musiques de chambre d'aujourd'hui

Publié le 11 Novembre 2011

Wim Mertens - Series of Ands / Immediate Givens

   Wim Mertens, compositeur flamand minimaliste né en 1953, pianiste et chanteur à l'étrange voix haut perchée de haute-contre, n'était pas encore dans mon index ! Évoqué de temps à autre, certes, mais c'est tout. Après l'avoir écouté, je ne dis pas assidûment - je ne fréquentais que quelques uns de ses nombreux enregistrements - , je l'avais oublié, submergé par le flot des sorties, passionné surtout par bien d'autres musiciens. J'avais à son égard un peu le même sentiment que pour Philip Glass : disons-le tout net, oui, il était pour moi comme une sorte de Philip Glass belge. Comme lui, à la fois très populaire, grâce notamment à leurs musiques de film, ressassant des airs, recyclant sans cesse des ritournelles, presque jusqu'à la nausée pour l'auditeur. Et puis, en même temps, ce sont deux musiciens beaucoup plus subtils qu'ils n'en ont l'air, capables au détour d'une phrase mélodique, d'une reprise, d'atteindre au sublime, à une grâce limpide. En somme, ils ont en commun d'être tantôt agaçants, insupportables même lorsqu'ils flirtent avec la mièvrerie, tantôt fins ensorceleurs, mélodistes et harmonistes accomplis. Cette double face les rend aussi assez attachants : deux musiciens qui ne s'en laissent pas compter, qui persistent dans leur voie sans souci des modes ; deux hommes qui cherchent inlassablement, à partir de leur vocabulaire, de leur syntaxe musicale si reconnaissable que d'aucuns s'en gaussent un peu vite, oubliant sans doute que le génie n'est pas une donnée, qu'il est parfois, et parfois seulement, de manière discontinue, imprévisible le plus souvent, au bout des méandres du parcours. Je ne sais plus pourquoi il m'est venu à l'idée d'entendre ce qu'il devenait. J'ai constaté qu'il était toujours aussi prolifique, et me voici tombé sur ce double album, son dernier en date.

   Le premier, titré "Series of Ands", ne dépayse pas tout de suite l'auditeur. On reconnaît des airs, les paysages sont connus, si bien que l'on se dit d'abord : « Tiens, Wim fait encore du Mertens. », et l'on s'apprête à faire la moue, dépités, à lâcher le fiel de notre semi déception. Tout tourne si rond. Mais il s'agit de réécritures, de vraies réécritures, qui nous prennent au dépourvu.

    Cela m'est arrivé avec "Sonsigns", le deuxième morceau : le piano caracole, surmonté d'une ligne de cuivre, enveloppé de cordes ; survient la voix, en virgules aiguës, serrées, une boucle se boucle dans un arrondi ralenti, et puis cela arrive, à une minute et quarante sept secondes, pour être précis, rupture de rythme et bascule dans un monde délicat, d'un baroque raffiné, sorte de danse disloquée magnifique, avec de belles envolées filées. On respire, on se laisse reprendre par cette musique de chambre colorée, tout en spirales, en volutes empilées. L'album ne cessera d'ailleurs d'osciller entre quasi ambiances de fêtes foraines, de kermesses à flonflons - vous imaginez ma tête dans ces moments ! -, et sarabandes esquissées dans un crépuscule à la Watteau, bluettes translucides et si belles dans leur naïveté : qui d'autre en serait capable ? Écoutez "Face à main", simplicité touchante, grâce surannée du piano, puis la fanfare se déchaîne sans que le pire survienne, car une habile surenchère des textures qui s'enchevêtrent dessine des entrechats fascinants, pièges voluptueux qui - je l'imagine - ont dû inciter Peter Greenaway à faire appel à Wim Mertens pour la musique du Ventre de l'Architecte. Le dernier titre, "Man-in-person", est un majestueux autoportrait sous forme d'élégie en demi-teintes, volte-face inattendue qui dévoile le Wim introverti pudiquement caché derrière la façade ostensiblement chargée, parfois outrancière, dont il s'affuble : cordes nues, retenues, graves, suaves, beau pied de nez à ceux qui le voyaient en bouffon grotesque se contorsionnant dans la poussière des arènes populaires , superbe transition vers le second cd, Immediate givens.

  "Kerf width" nous introduit dans de nouveaux territoires :  cet austère solo de percussion creuse l'écart avec l'empreinte sonore de l'univers mertien, véritable ascèse invitant l'auditeur à chasser tous ses préjugés. Le second titre "The biggest fable of all", un solo de harpe d'un peu plus de trois minutes, est tout aussi surprenant par la rigueur économe de son dialogue entre une cellule refrain et des réponses énigmatiques qui procèdent souvent par grappes de notes répétées, obstinées. Avec "In.Zones", le plus long titre avec plus de treize minutes, on revient vers des rivages plus connus, mais c'est le meilleur du musicien : magnifique mélodie au piano, reprise très vite par tout l'ensemble de chambre, la trompette répondant tout en haut, et un jeu de variations éblouissant, des fractures franches donnant au développement une fraîcheur, un dynamisme irrésistibles. On sent le plaisir des musiciens à nous donner une musique de chambre à la fois évidente et d'une belle élaboration. Un des sommets de ce double-album qui met ensuite en avant tantôt le trombone, la harpe à nouveau, les percussions encore pour finir, en alternance avec des morceaux de bravoure où l'ensemble brille autour du piano chantant, comme dans "Tactility", sa merveilleuse aisance, ce goût de l'étourdissement qui serait factice s'il n'était pas le signe d'un besoin de chaleur, de bonheur facile : n'oublions pas la Flandre balayée par les vents glaciaux ! Il y a du funambule en Wim Mertens, une manière de se tenir sur la corde, de refuser le clivage entre musique populaire et musique savante, et s'il lui arrive de faire quelques faux pas, il se rattrape le plus souvent par des pirouettes et des échappées confondantes pour qui accepte de l'écouter vraiment.

   Un double album à facettes pour (re)découvrir un musicien au fond mal connu (presque rien sur le net au sujet de cette parution...). À noter sur la pochette ce reptile à deux têtes trouvé en Chine et qui daterait d'il y a cent millions d'années... mais qui me semble une manière indirecte d'annoncer la double face de ce disque.

Paru en 2011 chez Usura - EMI Classics / 2 Cds / 8 et 11 titres / Presque deux heures.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 avril 2021)

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Publié le 22 Août 2011

Dakota Suite & Emanuele Errante - The North Green Down

   Formation de chambre à géométrie variable, Dakota Suite livre avec The North Green Down son douzième album. Dédié à la mémoire de la belle-sœur de son fondateur et pivot, l'anglais Chris Hooson, n'en déduisez pas trop vite que la musique qui en résulte soit funèbre ou d'un pathétique appuyé. Elle se veut souvenir, hymne lumineux à la vie. En guise de pochette intérieure, la photographie en noir et blanc d'Hannah riante. Et quatre-vingt minutes entre musique ambiante, folk et minimalisme dépouillé, le tout habillé de l'électronique subtile de l'italien Emanuele Errante. Le piano de Chris se taille la part du lion, relayé parfois par sa guitare. Une clarinette, deux violoncelles, celui de l'américain David Darling, qui a déjà collaboré à d'autres enregistrements de Dakota Suite, et celui de Colin Dunkley, qui intervient également au piano.

  Le disque est en fait une longue suite de dix-huit pièces jalonnée par les sept variations du titre éponyme, absolument magnifique. Une phrase de piano, d'abord douce, s'insinue et, comme si elle diffusait une aura de lumière, amène dans son sillage guitare, claviers cristallins entre clavecin et harpe : lent tournoiement merveilleux..."Leegte" reprend sur le mode méditatif le thème initial, laissant chaque note résonner, prolongée par de discrets échos. La guitare ouvre "A Hymn to Haruki Murakami", continue sur cette veine retenue, même si un manteau orchestral ouvre soudain l'espace sonore. Avec "Le Viti del Mondo" se termine ce qu'on pourrait considérer comme un vaste prologue en forme de marche nocturne à travers le champ des veilleuses de la pochette : laissons dormir les morts, captons plutôt leur lumière rémanente pour en tirer l'énergie nécessaire à la poursuite du voyage.

    La seconde variation du morceau titre montre en effet le réveil des forces enfouies. Titre incantatoire, puissamment scandé par la guitare, avec des flammèches électroniques qui incendient l'arrière-plan. La troisième variation retrouve le souffle avec la clarinette solo, vite soutenue par le piano qui soulève à chaque note des gerbes étincelantes, lui-même relayé par le second piano plus dans les graves. Le disque a pris de l'altitude : on sent qu'une œuvre se forme, mais la cathédrale qu'emplit le violoncelle de "A Worm out Life (with cello)" est sans doute le moment le plus discutable du disque, trop emphatique, d'où la prise de congé de "Away from This Silence", avec la reprise en main du piano. Les dix titres suivants sont dans l'ensemble superbes, là encore avec une petite faiblesse sur "They Could Feel the End of All Things", où les violoncelles en font un peu trop à mon sens. Le piano de Chris Hooson et l'environnement électronique d'Emanuele Errante y sont au meilleur, fascinants de beauté rigoureuse. La cinquième partie de "The North Green Down", qui me fait irrésistiblement penser à  Phelan Sheppard avec sa harpe tranquille, est l'un des sommets de cet hommage : boucles de harpe ponctuées de percussion sourde, cordes frottées en second plan, irrisations de claviers au fond puis sur le devant. Une aube se lève sur la rivière doucement agitée de tourbillons...La sixième variation nous offre quant à elle un magnifique duo piano-violoncelle au lyrisme éperdu : très impressionnant, surtout en l'écoutant de nuit en traversant une forêt vénérable ! L'album se referme avec la reprise du premier titre, dont on ne se lasse pas. Un disque au-delà de la tristesse et de la mélancolie, emprunt d'une lumière sereine, sublime dans les plus beaux passages, et ils sont nombreux.

Paru chez Lidar en 2011 / 18 titres / 80 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er avril 2021)

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Publié le 25 Mai 2011

Sarah Kirkland Snider - Penelope : Mélodies d'une irrémédiable déchirure.

   Une frise de papillons offerte au regard (dessin intérieur de la pochette, dû à DM Stith) : envol des âmes, trajectoires croisées, délicatesses qui se frôlent. La pièce "Penelope", de la dramaturge Ellen Mclaughlin, est devenue un cycle de chansons mises en musique par la compositrice Sarah Kirkland Snider, interprétées par l'ensemble de chambre Signal et chantées par Shara Worden. Magnifiques retrouvailles avec cette voix incomparable, déjà célébrée ici lors de la sortie de  a thousand shark's teeth, second album de son groupe My Brightest diamond.

  Inspiré de l'Odyssée d'Homère, le texte tourne autour du difficile, problématique retour d'Ulysse à Ithaque après vingt années d'absence. Vainqueur fatigué, méconnaissable, devenu un étranger aux yeux de Pénélope, "the Stranger with the Face of A Man I loved" comme le présente le premier titre, qui est-il ? Comment rejoindre son épouse, alors que Calypso l'attend encore, et que le poursuit la haine de Poséidon ? Ulysse se sent perdu, et Pénélope ne peut plus le retrouver.
  

 

   La musique est par conséquent d'un lyrisme frémissant, mélancolique. Douceur bouleversante des interrogations lancinantes, des élans arrêtés. Cordes enveloppantes, harpe mélodieuse, guitares électrique ou acoustique, percussions méditatives et sonorités électroniques discrètes tissent autour de la voix caressante et grave de Shara Worden une atmosphère d'introspection rêveuse. La réalité explose parfois sous les irruptions violentes des souvenirs qui hantent les personnages, les empêchent d'être vraiment là, de répondre à la demande de l'autre. À d'autres moments, tout s'arrête et se suspend. Voici "Dead friend": "You can't follow me where I go " : "Dead friend / Turn your back on me / Let me go / I've forgotten you / Forget me" , extrait des paroles de ce neuvième titre presque entièrement a capella, clé de voûte admirable de ce disque splendide, illuminé par l'intériorité rayonnante de la voix de Shara. Sarah Kirkland Snider a le sens de la densité, du mystère : l'écriture constamment mélodieuse épouse les mouvements de l'âme avec une rare sensibilité. Jamais d'emphase, une justesse légère qui saisit les moindres nuances, au plus près de l'émotion...avec toutefois une petite faiblesse sur l'avant-dernier titre, qui fait dans la joliesse bavarde, heureusement rattrapé en partie par un final recueilli. Quand même douze très beaux titres pour deux moins aboutis !

   Musique de chambre, ambre des muses ivres d'amour impossible...

Paru chez New Amsterdam Records en octobre 2010 / 14 titres / 54 minutes

Pour aller plus loin

- la page de l'album sur le site du label : tout est en écoute.

- le très beau livre d'Annie Leclerc, Toi, Pénélope, paru chez Actes Sud en 2001. Tandis que les textes d'Ellen Mclaughlin accordent autant d'importance aux deux époux, le roman d'Annie Leclerc adopte le point de vue exclusif de Pénélope. Comment a-t-elle vécu l'attente, le retour avec le terrible massacre des prétendants ? Dans les creux de L'Odyssée, la romancière rend à Pénélope son vrai visage inconnu, nié par le poème épique. Une Pénélope qui saisit ce qui sépare hommes et femmes :

« Tu avais vu apparaître entre hommes et femmes plus qu'un contraste, plus qu'une séparation, la distance d'un abîme. Ce n'était pas une guerre, c'était un sûr dissentiment, l'affirmation d'un différend d'autant plus réel qu'il n'était pas déclaré. Les femmes renonçaient — comme elles avaient déjà mille fois renoncé au cours des générations — à dire aux hommes ce qu'elles pensaient d'eux.

   Avant même de vous avoir quittées ils étaient embarqués ensemble et au plus loin de vous. Et vous, de même, ayant reculé sur la grève, vous sentiez vos pieds s'enfoncer dans la terre, vos bras se serrer autour de vos petits, jurant de garder toute la vie pour vous et pour vous seules.

   Tandis que les hommes se déployaient de toute part, grimpant, chargeant, escaladant, riant aussi d'une large ferveur colorée, comme si ce n'était pas à la mort qu'ils couraient mais à la vie elle-même, les cheveux au vent, la poitrine dénudée, les muscles bandés, et plus que satisfaits, exaltés d'être hommes ensemble et de fourbir le grand corps viril en partance, vous, les femmes, silencieuses et rigides comme la mort, fabriquiez votre forteresse de vie à laquelle ils n'auraient pas accès. Ce que vous pensiez vous ne le diriez pas. Vous garderiez tout pour vous. La douceur des heures, les enfants, les rêves.

   Ils pouvaient bien dire qu'ils partaient à cause d'une femme infidèle, vous n'en croyiez rien. Ils partaient pour courir les mers, les périls, les cités lointaines. Ils partaient pour quitter leurs femmes, pour se frotter les uns aux autres, pour chercher les dieux, pour approcher la mort. » (p.168-169)

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 30 mars 2021)

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Publié le 2 Mai 2011

D'un siècle à l'autre - Mélodies françaises : la douceur des voyages intérieurs.

   Paru en 2007 chez Dièse Records, ce très beau recueil de mélodies m'était passé entre les mains et les oreilles : deux ou trois chansons m'avaient déjà ravi, mais j'en étais resté là, un peu sur ma faim. J'ai retrouvé voici quelques semaines sa trace, réécouté l'album, si bien que je n'hésite plus à le mettre davantage en valeur. Projet singulier en effet que celui de transformer en chansons pop ces dix mélodies signées côté musique Érik Satie (2 pièces), Gabriel Fauré (4), Reynaldo Hahn, Henri Duparc, Claude Debussy et Ernest Chausson, et du côté des textes Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Théophile Gautier et Sully Prudhomme pour les plus connus, mais aussi Paul Bourget, plus inattendu car surtout romancier, ou encore Maurice Bouchor, poète et auteur prolifique, dreyfusard plus connu aujourd'hui pour ses transcriptions de contes de différents pays, et enfin les très oubliés Romain Bussine et Henry Pacory, le premier baryton et poète, le second immortalisé par cette seule valse sentimentale "Je te veux" mise en musique par Érik Satie qui ouvre l'album, interprétée suavement par Marie Modiano. Bien sûr, une telle entrée peut déconcerter l'auditeur contemporain, cynique et désabusé, qui se rit méchamment des bluettes sentimentales - je dois avouer que je ne suis pas le dernier à lâcher mes sarcasmes ! À bien l'écouter, le texte d'Henry Pacory est toutefois loin d'être sottement mièvre, parcouru d'un désir érotique féminin qui ose s'affirmer pour revendiquer un bonheur partagé.

   D'ailleurs, ces dix mélodies composées entre 1870 et 1892 ont pour point commun de proposer des paysages sentimentaux tout en nuances douces, des rêveries inspirées par l'eau et le ciel. Romantisme affadi, symbolisme de pacotille ? Si l'on veut...Pourquoi ne pas y voir, y entendre plutôt, la recherche émouvante d'une harmonie fragile, un besoin d'infini murmuré au travers de mots très simples ? Ce que les musiciens y ont à coup sûr entendu, en tout cas, car ils ont orné ces poèmes de leurs plus belles mélodies. Je ne saurais résister à la sublime "Invitation au voyage" de Baudelaire mise en musique par Henri Duparc et interprétée par une Daphné langoureuse à souhait. Guitares, orgue Hammond B3, vibraphone et cors, il fallait oser : je vois même la brume s'élever des canaux !

   Juliette Paquereau du trio Diving with Andy restitue au texte de Paul Verlaine "D'une prison" une candeur fragile qui donne à l'interrogation « Qu'as-tu fait, ô toi que voilà / Pleurant sans cesse / Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà / De ta jeunesse » toute sa poignante résonance. L'adjonction discrète de batterie et percussion au duo piano-violoncelle ne dépare pas le magnifique "Tristesse" de Gabriel Fauré sur le texte de Théophile Gautier interprété par la voix gracile d'Émily Loizeau. Tout n'est pas de ce niveau, j'apprécie nettement moins "Infidélité" et "Beau soir", les titres 8 et 9, mais quelle belle fin que "Le Temps des lilas", texte de Maurice Bouchor et musique d'Ernest Chausson, interprété par Nilda Fernandez de sa voix androgyne voilée de mélancolie !

Paru en 2007 chez Dièse Records / 10 titres / 30 minutes (petite grimace qui s'efface grâce au charme de l'ensemble...)

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 30 mars 2021)

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Publié le 4 Avril 2011

Newspeak - sweet light crude

   Après Victoire et Janus, deux ensembles américains qui se consacrent aux musiques d'aujourd'hui, voici Newspeak, toujours sur New Amsterdam Records. L'ensemble compte huit membres : Caleb Burhans au violon, Melissa Hughes au chant, James Johnston au piano, synthétiseurs et orgue, Taylor Levine à la guitare, Eileen Mack, codirigeante aux clarinettes, Brian Snow au violoncelle et deux percussionnistes, Yuri Yamashita et David T. Little, également son directeur artistique, selon lequel Newspeak est né sous les feux conjugués de Black Sabbath, Louis Andriessen, Dead Kennedys et Frederic Rzewski. L'ouverture est donc de rigueur et cela donne un album stimulant, sans doute un peu dispersé, mais n'est-ce pas lié au concept lui-même, puisqu'il rassemble six pièces de six compositeurs ?

   J'avoue ne guère accrocher au premier titre signé Oscar Bettison, très jazzy, construit sur des tempi variables. Par contre, dès la seconde pièce, la magie s'installe. " I would prefer not to", de Stefan Weisman, se déroule comme un magnifique adagio transfiguré par le dialogue entre la voix archangélique de Mélissa Hughes et les autres instruments : la guitare électrique lumineuse et incisive, le piano qui pose ses notes répétées, les déchirures percussives, le violoncelle et le violon qui les encerclent dans des volutes glissantes, ce qui donne une pièce mystérieuse, d'une douceur ineffable. La seconde partie de la composition, comme hachurée par des silences et des baisses de tension, prend un relief extraordinaire, si bien que j'ai pensé à plusieurs reprises à l'opéra de David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe,  The Carbon Copy Building,  notamment l'ouverture et le finale.

   La composition du directeur artistique, David T. Little, qui donne son titre à l'album, est aussi une belle réussite. Présentée comme une chanson d'amour et de dépendance, elle évolue entre lied passionné et effervescence rock, servie par une mise en place instrumentale impeccable. Missy Mazzoli, directrice et compositrice de l'ensemble Victoire déjà évoqué, signe le quatrième titre,  "In Spite of All This", dominé par les glissements du violon, des courbures suaves qui m'ont rappelé une compositrice dont on parle assez peu, Lois V. Vierk. Morceau à la fois mélancolique et virtuose, intense, comme travaillé par des bouillonnements intérieurs finalement recouverts par la trame répétitive qui tisse son cocon insidieux. "Brennschluβ", de Pat Muchmore, est une pièce détonante, écartelée entre les incursions sidérales dans les aigus éthérés, les convulsions électriques désordonnées et le chant suspendu de Mélissa, pythie farouche et vindicative ou charmeuse d'arcs-en-ciel - la pochette ne nous rappelle-t-elle pas que le mot allemand du titre désigne le sommet de la trajectoire balistique d'un missile, plus particulièrement le moment où le moteur cesse de brûler du carburant ? Quant au dernier titre signé par le violoniste de l'ensemble, Caleb Burhans, c'est bien un requiem, comme l'indique le titre, "Requiem for a General Motors in Janesville", mais un requiem nettement post-rock, dominé par les interventions étirées de la guitare électrique et la langueur des cordes, et pour finir l'envolée de la voix dans le beau climax brûlé.

   Cette nouvelle langue, à la différence de la novlangue imaginée par George Orwell dans 1984 (immense roman, faut-il le rappeler, terriblement d'actualité...), est à découvrir sans inquiétude...

  Paru en 2010 chez New Amsterdam Records / 6 titres / 42 minutes

Pour aller plus loin

- le blog de Melissa, encore elle : concerts, recettes de cuisine (une apple pie notamment !), et des trouvailles musicales à faire, entre autre une belle pièce de David First, électronique et voix : on peut écouter et suivre le texte anglais d'Anselme  Berrigan.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 mars 2021)

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Publié le 19 Février 2011

Janus - I am not

    New Amsterdam Records, maison de disques non commerciale et organisation au service des nouvelles musiques, appartient à cette grande famille qui compte dans ses rangs Cantaloupe Music, Innova, Bedroom Community. Le catalogue de ce jeune label est une mine, dont j'ai déjà extrait le quintette féminin Victoire. Janus est une autre formation féminine qui mérite le détour. Ce trio, composé  d'Amanda Baker, à la flûte, aux percussions et au chant, de Beth Meyers, à l'alto, au banjo, aux percussions et au chant, et de Nuiko Wadden à la harpe et aux percussions, vient d'enregistrer son premier disque, I am not, qui regroupe les compositions  de six musiciens new-yorkais. L'album est scandé par les quatre titres de Jason Treuting, l'un des membres de So Percussion, en position 1-4-7-9, qui déclinent le titre I-am-not-(blank). Dès le premier titre, "I", on est enchanté par la légèreté délicate de la musique, mélodieuse et malicieuse. Les trois voix des musiciennes disent ce qu'elles ne sont pas tandis que la harpe nous entraîne dans une ronde grisante, que la flûte psalmodie très doucement à l'arrière-plan. Serions-nous dans le Valois nervalien avec ces nouvelles sirènes souriantes ? "Keymaster" accentue l'impression de rêve suave : la musique glisse, tisse des torsades incantatoires avant de se changer en danse à la Nyman ou à la Wim Mertens. C'est la fête, c'est un régal. Déprimés de tous les pays, cessez d'absorber des médicaments douteux, écoutez Janus, laissez-vous emporter dans le beau pays des tissages lumineux. Voilà qui donne envie de découvrir le compositeur, Caleb Burnhans, également violoniste, altiste, contreténor...

 

   Le morceau suivant, "Drawings for Meyoko", confirme que décidément, on tient un trio formidable : aisance et professionnalisme au service des meilleures musiques d'aujourd'hui, ici Angélica Negrón, musicienne originaire de Porto Rico, qui leur a écrit une pièce de chambre dense, avec sous-bassement de claviers et de sons électroniques. Arabesques intrigantes, micro-nappes pulsantes sur lesquelles l'alto s'élève à petites touches, une voix chantonne sur le clapotis de la harpe qui donne une ambiance discrètement celtique à ce très, très beau titre : comme une cérémonie d'envoûtement près d'une fontaine cachée. "Am", second titre signé Jason Treuting, sonne japonais, tout en éclats et en petites bulles percussives : jardin de petites pierres, flûte espiègle et mélancolique, à peine. Envol et frissons avec "Gossamer Albatross", pièce lyrique de Cameron Britt, qui est aussi percussionniste : magnifique chant d'alto sur les découpes de la flûte et la mer de la harpe, creusé en son milieu par des battements percussifs recueillis. "Beware Of" d'Anna Clyne commence avec la harpe liquide, une voix lointaine au téléphone peut-être. Percussions et flûte prennent le relais en imposant leurs hachures, créant comme une musique pixellisée qui découvre sans cesse des arrière-plans imprévus, les textures s'épaississent, s'évanouissent, voyage à Lilliput, grouillement soudain de nains sonores. Jason Treuting, avec "Not", propose sans doute le morceau le plus énigmatique : glissements lents de l'alto répétés ad libitum, bondissements percussifs, traits de flûte et petits surgissements. Une petite merveille. Avant d'aller voir sous le tapis, "Under the Rug", pièce de Ryan Brown : sobre trame de harpe, frottements et  frappe sourde, l'alto qui surgit, cygne, dans la danse ténue des galets qu'on entrechoque, mais pas trop fort. Jason Treuting conclut le disque par une pièce mystérieuse, marche lente de pizzicati et d'expirations électroniques.

   Encore un disque qu'il faut savourer dans son ensemble, beau parcours sans faute, sans esbroufe. Six compositeurs pour une musique de chambre de notre temps : sereine, intimiste, sobre, débarrassée des affects grandiloquents, attentive aux beautés discrètes. Réconfortante, en somme.

Paru chez New Amsterdam Records en 2010 / 9 titres / 44 minutes

Pour aller plus loin

- le site d'Angélica Negrón.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 26 mars 2021)

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Publié le 7 Février 2011

Victoire - Cathedral City

  L' électrique vêture veloutée du mystère

   Victoire, quintette de chambre entièrement féminin fondé en 2008, appartient à cette floraison d'ensembles de grande qualité qui témoigne de l'extraordinaire vitalité des musiques contemporaines aux États-Unis. Dirigé par Missy Mazzoli, compositrice, claviériste, qui ajoute à sa panoplie jouets et mélodica, il compte quatre autres instrumentistes : la violoniste Olivia de Prato, la claviériste Lorna Krier, la clarinettiste Eileen Mack, et la contrebassiste et bassiste électrique Eleonore Oppenheim. Cathedral City est leur premier disque, mais elles sont toutes des instrumentistes à la carrière déjà bien remplie. Quelques invités enrichissent la palette du groupe.   Que voilà un  disque pour réconcilier le public avec la création d'aujourd'hui ! Mélodieux, chaleureux, il associe sonorités acoustiques et sons électroniques pour créer des morceaux à la fois beaux et complexes, à mi-chemin entre abstraction et musiques expérimentales, électroniques ou post-rock. C'est dire qu'il défie les catégories, ou plutôt qu'il les transcende, qu'il s'en moque. Dès "A Door in the Dark", le premier titre, on sait qu'un territoire se dessine, tout en courbes et en chaudes résonances. C'est intense, ça dérape électrique : une porte en effet s'ouvre sur le mystère créé par une écriture à base de claviers soutenus par le boisé de la clarinette, le violon déchiré. Du Slow Six à leur plus haut niveau, en plus resserré, plus intrigant. "I am coming for my things" débute à la clarinette et au violon, avec échantillon vocal retraité. Boucles et variations, avancées enveloppantes et envolées discrètes tissent une atmosphère intimiste troublante, comme si l'on nous chuchotait un secret qui explosait au soleil sombre des chambres closes. Le morceau-titre s'ouvre sur la lumière de vocaux diaphanes ponctués de percussions pointillistes, puis le violon, des échantillons, démultiplient la perspective. La clarinette approfondit le tout, rejointe par la contrebasse profonde, pour un cantique englouti dans une gangue sinueuse. Et l'on débouche sur un titre sidérant, magnifique : "Like a miracle", tout en vocaux retraités, tremblés, cernés de nappes bégayantes de claviers, de violon frémissant. Du post minimalisme à la fois voluptueux et rigoureux. Ce titre justifierait à lui seul l'acquisition de l'album, c'est peu dire. La fin est prodigieuse, complètement hoquetante, avec l'impression de rentrer au cœur épais de la fabrique souterraine des affects.

   La suite confirme les talents de compositrice de Missy Mazzoli. "The Diver" superpose nappes glissantes de claviers et de clarinette traversées de zébrures de violon pour libérer ensuite une mélodie élégiaque au violon soutenue par les claviers ouatés : nage en eaux profondes, avec des torsades lumineuses et des moments dansés. Le chœur nonchalant des sirènes vous accueille dans cet aquarium où se déroule un ballet virevoltant qui creuse comme un appel... Le violon dialogue avec la guitare électrique de Bryce Dessner (de The National) sur fond de clavier sostenuto : voici "A Song for Mick Kelly", les accordailles de l'acoustique et de l'électrique avant l'échappée belle de la voix de Melissa Hughes pour un hymne suave qui s'enflamme dans une superbe montée électrique. Voix syncopée, beats et orgue donnent à "A Song for Arthur Russell" une allure de gospel furieusement singulier parti à l'escalade d'un ciel en trompe l'oreille, perdu dans les boucles et les soupirs. L'électronique se fait plus présente dans les cafouillis, crachotements d'échantillons qui marquent le dernier titre, mystérieux et envoûtant : le violon écorché survole une plaine de claviers profonds, tout semble s'arrêter avant la reprise crescendo et les ultimes voltes  aiguës du violon. Un disque superbe de bout en bout, qu'on ne se lasse pas de réécouter.

Paru en 2010 chez New Amsterdam Records / 8 titres / 45 minutes.

Pour aller plus loin

- le site de l'ensemble, très bien fait, avec 5 titres en écoute.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 26 mars 2021)

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Publié le 21 Juillet 2010

Clogs : "The Creatures in the Garden of Lady Walton", harmonies d'avant la Chute.

   Comme promis, un petit mot du paradis. Je suis connecté, mais il fait noir, je ne vois guère le clavier Les moustiques ont débarqué en bataillons serrés. En somme, les circonstances idéales pour vous conseiller un bijou insolite. Clogs ? Vous avez dit Clogs...Un quatuor de chambre composé de Padma Newsome, violon, alto, célesta et voix, Bryce Dessner, guitares, mandoline, ukulele, Thomas Kozumplik aux percussions et Rachael Elliott au basson, renforcé par de nombreux musiciens et une chanteuse, et pas n'importe qui, Shara Worden de My Brightest Diamond. Le résultat : un étonnant parcours entre musique aux fragrances médiévales, folk, et accents nettement plus contemporains. C'est leur cinquième album (je ne connais pas encore les précédents). Beauté des mélodies raffinées, des voix, bien sûr d'abord celle de Shara Worden, qui escalade si facilement les aigus devenus si suaves, des instruments saisis comme dans leur fraîcheur native.

   L’album s’ouvre sur “Cocodrillo”, courte pièce chantée, léger petit canon tout en ailes. " I used to do " est tout en boucles délicates, battement des cordes et souffles de basson : une entrée au Jardin des Délices. L’âme s’envole avec "On the Edge", chanson merveilleuse qui rappelle les meilleures pièces du folk irlandais, des voix comme celle de Jackie Mac Shee. Désormais, on est sous le charme. Guitare, banjo, cordes et percussions tissent une musique de chambre qui a peu d’équivalent en Europe, si ce n’est dans des ensembles comme celui de Jean-Philippe Goude.

   La viole de gambe nous saisit sur "The Owl of Love", seconde petite perle transfigurée par la voix de Shara Worden. Quelle liberté, quelle grâce…Shara chante, incante "Adages of Cleansing", le sixième titre, entre quasi murmures et cordes agitées ou frissonnantes, percussions hoquetantes : atmosphère magique, intense. La guitare, l’avions-nous entendu avant "Last Song", ce n’est pas si sûr. La voix de Matt Berninger de The National, qui rappelle celle du chanteur de The Devastations, apporte un superbe contrepoint grave sur ce titre à la belle mélancolie. Suit un instrumental, "To Hugo", ballade vaporeuse qui fait dialoguer guitare et basson, cor. Accents irlandais au début de "Raise the flag", violon caressant, chœur à la Matt Elliott qui reprend sur le dernier titre, très émouvant, à l’instrumentation raréfiée. Reste à savoir qui est Lady Walton…Sans doute la femme du compositeur Sir William Walton, qui a créé sur l'île d'Ischia, dans la baie de Naples, l'un des plus beaux jardins du monde sur le site d'une immense carrière de pierre. D'un jardin l'autre. 

Voilà un disque miraculeux, à la fois accessible et enchanteur à l'image de la pochette.

Paru en 2010 chez Brassland  / 10 titres / 42 minutes environ

Pour aller plus loin :

- - album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 11 mars 2021)

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