Publié le 23 Juillet 2015

Michael Mizrahi - The Bright Motion

   Le pianiste Michael Mizrahi, un des membres fondateurs de l'Ensemble NOW,  a rassemblé dans ce disque paru en 2012 des pièces pour piano solo composées entre 2008 et 2011, certaines composées spécialement pour le pianiste, et deux pour cet album. Il précise dans le livret que, si le piano a pu sembler moins en faveur à la fin du vingtième siècle - ce qui me paraît assez discutable - il a retrouvé toute sa place, paraissant particulièrement apte à servir les nouvelles musiques, ce à quoi les lecteurs de ce blog ne peuvent qu’acquiescer en raison du nombre d’articles consacrés à la musique contemporaine pour piano dans ces colonnes.
   "Unravel" (2010) de Patrick Burke joue avec une cellule de trois notes répétées, reprises en écho, prolongées d'arpèges qui s'effilochent en belles traînées brillantes, tournent et cascadent jusqu'à ce que des notes graves reprennent le fil, donnent à la pièce une forte allure tout en contrepoints martelés entre aigus et graves. Une chevauchée haletante se développe, puissante, pour revenir au motif initial, repris en boucles avant une résolution lumineuse et calme. Je ne sais pas pourquoi, n'ayant pas avec moi mes disques, l'atmosphère m'évoque celle des compositions de Peter Garland. Un beau début de disque, en tout cas !

   "Computer waves" (2011) de William Britelle, compositeur de musique électro-acoustique installé à Brooklyn, est une sorte de mouvement perpétuel très animé, virtuose, une série de vagues qui se résorbent en goutelettes avant une accalmie, un ralenti élégiaque, puis une reprise énergique et syncopée.

   Le titre éponyme de Mark Dancigers (Extraits de ces œuvres ici), en deux parties (2007 pour la II, 2011 pour la I), est à mon sens le sommet de l'album, le plus long aussi avec plus de dix-huit minutes. La première est vaporeuse, aérienne et gracile, mais les graves et les mediums la rendent plus sérieuse, rêveuse. Des accords arpégés se succèdent, tantôt dans les aigus, tantôt dans les autres registres. Jeux d'eaux subtils, frémissants, qui élèvent une muraille de plus en plus impressionnante d'où s'échappe ensuite une sublime mélodie. On revient au thème initial, approfondi, décanté, avant une nouvelle avancée mélodique solennelle et magnifique, plusieurs fois reprise et prolongée d'un friselis délicat dans les aigus. "The Bright Motion I" est décidément une splendeur. La deuxième partie ne déçoit pas. Commencée sur le friselis de la première, elle avance d'abord par une série d'hésitations, prend une tournure presque orchestrale, écartelée entre des aigus virtuoses et des basses profondes, en un long crescendo qui cède la place à un moment plus calme, facétieux dans les aigus, mais aussi à nouveau puissant dans les médiums : éblouissant moment de piano qui, comme par une pirouette, nous dépose sur le sable de nos rêves enfouis.

   Premier mouvement en écoute ci-dessous :

   Les "Four pieces for solo piano" de Ryan Brown sont quatre quasi miniatures explorant surtout le registre aigu du piano, avec quelques incursions dans les médiums. Petits bijoux surprenants, prenants, qui tirent des feux d'artifice délicats, amusants, dansants même. Il y a beaucoup d'humour dans ces piécettes aussi rafraîchissantes que mystérieuses !

   "Faux Patterns" (2010) de John Mayrose se situe quelque part entre Morton Feldman et William Duckworth, gravitant gravement autour de deux notes dans une atmosphère brumeuse. Moment magique, hors du temps...

  Le programme se termine avec la "First ballade"(2008) de Judd Greenstein, membre actif de l'Ensemble NOW. Une cellule répétée de quatre notes bute sur une note isolée, tenace, s'augmente et se fragmente : tourbillons, les graves se déchaînent, les médiums cavalcadent, la pièce coule alors avec une belle évidence, se développe en une longue phrase mélodique colorée, animée de grondements sourds, aérée par des moments plus doux avant de reprendre un cours labile et de se résoudre en quelques calmes accords.

   Un très beau programme pour se réconcilier avec la musique contemporaine, beaucoup plus audible qu'on ne le dit quand on prend le temps de sortir des chapelles "intégristes" qui ont tant fait pour sa déplorable image.

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The Bright Motion, paru  en 2012 chez New Amsterdam Records / 10 pistes / 52 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute sur bandcamp (où l'on ne trouve que la version numérique à télécharger ; pour le vrai cd, passez par les plate-formes habituelles, le disque est disponible) :

Le pianiste Michael Mizrahi

Le pianiste Michael Mizrahi

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Publié le 15 Juillet 2015

Michael Vincent Waller (2) : Douze pièces faciles pour piano
Michael Vincent Waller (2) : Douze pièces faciles pour piano

   Parus respectivement en février et septembre 2014, ces deux albums numériques feraient idéalement un beau cd de piano, douze pièces pour 41 minutes ; mais rien ne semble prévu pour le moment, il faut se contenter du seul double cd de Michael Vincent Waller édité, The South Shore. C'est d'ailleurs en me documentant pour critiquer cet album que j'ai découvert la musique pour piano solo de ce jeune compositeur new-yorkais.

   Five easy pieces m'a conquis d'emblée. La première pièce, L'Anno del serpente présente une mélodie lumineuse, avec en contrepoint une ligne de basse montante. C'est une belle montée coupée par des mesures interrogatives, une ascèse joyeuse avec des moments introspectifs magnifiques soulignés par les graves en miroir. Le thème initial est repris et varié deux fois, menant l'auditeur jusqu'aux rivages émouvants de l'inconnu. Dans sa limpidité, c'est une pièce inoubliable. "Ninna Nanna" est une pièce tintinnabulante hypnotique qui devrait plaire beaucoup à Melaine Dalibert. D'un minimalisme radical, elle semble léviter sur place, nous laissant chaque fois sur le seuil d'on ne sait quoi, puis le rythme s'accélère, on est dans un vortex, mais la dernière phase reprend le thème sur un rythme un peu plus lent, impavide, sonnant une incessante éternité. Les troisième et quatrième pièces, "Per Terry e Morty I & II" sont un double hommage à Terry Jennings et Morton Feldman. En I, la main droite égrène ses notes une à une tandis que la main gauche lui répond par des groupes de trois graves avant de laisser la droite continuer son chemin pour lui répondre dans les mediums cette fois dans un fascinant jeu de croisements. En II, l'attaque est forte, les graves martelés soulignant une mélodie au parfum discrètement orientalisant qui revient en boucles insistantes, prolongées par des échappées dans les graves extrêmes tandis que le rythme se ralentit avant qu'une ultime variation ne dépayse la mélodie. Ce cycle s'achève avec "Acqua santa", interprété par Jenny Q. Chaî (les quatre premières l'ayant été par Megumi Shibata). Pièce mystérieuse, solennelle, qui se déploie avec une décence grave, jouant des ralentis et des accélérations de manière imprévisible. Mystère de l'apparition de l'eau, calme ou impétueuse, épaissie de reflets, traversée de courants qui la répandent, diverse et même pourtant comme le dit le retour final au premier surgissement.

    Cinq pièces qui vont droit à l'âme, ou à ce qui en nous appelle la fraîcheur d'une profondeur.

   Les sept miniatures de Seven easy pieces ne sont pas moins réussies. Interprétées par Marija Ilic, elles ont une beauté gracile et forte à la fois qui les fait aimer tout de suite. "Return from the Fork", la III placée en première position, suit une ligne descendante hésitante avant d'être confortée par de brefs forti et des poussées loquaces, se ramifiant à chaque bifurcation, plus savante que ne le laisse croire son apparente simplicité. "Vocalise", la II, bondit, virevolte sur des graves, s'étourdit dans une danse qui prend les allures d'une transe brusquement cassée par un retour à plus de sagesse. C'est délicieux et un brin malicieux ! "Golden Fourths" suit son chemin rapide dans les aigus, s'échevèle sur une ligne de basse obstinée. "Couplet", la IV, revient à une tonalité plus grave, plus lente, mais elle est parcourue de frissons rapides comme une eau effleurée par le vent. "Drops of Light", la V, est digne de son titre, égrenant chaque note comme un goutte de lumière sur un fond de notes graves et lentes, puis tournant autour de certaines d'entre elles. "Requests", la VI et la plus courte, est une série d'arpèges glissants comme des interrogations facétieuses. Enfin, "Octogonal Etude", la VII, joue de quasi dissonnances par le contraste répété entre un court bloc mélodique de trois notes et sa réponse par quatre notes voilées d'un halo d'harmoniques, suivies à deux reprises d'un court développement rapide.

  Deux cycles magnifiques où chaque pièce est comme l'offrande d'un secret simple et sacré.

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Five easy pieces et Seven easy pieces, seulement téléchargeables sur bandcamp, parues  en 2014 / 5 et 7 pistes / 41 minutes

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- puis les sept miniatures de Seven easy pieces, interprétées par Marija Ilic :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 6 Juillet 2015

Yannis Kyriakides (4) - Resorts & Ruins

   Resorts & Ruins, sorti en 2013, rassemble trois créations sonores alliant chant ou texte dit, ces voix se rattachant à la tradition chantée orientale (turque, chypriote) ou occidentale (opéra baroque), et électronique. Je continue donc mon exploration des univers de Yannis Kyriakides et Andy Moor, le premier ici en solo comme pour l'article précédent. Je précise que je ne rends compte que de la dimension sonore fixée sur le disque, aucunement des installations qui les accompagnent.

   "Covertures" est une série de trois portails introducteurs placés en position 1, 3 et 5 de l'album, trois murs de sons  créés pour le pavillon néerlandais à la Biennale de Venise de 2011. Il s'agit de surimpressions sonores de fragments figés de l'opéra de Monteverdi Le Couronnement de Poppée, de sons de foules liés à un opéra devenu imaginaire et de sons électroniques - claviers proches ou lointains, drones. "Coverture I" est sectionné par la voix féminine d'Ayelet Harpaz annonçant "Open" et "Close" à intervalles indéterminés. L'effet est celui d'une distanciation radicale, d'une étrangeté absolue. Comme des trous de mémoire qui décousent la trame rassurante pour faire flotter les débris rémanents au gré d'un caprice supérieur. "Coverture II" prend une allure plus ambiante, avec une texture épaissie, une continuité retrouvée. L'auditeur est propulsé dans la foule elle-même fondue dans une masse de sons électroniques en allée vers un autre monde. Un orgue transcende un moment le tout, puis la matière sonore se raréfie, on entend des oiseaux, des voix très lointaines ; on attend la suite, puisque ces portails sont des intermèdes.

   "Covertures III" renoue avec "Coverture II", donnant à l'album une circularité, une unité. L'allure de la pièce est grandiose, à la Tim Hecker d'un certain point de vue, mais avec le retour de la voix féminine qui découpe la matière avec ses ordres sibyllins. Entre les plages de ce triptyque prennent place les deux grandes compositions de l'album, respectivement de presque trente-et-une et plus de vingt-et-une minutes. 

   "Varosha (Disco debris)" est une pièce sur la mémoire, titrée d'après une banlieue touristique de la ville chypriote de Famagouste, envahie par l'armée turque dans le courant de l'été 1974, et depuis devenue une ville fantôme. Or, le jeune Yannis, âgé de presque cinq ans, se trouvait dans cette ville au moment des événements. Il se souvient avoir entendu les sirènes, s'être réfugié dans les sous-sols de l'hôtel, s'amusant à dessiner des images sur le sol de béton. La pièce associe la voix d'Ayelet Harpaz, voix du destin énonçant la suspension des activités - voix qui se creuse, fantomatique - aux sirènes, à des battements quasi cardiaques, des échantillons de musique disco en vogue dans les hôtels touristiques de l'époque, et toutes sortes de bruits parasites d'origine difficile à préciser. Il en résulte une fresque (é)mouvante, une exploration musicale des mystères de la fabrique mémorielle. Ce grand collage sonore prend les allures d'une hallucination composite dans le labyrinthe disloqué du Temps, avec des moments de décollage vertigineux, des échouages sur des plages surexposées. Tout est comme suspendu entre Vie et Mort, naît et meurt, renaît, se recompose. Le dernier tiers devient ainsi un hymne paradoxal à la perdition, seule voie pour renouer quelque peu avec un passé décomposé.

   "The One hundred Words", d'après un ancien terme populaire chypriote, "Ekatologia", travaille à partir de deux lignes d'un couplet  probablement issu d'un chant de mariage. Le sens des mots, toutefois, n'est jamais audible, car ils sont vocalisés par le compositeur ou vaporisés dans le travail sonore, si l'on peut dire. L'auditeur est confronté à une tapisserie infra-vocale envahie par des bruits divers, des bribes de chant aux accents religieux : ruines de mots, ruines de mélodies. Je comprends la démarche, mais l'auditeur, me disent mes oreilles, n'y trouve pas toujours son compte. Le concept ne suffit pas à faire vivre l'œuvre, même si la folie de certains passages est assez réjouissante.

   Les acheteurs du Cd trouveront une série de six petites cartes postales sous le titre de Golden seaside / Souvenir of Famagouste conçues par Isabelle Vignier. La couverture de l'album est l'une d'entre elles.

   Un disque pour les amateurs avertis !

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Resorts& Ruins, paru chez Unsounds  en 2013 / 5 pistes / 73 minutes

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au disque

- le site personnel de Yannis Kyriakides

- mon article consacré au disque Rebetika de Yannis Kyriakides et Andy Moor

- mon article consacré au disque Folia de Yannis Kyriakides et Andy Moor

Deux des cartes postales d'Isabelle Vigier
Deux des cartes postales d'Isabelle Vigier

Deux des cartes postales d'Isabelle Vigier

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques