du violoncelle et la vivacité rythmique des frappes électroniques percussives, se frayant une voie dans un univers coloré, diffracté, un énorme ronronnement harmonieux se résorbant en petites touches délicates. À la toute fin, ce sera la pluie, "on raining", la pluie venue des temps lointains, accompagnée de sourdes et grondantes percussions, pour une danse médiévale transfigurée par des transparences, des trouées cristallines, dans un ballet réconciliant le passé avec le présent, avec une brève fin apocalyptique digne des meilleures musiques électroniques d'aujourd'hui. Tout finit par se fondre dans les sinuosités mélodiques de "on melting", dont naît un nouveau chaos saturé de textures agitées menant à une déflagration et à une courte apothéose symphonique.

   Un magnifique parcours ! Une belle rencontre entre violoncelle, voix et électronique. L'utilisation des synthétiseurs m'a fait plusieurs fois penser à Jonathan Fitoussi, auquel je vais m'intéresser à nouveau dans un prochain article.

Mes titres préférés (mais tout est excellent  : 1) "on variegating" (disque 3, titre 1)

2) "on deeping" (disque 1, titre 3

3) "on floating" (disque 2, titre 3) / "on being" (disque 2, titre 5) / "on growing"(disque 3, titre 2) / on carrying" (disque 1, titre 2)...

Trois disques parus respectivement en juillet, août et septembre 2023  chez Oscillations Music (Londres, Royaume-Uni) / 3 disques // 5 plages pour 23 minutes -- 5 plages pour 21 minutes -- 5 plages pour 27 minutes

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Publié le 26 Septembre 2023

Eve Egoyan + Mauricio Pauly - Hopeful Monster

  Je connais la pianiste canadienne Eve Egoyan depuis ses interprétations du cycle Inner Cities d'Alvin Curran et de la musique de sa compatriote Ann Southam. Je sais qu'elle n'a peur d'aucune audace, d'aucune aventure. Et en voici une belle, risquée, avec Mauricio Pauly, compositeur et musicien anglais, né au Costa Rica, désormais installé à Vancouver. La simple revue des instruments utilisés par le duo donnera déjà la mesure du dépaysement probable. La pianiste joue certes d'un simple piano acoustique, mais augmenté par la manipulation d'un piano modélisé et par des échantillons acoustiques ; elle utilise aussi sa voix, pas seulement pour chanter ! Mauricio Pauly manipule des échantillons et des traitements électroniques en direct, joue de la chromaharpe (une sorte de cithare) désaccordée et d'un ensemble de percussions (sous réserve, traduction de "drum bundle").

   Le disque comporte dix pièces, entre deux minutes trente et un peu moins de neuf minutes. Je considérais au début les premières comme des mises en oreille, entre free jazz et musique expérimentale. Très vite cependant, et déjà dans le premier titre "Spore", le disque prend une autre envergure, devient l'exploration de continents sonores d'une fascinante étrangeté. Indéniablement, le disque s'inscrit dans la lignée ouverte par les pièces pour piano préparé de John Cage. Seulement, il ne s'agit pas d'un piano seul. On entend souvent plusieurs instruments en même temps grâce aux traitements, et tous sont plus ou moins affectés d'une augmentation, d'un déréglage  sonore, ils dérapent vers l'inconnu, si bien qu'on est tout surpris, émus même quand le piano redevient le piano qu'on connaît. Sans cesse, la musique s'échappe, s'engage dans des chemins imprévus. Le piano ouvre un labyrinthe, un palais des échos et des distorsions. Des sources surgissent, ruisselantes, ou bien grincements et frottements nous mènent avec le piano martelant, comme dans "Dive", dans une forgerie de cristal. "Braid", orchestral et polyphonique par moments, laisse planer une atmosphère inquiétante, drones à l'arrière-plan et paquets foisonnants de tresses (l'un des sens de "braid") tordues, de glissendos résolument hors des clous de la gamme, comme des loups tournant en guimauve. "Dialing with abandon" poursuit l'amollissement des sonorités, et monte peu à peu la voix d'Eve, démultipliée, dans ce concert purifié par la plus pure fantaisie sonore, loin des règles anciennes : s'élève alors une curieuse ode fragile, soutenue par le piano en apesanteur et des drones légers. Moment d'une grâce indicible !

    Tout est devenu possible, les amarres larguées. "Stilled Shadow", si sobre, si calme, ménage une plage méditative, travaillée par de profonds remous : nous sommes ailleurs. La seconde partie peut commencer ! "Single spore flexing gently" réaffirme la torsion à l'œuvre dans tous les sons : échos courbes, glouglous et bondissements rythmiques, c'est une dévastation tranquille, une table rase. La folie semble s'installer dans "Agree no frown" : percussions déchaînées, voix mêlées, pour une cacophonie euphorique tournant aux hoquets hagards ! Après ces rivages difficiles parfois pour l'auditeur, il faut le dire, nous abordons sur trois terres splendides, trois pièces assez longues entre six minutes trente et presque neuf minutes. On respire, on écoute ces chants extatiques, le grouillement percussif d'un monde lointain, de nouvelles harmonies subtiles. Là tout est miroitements, surgissements translucides, feuilletages en vrilles. Là règnent les illusions, vaporeuses ou puissantes, les cordes qui sonnent comme des instruments asiatiques frémissants d'inflexions désaccordées. Le neuvième titre, "Height", est sans doute le chef d'œuvre de l'album, d'une magnificence somptueuse dans ses dérapages incessants qui donnent l'impression de voix démoniaques surgies des profondeurs. "Effort grind braid", après un début chaotique, inaugure une musique post-industrielle proliférante, répétitive, dans laquelle le piano augmenté monte à une incroyable puissance dans une atmosphère découpée par une rythmique erratique, avant de nous ramener au piano presque "pur" dans des méandres élégiaques assez émouvants.

   Il faut avoir confiance en ce « monstre plein d'espoir », lui passer ses moments les plus "destructifs", car il recèle des beautés inouïes. Eve Egoyan et Mauricio Pauly, plus que des musiciens, interprètes ou compositeurs, sont des créateurs d'univers sonores, à l'arraché de l'aventure.

Paraît le 6 octobre 2023 chez No Hay Discos (Montréal, Canada) / 10 plages / 57 minutes environ

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