Theo Bleckmann, voix d'outre-ici et d'ailleurs
Publié le 24 Mars 2015
Né à Dortmund en 1966, Theo Bleckmann s'est fixé aux États-Unis à partir de 1989. Il est devenu citoyen américain en 2005. Chanteur et compositeur, c'est un musicien éclectique, aussi à l'aise dans le répertoire du jazz, du cabaret, des mélodies de Charles Ives, ou encore des compositions vocales de Meredith Monk, avec laquelle il a travaillé pendant quinze ans en tant que membre de son ensemble. Il a à son actif de nombreuses autres collaborations qui témoignent de sa grande curiosité. Parmi elles, celle avec Fumio Yasuda, pianiste et compositeur japonais qui a travaillé notamment avec le célèbre photographe Nobuyoshi Araki. Ils ont enregistré ensemble plusieurs disques, dont Berlin, sorti en 2007 : ce sera l'objet de la première partie de cet article. La seconde sera consacrée à un projet solo entièrement vocal, anteroom, sorti en 2005. Deux coups de cœur pour des disques déjà anciens, mais qu'importe, vous me connaissez : ils valent toujours le détour !
Berlin est une anthologie de chansons de cabaret aux musiques signées par les deux grands noms : Hans Eisler (majoritairement), Kurt Weil, bien sûr, mais on y rencontre Micha Spoliansky ou encore Michael Jary, sur des textes de Bertold Brecht le plus souvent, mais aussi du poète Johannes Robert Becher. Theo Bleckmann présente en plus, sur des compositons personnelles, quelques textes de Kurt Schwitters. C'est un régal de bout en bout. Les arrangements de Fumio Yasuda sont raffinés, élégants. Le chant de Theo est suave, subtil, mais sait être âpre, distancié. C'est à une véritable recréation de l'univers d'Eisler et Weil que nous invite Theo Bleckmann. Si on la compare avec l'interprétation, magistrale, de Dagmar Krause dans les deux disques formidables que sont Supply & Demand (1986, Hannibal Records) et Tank Battles (1988, Island Records), on se dit que Theo, qui tire parfois les compositions vers la musique contemporaine, en fait des lieder plus intemporels, souligne en tout cas leurs audaces. C'est particulièrement évident sur "Das Lied von Surabaya-Johnny", tube de cabaret qu'il se plaît à casser, à subvertir avec un évident plaisir en y introduisant des phases lentes. La voix gouaille, étincelle, émeut, s'étire...Sa diction impeccable, claire et douce, transfigure le texte, magnifie la langue allemande comme rarement.
"Bitte der Kinder", musique de Paul Dessau, n'est pas si éloigné de l'école de Vienne. Qu'on écoute les violons sur "Als ich dich in meinen Leib trug", pizzicati tandis que la voix chavire, dissonnants tandis que la voix chantonne : titre d'une étonnante modernité. Car j'allais oublier les deux violons, l'alto de Caleb Burhans (du duo itsnotyouitsme), le violoncelle de Wendy Sutter, qui a joué avec Philip Glass ! Du beau monde !
La fin de l'album est plus splendide encore, avec "Über den Selbstmord" et deux compositions de Theo pour des textes de Kurt Schwitters, sur lesquelles il joue de sa voix de manière éblouissante, et une renversante version de "Lili Marleen" de Norbert Schultze, où la voix est doublée par un chant sublime en fond, qui n'est pas sans rappeler...le second disque dont je souhaite vous entretenir.
En attendant , une version en concert de "Lili Marleen":
anteroom, paru deux ans avant Berlin, contient le titre éponyme de quarante-huit minutes auquel la version de "Lili Marleen" emprunte la démarche. C'est un pur chef d'œuvre de musique ambiante et post-minimaliste, avec des passages complètement reichiens, animés de la pulsation reconnaissable de Steve. Theo Bleckmann n'utilise que sa voix, démultipliée par les multi-pistes, déformée par des systèmes de retardateurs, de boucles, pour créer un opéra fabuleux, quelque part entre les Canti Illuminati d'Alvin Curran et les chants de gorge extrême-orientaux. Musique majestueuse, sublime, éthérée, qui remplit l'espace sonore, le fait onduler. Elle s'enfle, se creuse, renaît chargée de traînées harmoniques, gigantesque mantra toujours varié, antichambre en effet d'un arrière-monde plus vertigineux encore, en somme promesse d'une beauté incommensurable,
Je ne m'explique pas pourquoi une telle composition, extraordinaire, n'a pas fait l'objet d'articles, de revues. En dehors des deux extraits sur Youtube, du site de Theo et de mentions sur les plate-formes de vente de disque, il n'y a rien ! Alors que fourmillent les rumeurs insipides, les potins mesquins, les commentaires minuscules de la moindre intervention d'un homme politique ou d'un artiste à la mode, rien sur ce MONUMENT de la musique vocale d'aujourd'hui...Triste Internet, phagocyté...
Un grand merci à Timewind pour la découverte d'anteroom !!!!
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Berlin, paru chez Winter & Winter, 2007 / 23 titres / 77 minutes
anteroom, paru chez traumton, 2005 / 2 titres / 56 minutes
Pour aller plus loin :
- le site de Theo Bleckmann, qui a signé depuis un autre disque consacré à Kurt Weil et l'Amérique sur le lable ECM.
- un extrait de anteroom en public. Le son ne me paraît pas fameux, hélas. Puis l'intégralité de ce chef d'œuvre...
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 août 2021)