Daniel Palomo Vinuesa : Musique libre pour homme approximatif.

Publié le 9 Mai 2008

Daniel Palomo Vinuesa : Musique libre pour homme approximatif.
     J'ai découvert Daniel Palomo Vinuesa en écoutant le dernier disque d'Imagho (cf. article du 17 mars 2008), sur lequel il joue du saxophone. La liste d'influences revendiquées rend à l'avance caduque toute catégorisation pour enfermer ce musicien imprévisible, qui, avec son second opus, L'Homme approximatif, sorti en juin 2006 dans la collection Signature de Radio France, fait un magnifique pied de nez à tous les sectaires. Album généreux de plus de soixante-dix minutes, il se présente comme une galerie de portraits musicaux de savants connus comme Darwin, Galilée, Pythagore ou Poincaré, nettement moins connus comme Nikola Tesla, inventeur d'origine croate mort aux États-Unis, dont le rôle fut important dans le domaine du courant alternatif, le Docteur Wade pour sa théorie sur l'onde Méga, anonymes comme "L'Homme Médecine" évoqué par le titre sept, le tout encadré par un "Avant" et un Après", et ponctué par des plages sans rapport apparent avec ce fil scientifique. Nul besoin toutefois de connaître vraiment les théories des uns et des autres pour apprécier ce disque d'une liberté, d'une légèreté grave qui nous surprend comme une aventure à chaque nouvelle plage : électro-jazz, musique contemporaine, électronique, expérimentale, post-rock, les étiquettes valsent, restent une fraîcheur et une inventivité constantes, non dénuées d'un humour "zappien". L'homme est approximatif, nous dit le titre en forme d'hommage à Tristan Tzara, - poète libre s'il en fut, comme le sont l'univers et le chaos, pi et tous les nombres innombrables, la géométrie même dans la suite des théories qui s'affrontent et se contredisent. D'où cette musique qui déjoue les attentes, se métamorphose, se troue d'interstices parfois, n'en finit pas de se perdre dans l'immense avant-dernier morceau, "Poincaré", longue trajectoire incertaine vers le silence jamais atteint. Si le premier titre sonne d'abord très jazzy, avec le saxophone en avant, très vite on quitte les rivages familiers, des voix se mêlent aux percussions, la programmation Orion apporte ses sonorités synthétiques. "Tesla", le titre deux, prend les allures d'une incantation étrange, hantée par des voix lointaines que relaie le piano de Chistofer Bjurström, au pointillisme dépouillé, avec la guitare acoustique de Pascal Dalmasso qui vient s'entrelacer à lui dans un bref duo au parfum mystérieux, lequel s'évapore dans des éructations percussives nous ramenant au début. "Darwin", le titre trois, commence par un échantillon de conversation, se met à bondir et à miauler, avec guitares très Santana, puis tout se défait, hésite, avant de repartir gonflé à bloc et d'être quelques secondes plus tard dynamité par une chute dans des onomatopées sonores bégayantes et une coda sourdement grave : nous proposerait-il une vision malicieuse de l’évolution ? Le titre quatre, "Galileo Galilei", mixe des fragments de propos du savant en italien, dits ou murmurés en boucles litaniques, comme une prière d'ailleurs, à l'arrière-plan ou en quasi solo, à une structure puissamment dynamique impulsée par le piano et le saxophone : splendide morceau qui semble dire la lutte des vérités, qui accèdent à la lumière avec l'irruption tardive du chant vocodé intégré enfin à la ligne d'évidence. "Bee Mo", le court morceau suivant, apparaît, dans ses grincements provocateurs, comme une libération salvatrice, purement insensée, nécessaire après le combat et avant de plonger dans "Lent", pas loin de sept minutes d'abandon au bonheur, dialogue entre le piano, la batterie et et la programmation, voix et vents, tout en finesse et en émotion. Les deux titres suivants sont plus nettement jazz, plus ronds avec le retour au premier plan du saxophone, mais la suite devient à la fois plus méditative, plus colorée par les timbres africains des percussions djembé et udu et par les déformations sonores des saxophones préparés et des voix, donnant une impression de musique improvisée multi-directionnelle, sorte de synthèse préparatoire - les titres sont alors "Global # 1" à "Global # 4", débouchant sur la diction nue d'un court texte : "juste avant que tout éclate, juste avant que tout s'écroule, que le ciel se déchire en deux, quand tu sais que de toute façon, quoi que tu fasses, tu n'y échapperas pas, que tout va lâcher, que le ciel va pleurer, que tu seras trempé, mais que tout est encore calme", sans doute le moment le plus inattendu, le plus sobrement émouvant, avant cette longue échappée dont je parlais presque pour commencer, ces corps sonores lancés dans l'espace infini et qui n'en finissent pas de ne pas mourir, un peu comme dans "Tabula Rasa" d'Arvo Pärt.
    Vraiment un album rare, singulier, qu'il faudrait que j'intègre dans une nouvelle mouture du classement de 2006 !! Tout classement est lui aussi toujours à refaire, approximatif...

 

Place à Tristan Tzara :
"homme approximatif te mouvant dans les à-peu-près du destin
avec un coeur comme valise et une valve en guise de tête(...)
il y a des paroles filantes
laissant une trace légère trace de majesté derrière leur sens à peine de sens.
.."

"tu es en face des autres un autre que toi-même
sur l'escalier des vagues comptant de chaque regard la trame
dépareillées hallucinations sans voix qui te ressemblent
les boutiques de bric-à-brac qui te ressemblent
que tu cristallises autour de ta pluvieuse vocation - où tu découvres des parcelles de toi-même
à chaque tournant de rue tu te changes en un autre toi-même"

Prolongements

- lire le début de L'Homme approximatif de Tristan Tzara
- mieux connaître
Jean-Louis Prades, le guitariste et compositeur d'Imagho : nombreux extraits en écoute. Site en construction, mais déjà largement opérationnel, petit laboratoire pour suivre une œuvre en cours.
Et pour (en) finir, une vidéo...terrifiante, je suis désolé, une explosion nucléaire expérimentale dans le désert du Névada en 1947, avec une bande-son de Daniel Palomo Vinuesa et de Pascal Dalmasso. Je précise que cette utilisation de la musique pour sonoriser de telles archives me met très mal à l'aise. Au fond, je la réprouve absolument, comme à chaque fois que la musique a été associée aux guerres, aux camps de travail ou de concentration. Alors pourquoi sortir de l'oubli de tels documents ? Pour ne pas oublier, pour que la musique peu à peu se substitue à l'horreur au lieu de collaborer avec elle...

Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges

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