musiques contemporaines - electroniques

Publié le 7 Juillet 2022

Benedikt Schiefer - Universal Kiss

   Pianiste, multi-instrumentiste, chef d'orchestre et compositeur travaillant à Berlin, Benedikt Schiefer est déjà connu pour ses musiques de films, comme Seules les bêtes (2019) de Dominik Moll. Il a sorti en février 2022 un disque autoproduit qui devrait ravir les amateurs d'une musique néo-classique post-romantique mâtinée d'électronique. Côté acoustique, lui-même joue du piano, Khatchatur Kanajan du violon et de l'alto et Mathis Mayr du violoncelle. Côté électronique, Benedikt Schiefer manie synthétiseurs et s'occupe de la production.

   Le titre éponyme, décliné sous différentes formes au début, au milieu et à la fin de l'album, s'ouvre avec une ample traîne orchestrale comme une ouverture d'opéra : scène de passion, bien sûr, pour ce baiser universel profond, chanté par le violon, dans un ciel lentement tournoyant piqueté d'étoiles. Musique pour un drame de Luchino Visconti ! Fugitivement, on pense aux premiers Tangerine Dream par la somptuosité sombre des mystérieuses semblances sur les rivages du cauchemar. Ce titre à lui seul a déclenché le désir de cet article. J'aime cette langueur un peu vénéneuse peut-être, celle d'une fleur qu'on n'en finirait plus d'aspirer ! L'interlude qui suit est saturé d'inquiétude : ce serait une bande parfaite pour un film d'horreur !

   De titre en titre, on se laisse envahir par un charme. La musique pèse sur nos épaules comme un joug, d'une majesté froide et pourtant insinuante. "Shelter", suite en quatre parties, est d'une irrésistible mélancolie, refuge ou asile loin de toutes les brutalités du monde, car ici le violon est tellement langoureux, l'orchestre si enveloppant, qu'il n'est plus question de partir. Musique de chambre apaisée, avec duo, trio de cordes, ou quatuor avec le piano. La reprise de "Universal Kiss" pour violoncelle et piano retrouve la belle tradition de l'élégie, d'un post-romantisme qui ne manque pas de grandeur.

   "Sturm und Drang", le huitième titre, évoque le romantisme allemand, orageux, de la seconde moitié du dix-huitième siècle, sous la forme d'un flux synthétique brumeux au milieu duquel évolue le piano, comme se débattant, tentant d'émerger de la texture qui l'englue, tel le héros romantique se dressant contre les cités serviles, comme aurait dit Alfred de Vigny. Alors qu'il semble avoir été digéré par la masse, le piano farouche a toutefois le dernier mot ! Avec "Chapeau Feldman", on rentre dans un monde étrange d'échos, de pizzicatos espacés selon un rythme secret. On progresse dans un souterrain, dans les limbes de la conscience la plus profonde...Beau titre énigmatique ! L'orgue de "The Green Dark" nous fait basculer dans des paysages inédits, mouvants, rythmés par un synthétiseur cotonneux : une avancée difficile dans des marais qui n'en finissent pas. En réchapperons-nous ? La vague bienfaisante de "Universal Kiss" vient nous chercher sur "Uncertainty N°3", nappe ambiante, miroitante, comme un soupir du cosmos arrivé pour nous sauver du marasme. La lenteur de la musique agacera certains, qui ne manqueront pas de reprocher à Benedikt Schiefer un goût prononcé pour une certaine grandiloquence. C'est indéniable, mais c'est justement là sa manière à lui de nous ensorceler, en prenant tout son temps, en le faisant traîner comme une draperie insidieuse. Même dans les petites pièces comme "Gestalt N°3 et "Gestalt N°4". Éclaboussures de piano, au ralenti, sur un fond résonnant, ou bien une danse un brin malicieuse dans son tournoiement tranquille : deux mélodies parfaites, contrepoints discrets aux grandes toiles cérémonieuses.

   Le dernier titre tire sa révérence : chasse au chant des rossignols en compagnie d'un chat nommé caramel dans les bois de France lors du premier confinement, nous dit le compositeur. Petit pirouette espiègle qui rejette loin les rêveries prenantes d'opéras ou de films dans lesquels le magicien Benedikt Schiefer a tenté de nous attraper !

  Les amateurs des musiques de Jóhann Jóhannsson devraient aimer ce premier disque de Benedikt Schiefer. On y retrouve un sens du faste dramatique combiné avec un instinct très sûr des séductions de la mélancolie.

 

Paru en février 2022, autoproduction / 14 plages / 58 minutes environ

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Publié le 13 Juin 2022

Shira Legmann / Michael Pisaro - Barricades

  Pourquoi rendre compte d'un disque paru il y a presque trois ans ? Parce qu'il s'agit d'un grand disque que j'avais manqué, et parce qu'il est significatif de la politique éditoriale de cette belle maison de disque fondée en 2018 par Yuko Zama, Elsewhere Music. La maison se consacre aux nouvelles tendances de la musique contemporaine et ambitionne de soutenir des œuvres spécifiquement écrites pour elle. Barricades est emblématique de ce catalogue très singulier. Composé par Michael Pisaro (Michael Pisaro-Liu depuis 2020), guitariste et compositeur américain né à Buffalo en 1961, à la production abondante, par ailleurs directeur de composition et de musique expérimentale au célèbre CalArts (California Institute of the Arts), il est interprété par le compositeur lui-même à l'électronique et par la pianiste israélienne Shira Legmann au piano.

Treize études pour piano, certaines avec électronique, et deux interludes électroniques. « Le titre fait référence aux « Barricades Mystérieuses » de François Couperin – et à la technique des voix qui se chevauchent, s'emboîtent, créant une texture en forme de fourré ou de toile. J'adore la musique des Couperins depuis le collège, mais c'est lorsque Shira m'a envoyé quelques-unes de ses musiques préférées à jouer, et Les Barricades Mystérieuses était parmi les partitions, que l'idée de cette pièce a commencé à se cristalliser. Le processus d'écriture et de travail sur la pièce avec Shira consistait à regarder les barricades, que j'imaginais comme un réseau de vignes tordues, se défaire. » écrit Michael Pisaro. Ce qui frappe dès la première étude, c'est l'utilisation de l'électronique comme prolongement naturel du piano. S'appuyant sur les résonances harmoniques de l'instrument, elle les amplifie, les prolonge, jusqu'à les rendre courbes, en effet. Tordues, comme dit le compositeur, transformées aussi jusqu'à donner l'impression d'un autre instrument, totalement étrange. Le piano dessine des esquisses mélodiques à base de notes bien séparées, l'électronique s'engouffre dans les interstices, non pour une surenchère, mais pour un dialogue d'égal à égal. Le tempo est souvent assez lent. Ce sont des études méditatives, dépouillées. D'une grande pureté lumineuse. Des îles résonantes, à la mélancolie légère, comme des prières d'action de grâce.

   Cette musique me touche profondément, car il me semble qu'elle est toute intérieure, qu'elle vient de l'âme, dans son simple appareil, vêtue de draperies diaphanes, ondoyantes, comme dans l'interlude No 1. Parfois, comme pour l'étude sept, nous sommes aux frontières d'un minimalisme décanté, avec des boucles mystérieuses un peu debussystes. Quel bonheur que cette musique d'une délicatesse inouïe, au pouvoir onirique sans pareil ! L'étude huit est un des nombreux miracles de ce disque, en apesanteur, vaporeuse, du Morton Feldman distendu, retenu...

   L'étude suivante, plus rapide pour une fois, se déploie comme un serpent, puis se résorbe en interrogations énigmatiques. La plus longue, l'étude dix, avec plus de dix minutes, prend la forme d'une marche très lente, creusée de graves, auréolée d'une comète électronique fantasque, constituée de fines oscillations, de passages feutrés, de résonances intériorisées. Le terme de "fourré" employé par le compositeur me paraît convenir à cette longue dérive, qui s'accélère parfois dans la seconde moitié, aux résonances buissonnantes vraiment magnifiques.

   Et que dire de l'étude onze, du piano pur, un mouvement incessant vers la lumière ? Bouleversante, sublime... Le mouvement de vagues de l'étude douze, avec ses chevauchements, ses grandes ondes, est d'une fascinante beauté. Le second interlude électronique prolonge ces grandes ondes d'immenses oscillations diaprées sur un fond mouvant de drones : majesté sombre !

  Il est l'heure, l'heure suprême, elle sonne et sonne, enveloppée de sa traîne électronique étincelante, scande une danse magique, l'anneau nuptial est en son centre, dans son sertissage de silences et de résonances. C'est l'étude treize, nervalienne :

La Treizième revient… C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…

Première strophe du poème « Artémis » de Gérard de Nerval.

   Un chef d'œuvre qui marie intimement piano et électronique, sans que jamais l'électronique étouffe l'instrument (comme trop souvent !), mais multiplie ses splendeurs.

Paru en juin 2019 chez Elsewhere Music / 15 plages / 1 heure et 4 minutes environ

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- en complément, la pièce déclencheuse : Les Barricades mystérieuses de François Couperin interprété au piano par Georges Cziffra.

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Publié le 18 Mai 2022

Maria Moles - For Leolanda

   J'avais sélectionné ce disque, puis il a été relégué dans la file d'attente, sans doute à cause du premier titre, d'une ambiante électronique assez convenue m'a-t-il semblé alors. Un peu par hasard, en faisant de la photographie, j'ai réécouté les quatre titres de l'album. Enthousiasmé par les titre suivants, me voilà parti pour un petit article !

   Maria Moles est une percussionniste et compositrice australienne. Dédié à sa mère Leolanda, le disque part de ses racines familiales aux Philippines pour combiner le rythme et le timbre des diverses musiques de ce pays avec des percussions, un synthétiseur et des bols chantants, des cymbales à archet et des cloches, associant donc éléments électroniques et acoustiques. Elle s'inspire  de la musique Kulintang de ces îles.

Maria Moles par Nick McKinlay

Maria Moles par Nick McKinlay

   Le premier titre, "River Bend", est à dominante de synthétiseur, très ambiant, les touches acoustiques modestes, enfouies dans la masse électronique ondulante. Bon morceau, certes, mais à mon oreille assez conventionnel. Le disque devient passionnant avec le second titre, "In Pan-as", hommage indirect à sa mère, qui lui avait demandé de disperser ses cendres après sa mort sur la ferme Pan-as où elle jouait régulièrement. Elle a tenté d'écrire un rituel en partant de l'écoute de l'album Muranao Kakolintang - Philippine Gong Music, construisant la partie batterie qui ouvre le titre à partir d'un rythme entendu sur cet album. Le synthétiseur vient greffer sur le rythme hypnotique un vent de fond mystérieux qui envahit le premier plan lorsque la batterie cesse son battement. Les drones vibrants sont parcourus de touches percussives, de cloches, et dès ce moment, on sait qu'on se trouve dans un grand disque inspiré. Les bols chantants instaurent un dialogue avec les autres percussions, créant un carillonnement lent, espacé, de toute beauté. Quel magnifique rituel pour rendre hommage à un mort cher ! Des traînées électroniques, des frottements de cymbales accentuent le côté spirituel, immatériel, de la composition, dentelle diaphane sur le silence.

   Inspiré par la tribu du même nom, "Mansaka" est tout aussi fascinant. Cercles de synthétiseur auxquels répondent en écho comme des chants synthétiques : envoûtement garanti ! Peu à peu, des éléments acoustiques s'enchâssent finement dans ces tournoiements chatoyants, cliquetis léger tel un bracelet en mouvement, puis les percussions se déchaînent pour une transe de résonances. Un deuxième chef d'œuvre ! Le dernier titre, "Distant Hills", est le plus ouvertement exotique, avec ses percussions évoquant un orchestre gamelan (l'Indonésie n'est pas loin). Là encore, Maria Moles marie les harmoniques des percussions et celles du synthétiseur, qui joue le rôle d'un cocon résonnant.

   N'hésitez pas à franchir le premier titre, tout à fait écoutable d'ailleurs, pour découvrir ce beau disque très original ! Une musique électro-acoustique délicate et prenante, forte.

Paru fin janvier 2022 chez Room40 / 4 plages / 37 minutes environ

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Publié le 29 Avril 2022

Robert Haigh - Human Remains

    Une petite musique qui n'a l'air de rien : piano léger, un peu brumeux, dessinant des arabesques élégantes. Ainsi se présente le disque de Robert Haigh, dernier volet d'une trilogie d'enregistrements au piano pour le label Unseen Worlds. Occasion pour moi de découvrir ce musicien britannique, dont l'abondante discographie comporte de la musique électronique, de l'ambiante et de l'expérimentale puisqu'il a collaboré à trois reprises à la fin des années quatre-vingt avec Nurse With Wound.

   Le titre Human Remains est celui d'une peinture du même nom du compositeur, également peintre. Il est tentant de le mettre en regard de notre époque, mais il peut signifier plus largement une réflexion sur la fragilité humaine, d'où une part limitée ici pour l'électronique. Ce sont de petites fleurs, comme ces "Twilight Flowers" du deuxième titre, ou comme "Waltz on Treated Wire", si gracieuse, au ras des touches dont on entend les amortis. Miniatures émouvantes, elles nous entraînent l'air de rien vers un ailleurs marqué par l'influence (probable) de Harold Budd. "Contour Lines " a l'allure d'une toile ambiante buddienne, semi-diaphane, rêveuse, nimbée de l'écho ouaté du piano.

   La suite est meilleure encore. "Rainy Season", sur une boucle élégiaque, interroge un horizon lointain, prend une gravité inattendue. Avec "Lost Albion", titre plus long, six minutes au lieu de deux environ pour les cinq premiers titres, la méditation s'élargit de couleurs électroniques à l'arrière-plan. Une grande douceur baigne ce titre hypnotique, qui peut aussi faire penser à des paysages sonores à la Brian Eno. Tout devient irréel. "Like a Shadow" tourne sur place, et "Still Life with Moving Parts" marche vers les ténèbres avec une lenteur extatique, sans doute l'un des sommets miraculeux de cet album. "The Fourth Man" nous emporte avec sa mélodie subtilement dansante. Les six minutes de "Signs of Life" planent sur un brouillard électronique. Le piano marche à pas prudents, comme s'il s'agissait de ne pas abîmer un rêve si magnifique qu'un rien le ferait disparaître à jamais. Quelle composition exquise ! Voici une ravissante pièce minimaliste, "The Nocturnals", qui tourne dans l'air de la nuit qui vient. "Baroque Atom" fait virevolter autour d'une très courte cellule fixe au piano, dédoublée très vite et remplacée par une variation, des cordes agitées, frémissantes en courtes virgules serrées : beau ballet brillant !

   Nous sommes arrivés "On Terminus Hill", entourés de vents légers. Le piano persiste à dessiner quelques lignes parfumées d'une nostalgie distinguée...

   Une floraison miraculeuse de petites pièces à la grâce élégiaque et prenante, à l'opposé absolu d'une époque de plus en plus plombée par un matérialisme épais.

Paru en mars  2022 chez  Unseen Worlds / 13 plages / 41 minutes environ

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Publié le 14 Avril 2022

Mad Disc - Material Compositions

   Mad Disc est le projet solo du musicien japonais Takamichi Murata, batteur et percussionniste. Impliqué dans plusieurs groupes, dont le sien, il a collaboré avec de nombreux improvisateurs et compositeurs. Dans Material Compositions, il joue non seulement de la batterie et des percussions diverses, mais fait intervenir l'électronique et les synthétiseurs pour retravailler le son.

    Material Composition 1 commence par le timbre limpide d'une clochette "rin", instrument rituel bouddhiste, qui donne tout de suite à la pièce sa belle solennité. Des sonorités électroniques accompagnent la clochette, formant des motifs obsédants. Peu à peu se développe un univers sonore tout à fait étrange, fascinant, dans lequel les sons synthétiques, les percussions métalliques prennent comme une vie autonome. Une lente pulsation anime la première longue pièce, de plus de vingt minutes. Material 1 est un curieux mélange entre musique expérimentale post-industrielle et musique rituelle un peu folle, la clochette rin utilisée très intensivement pour créer un fond d'harmoniques cristallines foisonnantes. D'autres percussions dépaysent davantage, nous entraînant d'abord vers une atmosphère doucement extatique, mais la fin est un long crescendo d'une puissance trouble ponctué par quelques frappes percussives méditatives. Takamichi Murata réussit une œuvre d'une rare beauté ! Material 2, plus expérimental, a la brutalité de certains apologues zen, entre free jazz et métal, constamment en ébullition, batterie déchaînée et rugissements synthétiques : quel contraste avec le morceau précédent ! Je suis moins enthousiaste, mais impressionné par ces neuf minutes magmatiques.

    La suite de l'album donne à entendre trois remixes, respectivement par trois collaborateurs du compositeur, Toru Kasai, Koutaro Fukui et Ryoko Ono. Toru Kasai réutilise la clochette "rin", propose une version ambiante à l'onirisme grandiose, avec de lentes volutes veloutées dans lesquelles circulent des nuages électroniques et des drones : séduisant, et impeccable ! Koutaro Fukui revient aux percussions, et surtout aux sons sales, troubles, pour une version techno MAGISTRALE, à frémir, les amis ! J'en suis à regretter la relative brièveté du morceau, d'une splendeur apocalyptique, d'une densité noire fulgurante. Quant à Ryoko Ono, il nous propose une version rock-punk-free jazz survoltée, tout en frappes frénétiques de la batterie, avec une clochette "rin" hallucinée, d'énormes vagues ramassées de sons électroniques, dans la lignée de Material 2. Une vraie folie sonore, chuintante de crissements, de mille traits acérés échappés d'une boule en fusion.

   Un disque pour les oreilles solides, c'est évident, mais les amateurs de musique hypnotique, mystérieuse, d'une densité acérée, seront ravis. Décapant et revigorant, avec une palette étonnante de paysages sonores, splendidement travaillés !

Paru fin novembre 2021 chez Crónica /  5 plages / 53 minutes environ

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Publié le 6 Avril 2022

Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep
Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep

Musique-Mondes 

   J'ai connu le pianiste Reinier van Houdt par son interprétation de Dead Beats d'Alvin Curran, sorti en 2019. Il appartient donc au cercle des pianistes défricheurs. Je ne savais rien d'autre de ce néerlandais de Rotterdam, qui a étudié le piano à l'Académie Liszt de Budapest, tout en travaillant très tôt avec des magnétophones, des radios, des objets et différents instruments à cordes. Il est fasciné par tout ce qui échappe à la notation : son, espace, temps, souvenir, mémoire, bruit, environnement quotidien. On peut dire qu'en tant que pianiste, il a interprété les œuvres des plus grands compositeurs d'aujourd'hui et travaillé avec certains d'entre eux, comme John Cage, Alvin Lucier, Luc Ferrari ou Peter Ablinger. Mais il a collaboré aussi avec des musiciens plus inclassables, comme Nick Cave ou John Zorn, et sorti pas moins de quatorze albums solo, participé à de nombreux festivals internationaux.

   Deux albums conçus selon des démarches un peu différentes, formant diptyque. Pour drift nowher past, chaque pièce se concentre sur tout ce qui entre dans l'esprit un jour spécifique de chaque mois (le 22 entre mars et août 2020 pendant la crise sanitaire) ; pour the adventure of sleep, autre parution conçue comme le pendant à la première et commandée par Yuko Zama (qui dirige elsewhere music) sur ce qui se produit chaque jour, comme le passage du temps, les bruits des voisins, le moment de s'endormir ou celui de se réveiller. Un fragment de Kafka sert d'exergue à ces deux disques : « Il ne faut pas quitter ta chambre. Reste assis à ta table et écoute. Tu n’as même pas à écouter, attends simplement. Tu n’as même pas à attendre, apprends juste à rester tranquille, calme et solitaire. Le monde s’offrira alors à toi et te proposera de le démasquer. Il n’aura pas le choix ; il roulera en extase à tes pieds.»

Vous n’avez pas besoin de quitter votre chambre. Restez assis à votre table et écoutez. Ne faites pas qu'écouter, simplement attendre, soyez toujours calme et solitaire. Le monde s'offrira à vous d’être démasqué, il n’a pas le choix, il va rouler en extase à vos pieds.

Source: https://quote-citation.com/fr/citations/7463

  La notion d'instrumentarium n'a plus guère de sens ici. Certes, pour le premier disque, on y entendra du piano, de l'harmonium indien, des cordes jouées à l'archet,, de la guitare au blottleneck, des synthétiseurs... et des échantillons, mais aussi des extraits sonores de film de Marguerite Duras (Le camion, notamment), de Robert Bresson, d'autres enregistrements d'archives et de sons dans et aux alentours de la maison de Reinier ; et pour le second, piano, synthétiseur Korg, toute sortes d'enregistrements triturés, de sons très divers, d'objets roulants et vacillants, horloges, bols chantants en verre...et des extraits du film Un Homme qui dort de Georges Perec ! Chaque composition fait son miel sonore de toutes les composantes : tout y devient musique, y est musicalisé, emporté dans un flux de conscience. Certes, la musique concrète et d'autres musiques expérimentales ont depuis longtemps reculé les limites de ce que l'on appelle musique. Il me semble que rarement, toutefois, on a à ce point conçu tous les bruits du monde comme musicalisables dans des pièces qui ne hiérarchisent plus les composantes, les traitent à égalité. En littérature, l'expérience de James Joyce dans Ulysse (1922) est d'un ordre similaire.

   La première pièce éponyme commence au piano, un flux minimaliste continu, un bruit de chaises déplacées, puis accompagné du chantonnement du pianiste et d'une voix féminine, d'abord sans parole, puis avec un texte en français (non identifié : « qui se souviendra / qui pleurera ma peine / qui ma vie passée / pleurera cet amour »). La dérive a commencé, très feutrée, d'abord longuement menée par le piano, puis alimentée çà et là de nouveaux matériaux, cloches, drones de synthétiseur, poussées sonores. Une pulsation sourde anime ce flux élégiaque magnifique, prêt de sombrer dans quel naufrage, je pense à la musique de Gavin Bryars, The Sinking of the Titanic. Reviennent les premiers vers, on s'abîme dans les graves sépulcraux. Le courant de conscience de la pièce a déjà généré un autre courant, celui de l'auditeur entraîné, dérivant à son tour. La deuxième pièce, "friction sleep maze" fait surgir d'étranges limbes électroniques, grinçantes, dont se détache un long extrait sonore du film Le camion de Marguerite Duras : on entend non seulement la voix reconnaissable de Marguerite, mais des extraits de la musique, celle des Variations Diabelli de Ludwig van Beethoven, la trente-et-unième, sur laquelle le piano de Reinier s'appuie en se confondant presque avec elle avant de s'en détacher, et ça c'est très beau, n'est-ce pas ce qui nous arrive à tous quand nous aimons une musique, elle finit par nous sembler nôtre, elle nous appartient, c'est comme si c'était nous qui l'avions composée. Cette dérive, c'est une invasion, une incorporation du monde dans notre conscience, l'être-monde que nous sommes. Et me voilà embarqué dans ma propre mémoire, tiré vers Beethoven, regardant le film de Duras, si bien que l'écriture de cet article pourrait durer des heures, celles des allers-retours entre les compositions et leurs composantes intégrées, digérées... Reinier compose une bande-son pour des parties du film où Marguerite parle seule, il est parti dans le film, aussi la pièce devient-elle à la fois une réécriture et un hommage posthume, une manière de faire revivre et de s'approprier ce qui s'est implanté au fond de nous depuis parfois si longtemps que nous voulons y être partie prenante, tant il nous semble impossible que nous n'ayons pas contribué à sa naissance. La fin de la pièce semble retourner dans les tréfonds obscurs de la mémoire...

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

   "Horizon without traveler" : voix étouffée, déformée, discours trouble que le piano prolonge par quelques notes brumeuses...Où allons-nous ? Dans quel film inconnu, dans quel train ? Douceur de l'errance, vacuité des choses, souvenirs d'airs obsédants, cliquetis et murmures chantonnés, surgissements d'objets sonores, bégaiements des répétitions « She was a visitor », ne sommes-nous pas tous des visiteurs du monde, emportés par ce doux courant qui agrège tout dans une indifférence souveraine ? La pièce, diront certains, est ambiante : belle et mystérieuse comme l'eau des souvenirs brassée par un moteur inconnu, évanescente et fragile comme une comptine soudain réapparue, puis emportée. Le monde est "skies, waves, trails" (titre 4 : "ciels vagues sentiers"). La traînée lumineuse d'une comète électronique se déploie dans une très lente ondulation ornée de scintillations, dont surgit un autre courant plus grave. La conscience, au fond, est un autre cosmos, un croisement de forces formidables, ce qui nous vaut une pièce fascinante, dérive radieuse somptueuse de plus de vingt minutes, qui semble peu à peu respirer à un rythme crescendo, puis se creuser d'un alanguissement, se métamorphoser en grondant, comme si nous assistions à la lente agonie d'un dragon. Extraordinaire !

"bardo for Cor" nous entraîne encore ailleurs. Des éclats de piano libèrent des stridences, des zones brouillées, des voix. Peut-être ici Reinier a-t-il fait usage de sons issus des archives de Luc Ferrari. Sorte de poème électronique lesté de drones, de caverne d'Ali Baba, la pièce est vêtue de lambeaux sous une pluie hétéroclite de bruits délirants, de songes sonores proliférants. Le premier disque se termine avec "the mystery of erasure" ("le mystère de l'effacement"), sixième dérive au-delà (de) nulle part, suite magique de souvenirs sonores fondus dans une trame hypnotique, pure association libre surréaliste, qui fait penser fugitivement aux complexes compositions échevelées de Nurse With Wound. Un peu après le milieu de la composition, l'ensemble rentre en résonance, atteint une intensité hallucinatoire, vaste capharnaüm que balaye un vent puissant, si bien que ne subsiste presque qu'une voix égrenant des mots en anglais (origine non identifiée...) dans une gangue d'électronique et de piano lointain. Et l'effacement se produit, long halo d'une beauté diaphane, sublime douceur ponctuée d'un immatériel léger tintinnabulement de clochettes, que j'entends comme l'annonce du second volet de ce diptyque fabuleux.

   Le second disque nous annonce l'aventure du sommeil. Hanté par les horloges, il est comme suspendu entre le jour et la nuit, ou plutôt entre la nuit et la nuit. Le réel flotte, chaque bruit prend un relief inconnu, ouvre un monde. Aussi les extraits du film de Perec , Un Homme qui dort, s'y insèrent-ils tout naturellement. Les quatre titres sont la mise en musique extasiée du monde le plus prochain, qui s'harmonise avec le flux intérieur de la conscience : les espaces parallèles ne sont pas hétérogènes, ils sont du même tissu. Intérieur / Extérieur ou Rêve (Souvenir) / Réel ne se discernent plus, « tout est vague, bourdonnant / ta respiration est étonnamment régulière » dit la bande-son du film. Le vide est un océan vibrant de merveilles, écoutez cette troisième partie, "void", toile électronique irisée de tremblements, stupéfiant avènement de splendeurs, de déflagrations, fleurissant en scintillements, en pluie courbe, et une petite voix féminine chuchote « maintenant tu n'as plus de refuge / tu as peur / tu attends que tout s'arrête / la pluie / les heures  / le flot des voitures /  les vies / les hommes / le monde / que tout s'écroule / les murailles /  et tout /les planchers et les plafonds / les hommes et les femmes /  les vieillards et les enfants / les chiens / les chevaux / les oiseaux / voilà ils tombent à terre / paralysés / pestiférés » sur un fond doux et trouble de drones, de notes lointaines. Après l'apocalypse quotidienne de l'endormissement ou du réveil, « tu n'es pas mort, mais tu n'es pas plus sage », serais-tu tombé dans un pli (titre 4, "a fold") ? Enseveli dans un micro fourmillement, tu vis en présence de bêtes mystérieuses dont on n'entend que le ronflement énorme, ton terrier entouré de sourdes perforations, de couinements, de virgules vrillées, tout lève dirait-on, aspiré par une lumière qui finira par te mener au jour, peut-être...

  Deux disques précieux comme une collection sonore qui nous emporte tout près, si loin, et nous ramène dans le même temps au fond de nous, de notre histoire intime. Reinier van Houdt est le monteur et metteur en son de deux dérives prodigieuses, baignées d'une grâce onirique inoubliable. Un monument !

Paraît en avril 2022 chez elsewhere music / 2 cds / 6 et 4 plages / 74  et 36 minutes environ

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Publié le 23 Novembre 2021

Ros Bandt and The Medusa Ensemble - Medusa Dreaming

   La citerne Basilique, construite pendant la période byzantine, est un imposant réservoir d'eau situé sous l'actuelle Istanbul. Elle témoigne des efforts des hommes pour s'assurer des réserves en eau. Medusa Dreaming  est le deuxième disque du label Neuma records à célébrer ce lieu extraordinaire : Philippe Blackburn avait publié en avril 2021 un disque magnifique intitulé Justinian Intonations, pour voix et surtout électronique. Avec Medusa dreaming - le titre renvoie aux deux colossales têtes de Méduse servant de base à deux des 336 colonnes de ce palais enfoui, comme elle est surnommée - nous avons affaire à une série de onze improvisations de quatre musiciens étonnants, formant le Medusa Ensemble : le turc Erdem Helvacioğlu, compositeur et arrangeur déjà présent sur ce blog, à la guitarviol électrique - une guitare à archet récemment développée - et aux traitements en direct ; Natalia Mann, harpiste d'origine néo-zélandaise qui a travaillé plusieurs années à Istanbul, et intervient avec sa voix prononçant des mots de la langue samoane qu'elle connaît par ses origines ; le percussionniste turc İzzet Kızıl, qui joue de très nombreuses percussions et prononce des mots kurdes ; et le compositeur, Ros Bandt, artiste sonore australien, poly-instrumentiste qu'on entend jouer, selon les pièces, du sifflet à glissière en laiton, du tahru (sorte de croisement entre les vièles orientales et le violoncelle occidental, des flûtes de la Renaissance, de la flûte à bec ténor, des sons tirés de sculptures en verre et en argile, et de harpes éoliennes enregistrés au lac Mungo - lac asséché australien, site d'une des plus vieilles cultures connues sur terre, et d'autres encore, sans oublier l'utilisation de bandes enregistrées de termes en plusieurs langues pour désigner le mot "eau", et enfin l'enregistrement en direct pendant l'enregistrement sous-marin d'une carpe se nourrissant dans les eaux de la citerne, et même l'enregistrement ultrason d'un arbre Rimu, sorte de cyprès géant de Nouvelle-Zélande qui peut vivre jusqu'à deux mille ans ! Ainsi se retrouvent inextricablement mêlés d'une part sons électroacoustiques, instructions sonores et exécution improvisée de l'ensemble, d'autre part extrême modernité des techniques d'enregistrement et de lutherie, sons intemporels d'éléments enracinés dans des lieux immémoriaux et sons acoustiques d'instruments traditionnels. Le disque a été enregistré pendant le deuxième concert donné un samedi soir dans la basilique elle-même, le premier concert, qui réunissait le duo formé par le compositeur et Erdem Helvacioğlu, ayant servi d'essai, de test sonore. Cette présentation assez longue m'a paru nécessaire pour situer ce disque peu commun.

   La flûte se lance dans l'espace vide où l'on entend les gouttes d'eau tomber, les larmes du premier titre. Invocation élégiaque qui résonne sous les voûtes. Puis d'autres gouttes s'ajoutent à elle, à son clapotement, auquel répondent de nombreux sons percussifs. L'atmosphère est recueillie. Et c'est le premier motif envoûtant, sans doute à la guitarviol, suite de boucles lentes piquetées de percussions diverses. On est pris dans quelque chose, peut-être dans les tentacules de la méduse, emporté vers le fond, comme par un tournoiement hypnotique. Sublime début, d'une beauté ciselée ! Le deuxième titre, "Frozen locks, Athenas Curse", mêle diverses voix un peu déformées, ruissellements divers, frottements percussifs : des esprits , tranformés en pierre (c'est le sens des mots prononcés en plusieurs langues), ont répondu à l'invocation, tout ce palais enfoui vit d'une vie abyssale. Dans le titre trois (et non le deux comme indiqué sur bandcamp ?), on entend la carpe se nourrir : gargouillis, claquements de mâchoires, mastication, bruits auxquels le percussionniste répond par de brefs gestes sonores, à tel point qu'on se sait plus très bien qui fait quoi. Morceau vraiment troublant ! "Ode to Emperor Justiianus" prend l'allure d'une composition de hard rock, avec des riffs épais de guitarviol, des percussions très présentes, le tout de plus en plus saturé : hommage emphatique, monumental au commanditaire de ce lieu d'exception, qui contraste avec le précédent, et le suivant, à la fluidité aquatique, translucide, comme l'indique le titre, "Water through Glass". Pot et sculptures d'argiles, harpe, tarhu troublent l'eau, agitée, brassée, eau d'un rêve très ancien dans laquelle tout sonne étrangement... "Corinthian Song" voit apparaître un des autres motifs de cette suite, avec la flûte ténor de la Renaissance modulant un chant prenant soutenu par des percussions dramatiques. On n'est pas très loin des musiques soufies, tant est grande l'émotion contenue, tant est belle et fascinante la mélopée ! Un des sommets de cet album !

   Voulez-vous entendre l'eau rêver ?  "Water dreaming" vous plonge dans l'eau pour écouter les voix enfouies, les langues qui disent le mot "eau" de si diverses manières. Musique trouble et dissolvante des harpes frissonnantes, du psaltérion et de l'eau en mouvement, que le chant de la flûte a bien du mal à clarifier, qui ne cesse de s'agiter qu'au surgissement triplement répété d'un flux électronique unifié. Le rêve de la méduse, lui, "Medusa Dreaming", retrouve les accents de la musique traditionnelle turque, magnifiés par les amplifications, l'ajout de la harpe si exotique, avec des moments mystiques de quasi extase d'une grande suavité : étonnante évocation sensuelle de cette méduse rêveuse, tout à coup grinçante, cinglante, mais si ponctuellement, comme en jouant les affreuses ! Pièce délicieuse, suivie par "Basilica Dreaming", chœur de voix des esprits qui semblent prononcer une liturgie solennelle sur fond lointain de chuintements des harpes éoliennes. Nous sommes ensuite dans la forêt de Belgrat (ou Belgrad, dans les environs d'Istanbul, dont proviennent les pierres de la citerne), environnés par de sourdes pulsations, les ultrasons de l'arbre Rimu en train de pousser tandis que le tarhu et la guitareviol oscillent entre jubilation pointilliste et soulignements inquiétants, tels des animaux inconnus, sans doute effrayants, conviés à un festin nocturne : atmosphère de forêt hantée, comme on les imagine dans les légendes !

   Le dernier titre, "52 Steps to the Future of Water", est un poème sonore constitué des mots "rêve", "méduse, "pierre", "52 steps", articulés en plusieurs langues, dont le grec ancien, mots dits mêlés au ressac de l'eau, aux interventions improvisées des différents instruments de l'ensemble : c'est une apothéose sereine, la célébration apaisée de ce lieu magique.

   Un disque hors du temps, d'une grande somptuosité sonore, au croisement des musiques ambiantes, contemporaines et expérimentales, mais aussi traditionnelles. L'excellente prise de son, le travail de masterisation d'Erdem Helvacioğlu nous permettent de ne pas trop regretter de ne pas avoir été là ce soir-là, au bord des eaux de toujours...

 

Paru en juillet 2021 chez Neuma Records / 11 plages / 56 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 25 Juin 2021

Mári Mákó - Oudemian

  De quels ailleurs nous vient la musique de Mári Mákó, compositrice hongroise installée à Rotterdam ? Un sortilège a produit ce mélange incroyable de musique instrumentale, vocale et d'électronique en direct. Le titre Oudemian est déjà le croisement de deux mots riches de sens : Ourobouros, ce très vieux symbole du serpent qui se mord la queue renvoyant au cycle de la vie, et Demian, le titre d'un roman de Hermann Hesse dont le personnage principal cherche à être lui-même dans un monde immoral. Il se trouve que cette combinaison rencontre un vieux mot grec dont l'un des sens est aucun ! Être soi-même, n'est-ce pas n'être aucun des autres ? Les six morceaux de l'album sont censés retracer l'itinéraire existentiel de Demian se  débattant pour sortir de la crise, surmonter l'angoisse et (re)vivre.

   La voix de Mári dans les hauteurs, une "cithare" électronique programmée baptisée The Schmitt, le violon de Matthea de Muynck, la contrebasse de Julian Sarmiento, des drones sombres : "The Bell" ouvre l'album par une sorte d'incantation mystérieuse ponctuée de frappes fortes, comme si l'on entendait un troupeau dans des alpages improbables. Le saxophone de Laura Agnusdei (belle transition avec ce que je disais du titre précédent, non ?) vrombit dans les graves de "Waves", la voix perchée au milieu d'une pluie de drones. Serions-nous dans l'antre d'une sibylle ? "Shedding" marque le moment le plus trouble du combat intérieur : un véritable chaos proche de la musique industrielle, découpé par des percussions lourdes, des silences, des coups de gong, à quoi il faut ajouter la trompette déchirée de Miklós Mákó, créent une ambiance inquiétante, d'un mysticisme expressionniste saisissant. Le titre éponyme est dominé par la voix de Mári, surgie d'un fond de cithare et de drones estompés. L'atmosphère est mystérieuse, solennelle, mais apaisée. Des harmonies profondes envahissent l'espace, la voix plane, d'autres voix semblent à l'arrière-plan. Titre superbe à l'intensité chamanique, qui prend l'allure d'un rituel très ancien. "Homecoming" est un hymne foisonnant, puissamment rythmé, un peu pop, avec une coda presque a capella facétieuse entre la voix de Mári et celle de Sarah Albu. "All is all", comme son titre l'annonce, prend du recul, sorte de chant de gloire totalement dans la fusion harmonique des composantes du disque.

  Un album bouillonnant, qui brouille toutes les frontières : instruments acoustiques, électroniques, voix, se mêlent dans une liturgie d'une grande beauté, intemporelle.

Paru le 28 mai 2021, autoproduit / 6 plages / 26 minutes

Pour aller plus loin :

-album en écoute et en vente sur bandcamp :

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