Radiohead / Portishead : les voix déchirées des anges nus.
Publié le 11 Mai 2008
Je le sais, j'arrive après la bataille, tout a été dit sans doute, et j'en vois qui s'inquiètent du rapprochement que semble annoncer le titre. Quoi, comparer le groupe phare d'une pop électronique, expérimentale, avec les rois du trip-hop ? Loin de moi cette audace...
15 step, le premier titre de In Rainbows, commence sur le constat d'une dysharmonie: "You used to be allright / What happened ? / Did the cat get your tongue ? / Did your string come undone ? ", la voix mâchonne les mots sur fond de boîtes à rythmes qui semblent presque déréglées, livrées à elles-même, puis la guitare intervient, la mélodie se construit, tout roule trop bien, et ça bascule heureusement avec l'irruption des claviers et quelques choeurs discrets d'enfants en salves joyeuses, la chansonnette est devenue musique haletante, envolée vers l'ailleurs. C'est l'alchimie Radiohead, qui bouscule les schémas convenus et crée tant de malentendus : ce ne sont plus de simples chansons ronronnantes, ce sont des confidences, des cris rentrés, des aveux, des coq-à-l'âne qui appellent une musique en perpétuelle transformation, épousant les méandres intérieurs. " I am trapped in this body and can't get out", entend-on dans le titre suivant, Bodysnatchers, qui commence roguement sur des guitares enrouées, rock lourd, saturé que vient éclairer au bout de deux minutes une guitare lyrique, tout s'allège et se décante un bref moment avant le retour de la rage impuissante, l'aveu final, "I'm a lie". Après un début éthéré, Nude est une confession désenchantée, à voix nue en effet, entre guitare, percussion tic-tacante et claviers lointains, choeurs d'anges en sourdine : " So don't get any big ideas / They're not gonna happen / You'll go to hell / For what your dirty mind is thinking." Pas d'avenir pour la pensée, retour de l'obscurantisme : penser est sale, penser c'est pécher. Haro sur les intellectuels ! Mieux vaut plonger vers les étranges poissons du fond de l'océan, là où tes yeux "turn me into phantoms", nous dit le titre suivant, chanson calme, guitare et voix, percussion, puis jeux d'échos, eaux troubles des claviers, lente coulée vers l'insoutenable, "I get eaten by worms and weird fishes", appels et dépression avant la remontée inespérée, les lumières qui pulsent, "I hit the bottom and escape" : c'est Weird fishes / Arpeggi, premier point culminant de l'album, la musique qui sauve des abysses, des cauchemars. Dès lors, l'album est comme transfiguré, affirmation de l'être en tant que manque, de son besoin impérieux de lumière. " I am the next act waiting in the wings / I am an animal trapped in your car", affirmations qui ouvrent All I need, ce curieux credo, crescendo qui explose, écartelé par une image ambivalente de l'autre "s'all wrong / s'all right". Faust Arp surprend alors par ses arrangements de cordes, sa grâce aérienne liée au surgissement d'images surréalistes, à l'euphorie amoureuse : " I love you but enough is enough / (...) / There' no real reason". L'amour est sans raison...la séparation ne s'explique pas non plus, dira le titre suivant, Reckoner, romance sucrée qui plaide non coupable pour l'aimée : " You are not to blame (...) / Because we separate like ripples on a blank shore". House of cards, contre l'évidence, réclame l'amour plutôt que l'amitié, aveu déchiré de déni sur une rythmique butée, conscient que " The infrastructure will coillapse". Jigsaw falling into place, dans cette perspective, dit le désir panique du retour, le rythme se précipite, les guitares hurlent avec la voix qui clame, mais " words are blunt instruments"...Et c'est le chef d'œuvre qui clôt l'album, le referme vraiment, Videotape : introduction au piano, la voix nue du désespoir, chant d'adieu, percussions en courtes rafales et chœurs, le murmure qui se perd, le piano qui poursuit obstinato en boucles et les percussions claudicantes qui traînent la patte, ô cette admirable coda, le sublime après la mièvrerie frôlée si souvent, les affleurements du désespoir, les désirs d'arc-en-ciel...
Il faut cesser de déchiqueter les vrais albums ! Un morceau n'a de sens que dans son contexte. In rainbows est inégal, c'est sûr, et tel titre pris isolément peut sembler faible. Mais cette musique raconte une histoire, c'est un voyage sentimental d'aujourd'hui, l'odyssée banale et bouleversante d'un être en quête d'amour qui finit par se replier sur une cassette vidéo : "When I'm at the pearly gates / This'll be on videotape / My videotape / When Mephistophilis is just beneath / And he's reaching to grab me " L'autre ne s'atteint que dans le média : " You are my centre when I spin away / Out of control on videotape (...) This is my way to say goodbye / Because I can't do it face to face ". Prenons le temps, écoutons la musique, écoutons la voix, les mots, le tout, avant de juger, de jauger à l'aune réductrice de l'apport supposé du disque à l'avancée de la musique. C'est du beau travail, modeste, vrai, et c'est déjà beaucoup !
Il me reste peu de temps pour parler de Third, troisième album de Portishead, plus de dix ans après l'album éponyme, chef d'œuvre, diamant noir de ce qu'on a appelé le trip-hop. L'aspect mystérieusement incantatoire, tournoiements et miaulements inquiétants, diaboliques, tout cela a tendance à disparaître, sauf sur le magnifique dernier titre, Threads, qui réunit les deux époques, au profit d'un son plus industriel, de percussions implacables comme dans We carry on ou Machine gun au titre évocateur. La guitare se fait plus sobre, acérée, les scratchs ont disparu (?), mais Beth Gibbons est là, plus émouvante que jamais, son chant sur la corde sensible, fragile et forte entre les massifs percussifs. Un album puissant, impressionnant, sombre et déchiré qui signe une véritable renaissance : à l'évidence un des grands disques de l'année.