musiques contemporaines - electroniques

Publié le 16 Juin 2021

Melaine Dalibert - Night Blossoms

   Sixième album du pianiste et compositeur Melaine Dalibert, Night blossoms présente six nouvelles compositions des années 2019 à 2021. Quatre pour piano solo (1 à 3 / 5) et deux avec l'intervention de l'électronique de David Sylvian, qui par ailleurs a choisi le titre de l'album et réalisé la couverture (c'est la quatrième pour Melaine).

   Les trois première pièces pour piano seul sont comme des hors d'œuvre, et en même temps des rappels des composantes esthétiques de l'univers du compositeur. "À Rebours", s'il est un hommage indirect (involontaire ?) à Joris-Karl Huysmans, est basé sur le codage binaire d'une séquence rétrograde : c'est un écho assagi du vertigineux "Litanie" sur Infinite Ascent (2020). Le piano assourdi pour éviter la saturation possible liée aux répétitions rapides de motifs (sur les trois premiers titres d'ailleurs) contribue à une ambiance feutrée, comme si les motifs se déroulaient dans un espace intérieur assez étroit, équivalent spatial de l'écriture algorithmique employée, d'un rigorisme austère. "Windmill" est plus rapide : le moulin tourne vite sur le mode lydien sa suite de courts motifs. Comme pour le premier, l'assourdissement du piano, sa limitation, me donnent peu à peu une petite impression d'étouffement. Je sais qu'il s'agit de fleurs nocturnes, le titre nous prévient, mais ne respire-t-on pas plus largement certaines nuits ? J'attends une respiration... "Eolian Scale" s'élance enfin, encore une pièce algorithmique,  mais plus proche de l'esprit minimaliste, avec une belle intrication de motifs polyrythmiques. On oublie (pas totalement...) l'instrument assourdi, séduit par cette beauté fluide, le vertige litanique de ce piano en mode continu, si je puis dire en pensant à Lubomyr Melnick. Je laisse de côté la pièce 4 pour le moment...

   Heureusement, voici "Sisters", le piano qui sonne librement. Long canon qui superpose les motifs, la pièce rafraîchit par son lyrisme, ses couleurs changeantes, son ondulation vaguement dansante. Quelle superbe pièce de transe, d'une épaisseur orchestrale magnifique !

   Depuis Ressac, Melaine Dalibert rêvait d'associer un contrepoint électronique à ses compositions algorithmiques minimales. David Sylvian réalise ce souhait sur le couple "Yin" / Yang" (pièces 4 et 6). Je passe sur les détails techniques pour faire simplement remarquer qu'elles dérivent, nous dit le compositeur, du même algorithme. L'électronique enveloppe le piano d'une traîne diaprée, prolonge les notes discontinues et leurs résonances par un réseau très fin d'échos et d'accidents sonores. Des textures troubles, déchirées, délicatement sculptées, ajoutent une dimension sensuelle, mystérieuse, à ces deux méditations au hiératisme solennel : ne se promène-t-on pas  dans un jardin de temple japonais par une nuit de pleine lune ? Deux très belles réussites d'un grand raffinement sonore !

Mes fleurs nocturnes préférées : 1) "Sisters" (5) / "Yin" et "Yang" (4 et 6)

2) "Eolian Scale" (3) 

   Si les deux premières pièces, bluettes étouffées, ne vous découragent pas, vous serez récompensés par la suite : quatre fleurs nocturnes épanouies entre Occident et Orient !

Paru le 11 juin 2021 chez elsewhere music / 6 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin

- L'association entre le piano et l'électronique vous intéresse ? Écoutez Music for piano XL d'Alvin Lucier ou The Fall d'après le November de Dennis Johnson par le pianiste Nicolas Horvath et le compositeur de musique électronique Lustmord.

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Publié le 22 Mai 2021

Tristan Perich - Drift Multiply

Multiples Splendeurs / Fastes électroniques

   Depuis les débuts de sa carrière musicale, le compositeur américain Tristan Perich est fasciné par la simplicité esthétique des mathématiques, de la physique et des codes numériques. Pour davantage de détails sur le compositeur, je renvoie à mon article consacré à Surface Image, une œuvre analogue à cette nouvelle composition, à ceci près qu'elle partait du piano de Vicki Chow. Cette fois, cinquante violons, qui jouent à partir de partitions, sont mêlés à cinquante haut-parleurs connectés avec des circuits imprimés personnalisés programmés pour une sortie audio 1-bit, les formes d'ondes numériques les plus élémentaires. J'avais déjà signalé la dimension reichienne de son esthétique : or, je lis  dans le compte-rendu d'un critique musicale que Steve Reich est devenu un admirateur de Perich depuis sa 1-bit Symphony !

   Drift Multiply est à ce jour son œuvre la plus ample, avec ses soixante-dix minutes et ses cent lignes individuelles de musiques entremêlées.

   À l'écoute, oublions la présentation technique. Restent les violons, les interactions, les drones, en strates superposées, décalées. Somptueuse tapisserie, aux irisations profondes, aux oscillations innombrables, qui berce l'auditeur, l'embarque dans ses ondes immenses, ses pulsations. Comme chez Steve Reich, les motifs ne cessent de s'imbriquer, canons minimalistes en cascades dérivantes, d'où le titre Dérives multiples, ou peut-être plus exactement Dérives se multipliant, comme si nous étions confrontés à une matière sonore organique se recréant en permanence, et ce n'est pas une des moindres surprises de cette musique très électronique quand même, que de nous donner cette impression de vie vibrante, puissante. Au fil des sections se construit une symphonie gigantesque, renaissant à chaque début de section.

   Admirable début de la troisième, où le violon presque solo évoque certains mouvements lents des compositions de Steve, d'une infinie suavité, où les boucles lentes s'ourlent d'une palette de timbres incroyable, on croit entendre des synthétiseurs, des orgues, et tout cela pulse. Pas de doute, nous avons un équivalent du prodigieux Music for 18 Musicians (1974 - 1976) de Reich, quarante-quatre ans plus tard ! Si la section 4, une des plus courtes, est la moins inventive, la plus relativement monotone, elle prépare à la cinquième, une des plus longues, creusée de surprises sonores énormes, de mouvements de fonds, parcourues de tourbillons, comme si on se trouvait dans une sphère aux parois mouvantes, traversée de mille lignes musicales, dont certaines se mettent à battre, à rutiler, deviennent sinusoïdes agitées. Pour un peu, on penserait aux folies planantes de Tangerine Dream, avec orages magnétiques qui absorbent la matière pour la transformer en fourmillements secs, en vents et rafales de particules, gigantesques trous noirs, galaxies inverses, toute la seconde partie de la section se résorbant en applaudissements abstraits. Sidérant naufrage vers le silence ! Puis la renaissance de la section 6, des lignes de violons émergeant des trajectoires particulaires... à nouveau la splendeur des couleurs, la beauté d'un hymne, les tournoiements éblouissants, les montées et les vrilles, qui débouchent sur la section sept, pulsante comme jamais, et en même temps d'une mélancolie sublime, avec en son cœur une langueur secrète, des souvenirs enfouis de musique baroque, puis tout se détraque, nouvel orage et c'est la huit, saturation électronique, drones écrasés, la levée énorme d'une force grave, un soleil crevé sur un monde dévasté, la lamentation des violons dans le ciel envahi de crachotements deviendra au fil de la section l'affirmation de nouvelles sérénités inaltérables...

   Reichienne en diable, la section neuf est la plus longue, plus de douze minutes d'une musique radieuse, presque dansante, d'un raffinement harmonique inouï. Le minimalisme le plus radical donne naissance à une prolifération merveilleuse, à une somptuosité d'une grâce stupéfiante, et quand la pulsation puissante s'enfle, propulse le tout orchestral, le volatilise par moments, se niche dans les profondeurs des pétales des violons et des tessitures inconnues, on atteint des sommets rares, une solennité chérubinique, et le combat terminal entre lumières et ténèbres est tout simplement grandiose, monstrueux. Pourtant il y a encore une section, la dixième, survivante, on croit entendre la plainte d'un accordéon sur fond de soufflerie, hommage à l'accordéoniste et compositrice minimaliste Pauline Oliveros ?

Un absolu de ce premier quart de vingt-et-unième siècle. Tristan Perich  = (Steve Reich)2

Paru en novembre 2020 chez New Amsterdam Records - Nonesuch Records / 10 plages / 70 minutes environ

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Publié le 30 Avril 2021

Takuma Watanabe - Last Afternoon
Takuma Watanabe - Last Afternoon

La Chute des Temps, peut-être...

Après des études à la Berklee College of Music de Boston, Takuma Watanabe a rejoint le tour du monde de David Sylvian. Puis, en 2008, il a constitué un ensemble de cordes augmenté de technologie d'ordinateur qui a donné des concerts de musique contemporaine et de drone. Il vit au Japon où il compose de la musique de film avec son ensemble de cordes. Last Afternoon est son premier véritable album. Il utilise des processus et des sons générés par ordinateur pour interagir avec les sons produits par les instrumentistes du quintette (deux violons, un alto, un violoncelle et une contrebasse). La chanteuse et compositrice Joan La Barbara, connue pour ses interprétations d'œuvres de John Cage, Morton Feldman ou encore Robert Ashley, intervient sur le titre 4. Le compositeur et programmeur de logiciel Akira Rabelais (qui a collaboré avec Björk et David Sylvian, et qui a étudié sous la direction de Morton Subotnick) intervient également, crédité sur bandcamp  d'un curieux "wabi-sabi", que je veux bien considérer comme un logiciel de son invention (?)... Voici ce que Takuma dit de ses compositions :

« Ces œuvres sont en relation avec des images spatiales imaginées. Il y a une sorte de vieux château caché près d'une forêt tropicale ou un laboratoire en ruine dans le désert, où je peux penser et dormir. Parfois, un étrange sens du temps issu de la littérature se surimpose pour nier ou s'ajouter à l'espace. Avant de composer, je lis et relis Anna Kavan, Borges, James Tiptree Jr., Kafka et Samuel R Delany. Ensuite, je crée des images imaginées ou reçues grâce à l'animation et je les utilise comme un projet paranormal à partir duquel je compose.

   En ce moment, je m'intéresse à la manière dont les sons sont perçus quand j'enlève le contexte historique de leur écriture. Je rends indivisible ce qui vient de l'ordinateur et ce qui est produit par l'interprétation et je provoque des interférences mutuelles entre elles pour produire une légère incertitude quant à la source du son. C'est aussi une manière méditative d'envisager le son en gardant une certaine distance par rapport à mes compositions. »

  La vidéo officielle du premier titre "Tactile", avec les images du compositeur, est plus longue que sur le disque : 5'08 au lieu de 2'46, aussi n'entendrez-vous la musique qu'à partir de 2'30. Sur une route au milieu d'un nulle part nocturne qui fait évidemment penser à Lost Highway de David Lynch, un homme seul au volant de sa voiture s'arrête et klaxonne : au milieu de la chaussée se trouve quelqu'un, qu'on ne verra jamais d'assez près pour le décrire précisément, si ce n'est qu'il semble avoir bras et jambes nus. Comme le personnage ne se met pas sur le côté, mais fait des signaux mystérieux vers le conducteur ou le ciel, le conducteur déclenche une lumière verte qui illumine l'habitacle et envoie un halo de même couleur sur "l'obstacle". Dès que le cercle lumineux l'atteint, l'individu est hissé dans les airs par un grappin et disparaît tandis que la voiture se met à tanguer et brinquebaler. Quand le véhicule ne bouge plus, l'homme sort quelques instants sous la pluie (ou la neige ?) dans la nuit illuminée par des éclairs lointains. Il avance de quelques pas, comme au ralenti, puis s'arrête, regarde le paysage vide d'un désert mamelonneux, les taches de lumière des réverbères qui bordent la chaussée. Puis il regagne sa voiture, et la musique commence à ce moment. La route semble défiler sous la voiture, il cherche quelque chose, une cigarette, l'allume. Dès la première bouffée, son corps s'arque en arrière, il se met à léviter, à flotter, monter et descendre, comme s'il rebondissait contre les parois de l'habitacle. La caméra effectue un zoom arrière : le corps continue son manège. En ce moment précis où je rends compte de la vidéo, une nouvelle de Haruki Murakami me revient en mémoire : une histoire de voiture, la nuit, une histoire étrange, très kafkaïenne, mais comme je ne remets pas la main sur le livre pour l'instant, je n'irai pas plus loin. L'ambiance est posée, et la musique s'y ajuste parfaitement. Les cordes aux sonorité déformées, sources de frottements, semblent des hallucinations auditives. Tout un monde tactile et mystérieux habite l'espace, comme des souvenirs d'esprits qui ne parviendraient pas à se manifester complètement, et qui en sont réduits à des gémissements, des soupirs.

  Ces huit pièces entre deux minutes et cinq minutes quarante sont autant de lamentos d'une beauté désolée, tel le sublime "Wavelength", avec ses sons étirés comme une après-midi qui n'en finit pas de finir. Le titre 3 éponyme (4'40 sur le disque) s'insère dans une vidéo de plus de quinze minutes, tout aussi étrange que la précédente : un "intérieur" démesuré avec des baies immenses près d'une route ; une femme allongée sur un canapé, puis assise en lotus ; une porte de placard bas qui s'ouvre et se ferme en grinçant ; une voiture qui passe, s'arrête sur une esplanade immense près d'une statue colossale ; un garçon qui rentre avec un bouquet de fleurs qu'il laisse échapper et qui disparaît dans le sol  ; le jeune homme assis prostré sur le canapé près de la même télévision à l'écran envahi de texte qui s'envole en tournant, l'entraînant dans son sillage jusqu'à ce qu'il s'absorbe en elle... Magnifique vidéo répétée trois fois... jusqu'à l'hypnose ? Allégorie troublante du pouvoir dévorant de la télévision, à laquelle le jeune homme ne résiste pas, tandis que la jeune fille l'ignore ou résiste grâce au yoga ? À vous de décider !

"Last Afternoon" : musique d'une catastrophe annoncée. Cordes froissées. Picotements électroniques. Une mélodie au piano, déchirée, tout un romantisme insidieusement massacré par des forces obscures, malicieuses. Et pourtant la mélodie tente à nouveau sa chance, encore et encore. Dans la nuit une sauvagerie tapie guette... "Text", du format d'une miniature d'à peine deux minutes, fait entendre la voix de Joan La Barbara, très en avant, grave, à laquelle répondent des cœurs éthérés et des cordes frémissantes : deux minutes magiques d'un appel envoûtant ! "Siesta" sonne comme l'irruption de voix séraphiques dans un univers de résonances, parcouru d'ondes et traversé de flux lumineux, traces d'un autre monde à la beauté en perdition... Vous voilà dans le monde des damnés, "Damned", soulevé par des lames de fond lourdes de violoncelle et de contrebasse. D'inquiétants craquements, des ricanements peut-être, comme de démons autour de vous qui grouillent, s'affèrent à des besognes innommables. L'agitation gagne, des puissances s'accroissent, puis des quasi silences chargés, recouverts de drones, se chargent de percussions métalliques, de cliquetis, des chaînes qui sait, auxquelles il faudra se résigner...Les nuages tombent ("Clouds Fall") : rien ne parvient à escalader le ciel, la plainte à chaque fois s'affaisse dans une mélancolie exténuée, c'est le spleen, on imagine que dehors il pleut, ou qu'il neige, comme dans les vidéos. Les cordes chuchotent un désespoir épais. Pas étonnant qu'on arrive à "Bruges", Bruges-la-morte, sépulcrale, dans des graves extrêmes, avec un piano (clavier) d'outre-tombe, des battements d'ailes entravées, et le ciel qui n'en finit pas de tomber en textures troubles, le tournoiement d'une bête enfermée dans la montée inexorable des brouillages...

 Pas gai, mais un disque splendide, parfaitement conçu, qui impose un univers sombre, totalement hanté.

Paraîtra en mai 2021 chez Constructive - SN Variations / 8 plages / 29 minutes environ

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Publié le 10 Mars 2021

Elodie Lauten : "Piano Works Revisited", illuminations pour piano.

   

Elodie Lauten avec Alain Pacadis et Jacno

Née à Paris en 1950, Élodie Lauten étudie le piano et l'harmonie au Conservatoire dès l'âge de sept ans, compose à partir de douze. Admise à l'Institut d'Études politiques à 18 ans, elle en sort diplômée trois ans plus tard, s'intéresse à la vie musicale en ébullition, devient l'égérie des punks parisiens après un premier séjour à New York où elle a fondé un groupe, les "Flamin youth", qui s'est séparé. Elle forme un nouveau groupe éphémère avec Jacno (voir photo ci-contre), donne quelques concerts avant de repartir pour s'installer définitivement à New York. Là, elle rencontre le poète Allen Ginsberg, chantre de la "Beat generation", qui achète un orgue Farfisa : c'est un choc majeur pour elle, qui lui révèle les possibilités de la musique électronique. Ginsberg l'initie aussi aux religions orientales, notamment le bouddhisme. Les années 80 sont pour Élodie fondamentales : étude de la musique indienne avec La Monte Young, l'un des "papes" de la musique minimaliste, méditation et composition sous la direction de quelques grands maîtres, et pour couronner le tout, un Master d'Art en Composition électronique à l'Université de New York en 1986. Depuis, elle a poursuivi une carrière de compositrice électrique et prolifique, développant un style très personnel d'improvisation. qui passe avec aisance du modal au polytonal ou à l'atonal, intègre des influences rock et jazz. N'a-t-elle pas le métissage musical dans le sang ? Son père, Errol Parker (un pseudonyme pour ce musicien français né à Oran), est un pianiste, batteur et saxophoniste de jazz...  Généralement étiquetée "minimaliste", elle préfère se dire "microtonaliste". L'envisager comme "post-minimaliste" est assez juste.

   J'ai déjà chroniqué la réédition d'un de ses étonnants opéras, The Death of Don Juan, et évoqué ses Variations on the Orange Cycle, interprétées par la pianiste Lois Svard. Piano Works Revisited rassemble en deux Cds généreux l'œuvre pour piano d'Élodie composée entre 1983 et 1995. C'est d'une beauté, d'une fraîcheur et d'une inventivité inouïes. Le premier disque s'ouvre avec les "Piano Works", en cinq parties. Motifs répétitifs et improvisation flamboyante pour le piano, accompagné par des séquences de synthétiseur analogique en guise de basse étrange, par des boucles de différents sons ambiants (eau, voitures sous la pluie, flippers...). L'esprit du New York underground transcendé par une compositrice inspirée, en train de ré-enchanter le piano, d'en faire le vecteur des émotions d'aujourd'hui. Le "Concerto for Piano and Orchestral Memory", contemporain de son opéra The Death of Don Juan, occupe les huit plages suivantes. Aux matériaux précédemment évoqués, il faut rajouter un arrière-plan orchestral modifié électroniquement, ce qui donne une pâte sonore dense, en perpétuelle mutation. Des climats très différents se suivent : ambiance débridée, fantomale, un petit côté Nuit Transfigurée à la Schoenberg. C'est confondant de liberté, d'une somptuosité sauvage, ravagée, jubilatoire. Le premier disque se referme avec un très beau tango qu'Élodie chante en français de sa belle voix de mezzo.

  Le disque deux nous permet enfin d'entendre la compositrice interpréter les "Variations On The Orange Cycle" : trente six minutes de bonheur, à mon sens le sommet de la littérature pianistique de ces trente dernières années avec les Inner Cities d'Alvin Curran, les Études de Pascal Dusapin (liste non exhaustive...). Après la lumière viennent les brumes de la curieuse "Sonate modale", piano doublé de compositions électroniques fondues dans la pénombre des harmoniques, le tout enregistré en direct à la Music Gallery de Toronto en 1985 : beau comme un éclair dans une mine d'anthracite !

   On l'aura compris : un disque indispensable, essentiel, magnifique d'un bout à l'autre.

Paru en 2009 chez Unseen Worlds Records / 2 Cds, plus de deux heures de musique.

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(Republication / Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 mars 2021)

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Publié le 5 Février 2021

Yannis Kyriakides (5)- Face

   Je poursuis mon exploration de l'œuvre du compositeur chypriote grec Yannis Kyriakides, installé partiellement aux Pays-Bas où il a fondé avec Andy Moor le label Unsounds consacré aux musiques contemporaines expérimentales et à l'art sonore. Avec Face, sorti à la mi-janvier, Kyriakides nous livre une composition multimédia pour voix, violon, piano, flûtes et électronique en direct, vidéo. La partie acoustique est interprétée par l'ensemble Electra, exclusivement féminin. La partie électronique revient au compositeur. Je m'en tiens pour ma part comme d'habitude à la partie sonore, éventuellement visuelle, la photographie étant elle aussi de la partie. Face interroge notre rapport avec notre visage, tel que nous le percevons et tel qu'il est perçu par les autres, en changeant sa surface familière avec d'autres représentations. Ce rapport a été modifié, troublé, par la pratique de l'anthropométrie depuis les débuts du vingtième siècle, et, bien évidemment, les outils de plus en plus répandus de reconnaissance faciale automatique, qui se substituent à la perception intuitive de la ressemblance, au processus humain d'identification. Le livret comporte un certain nombre de photographies de l'artiste néerlandais Johannes Schwartz, qui s'inspire de masques de musées, d'images de visages dans les magasines de mode et la publicité, et qui a utilisé un scanner pour transformer les visages des membres d'Electra en portraits inquiétants, distordus, un peu à la manière de ceux du peintre Francis Bacon.

Yannis Kyriakides (5)- Face

Ce trouble de la représentation se retrouve sur le plan sonore, qui combine sons acoustiques et sons générés par ordinateur de telle manière que les seconds paraissent comme des doubles synthétiques des premiers, et qu'ils viennent troubler le processus d'identification des sons, brouillant les frontières, se plaisant à distordre les sons acoustiques pour les rendre totalement étranges. Le texte, dû à la poétesse néerlandaise Maria Barnas, combine plusieurs voix. En italiques, une série de conseils ou d'ordres pour agir sur notre image en abaissant les paupières ou en étirant les lèvres par exemple, avec des remarques sur les effets émotionnels produits, les troubles de la personnalité induits. En gros caractères italiques, des adjectifs ou participes passés étiquetant la lecture du visage qui en résulte, par exemple AGITATED / INFURIATED / PETRIFIED / CHOKED / MAD. Enfin, en caractères ordinaires, nous suivons le ressenti de celle qui se livre à cette intrusion visant à modifier son apparence... Voilà du moins ce que j'ai cru comprendre à la lecture du livret, qui figure in extenso sur le vinyle. On s'y perd un peu, parce que tout le texte n'est pas dit dans le disque, il doit accompagner la vidéo. J'ai aussi entendu des mots que je n'ai pas trouvés dans le livret. Peu importe !

Je vous sens découragés. « Encore une œuvre trop intelligente, conceptuelle, accouchant d'une musique aride, inaudible, pour initiés... » Si tel était le cas, elle ne figurerait pas dans ces colonnes, je vous rassure. Ce que j'aime chez Kyriakides, c'est que sa grande intelligence est au service d'une musique vraiment belle. D'ailleurs, vous pouvez oublier tout ce que je viens d'écrire et fermer les yeux, vous concentrer sur la musique, d'une constante inventivité, et admirable d'un bout à l'autre.  Le dialogue entre la voix nue de la soprano Michaela Riener et les voix synthétiques, distordues, insinuantes, visqueuses, figure magistralement une sorte de combat entre l'humain et le mécanique, le synthétique, dont la soprano semble sortir victorieuse, à tout le moins libre malgré toutes les pressions exercées pour qu'elle abandonne son naturel. L'autre dialogue, qui se mêle au précédent, le ponctue, le redouble et l'adoucit, le désamorce : violon, flûte, piano ( et ponctuellement piano préparé ?) accompagnent le parcours de la victime des tentatives de déréalisation dont elle est l'objet, mais l'électronique aussi, au fond, qui comble le fossé entre acoustique et synthétique, ou plutôt le trouble, le féconde. L'hybridation génère non de la laideur, mais une beauté étrange. La surface formelle se creuse. L'apparence est masque et « Dans le masque les lignes sont reconnues comme spectre, cauchemar, bouffon, esprit, ancêtre, sorcier ou plus particulièrement : un nuage noir avant l'arrivée de la pluie. » La musique cerne au plus près ce mystère des métamorphoses à fleur de peau, ce mystère des mondes possibles qui n'attendent qu'un geste pour apparaître. Qu'est-ce que le moi, son apparence ? Que reste-t-il de lui quand on cherche à plaire à tous ? La protagoniste a l'impression à un moment d'être tous les visages modelés en plâtre sur des modèles vivants par un anthropologue néerlandais dans les années 1910 en Indonésie.

Yannis Kyriakides (5)- Face

   Que reste-t-il du moi quand ma vérité sera exprimée par les data des logiciels de reconnaissance faciale, lesquels liront mes expressions ? Qu'est-ce qui restera derrière... que je déguiserai ? La musique de Kyriakides explore les interstices, les distorsions, les surgissements. Dans ce questionnement, cette refondation de l'apparence, sa mise en abyme, elle virevolte avec une précision gracieuse, scalpel étincelant qui fait surgir des monstres sonores, des archipels improbables. L'auditeur est aux aguets, ravi par la merveille qui sourd partout où on ne l'attend pas. Cette musique est d'une fraîcheur éblouissante, inouïe ! Écoutez l'entrée des masques au titre 3, "Mask" : piano préparé ciselé, ligne électronique fluctuante à peine derrière ; le chant pur de la soprano dans "Anthropometry", qui vacille et se fissure sur quelques notes de piano et un drone léger avant l'entrée des voix glissantes des sirènes synthétiques ; le piano coulant comme eau vive au début de "The Reflection", rejoint par d'inquiétantes textures filées ; le magnifique dialogue dans "A Mechanical Truth" entre la flûte, le piano, et des voix caverneuses, des infra-voix surgies des tréfonds lointains de l'espèce, des bribes vocodées, puis le chœur des grâces, le violon joyeux malgré l'invasion des instructions manipulantes, comme minées par des dépressions. Reste la voix humaine, multipliée en miroir, épousée par le violon et un son très fin comme un tissu de soie sur le mystère.

Un disque prodigieux, inépuisable, celui d'un des grands génies musicaux de ce temps, Yannis Kyriakides. Une splendeur sonore !

Paru le 15 janvier 2021 chez Unsounds  / 6 plages / 47 minutes environ

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Publié le 20 Novembre 2020

Jasmine Guffond & Erik K Skodvin - The Burrow

   Après une collaboration entre la compositrice de musique électronique Jasmine Guffond et Erik K Skodvine de Deaf Center (duo fondé en 2003 avec Otto A Totland) lors du dixième anniversaire du label berlinois sonic pieces en 2019, Monique Recknagel, la dirigeante de cette maison, a souhaité qu'elle débouche sur un disque, qui est sorti fin octobre 2020 sous le titre The Burrow (Le Terrier). Où l'on retrouve Franz Kafka, puisque Le Terrier (Der Bau) est son dernier récit, resté inachevé et publié de manière posthume en 1931, sept ans après la mort de l'écrivain. Ce choix est évidemment en rapport avec l'étrange année 2020. Le narrateur, mi-homme, mi-animal, souhaite édifier une demeure parfaite pour se protéger de ses ennemis. Il ne cesse d'y apporter des modifications, mais cela ne l'empêche pas de vivre dans une terreur quasi permanente. « La plus belle chose au sujet de mon terrier est sa tranquillité. Bien sûr, elle est trompeuse. À tout moment, il peut être détruit, et tout sera terminé. Pour le moment, cependant, le silence m'accompagne. » Une parabole animalière sur la paranoïa galopante de nos sociétés hyper-protégées, qui se sentent paradoxalement toujours plus menacées.

  Chaque titre porte le nom d'un animal éteint ou en voie d'extinction. Jasmine manie son ordinateur portable et des cymbales, tandis qu'Erik joue du piano, de l'orgue Farfisa, des percussions et des retours. Ils sont rejoints par la musicienne finnoise Merja Kokkonnen qui improvise des vocaux sans paroles.

  Avec "Spririfer", nous voici peut-être à l'intérieur de la coquille bivalve de ce coquillage disparu. Des nappes sonores s'étirent, se chevauchent lentement jusqu'à l'entrée du piano, sépulcral, minéral, qui descend un escalier de pierre. La voix de Merja l'accompagne de son lamento murmuré, prolongé d'échos. L'atmosphère est lourde, prenante, celle d'une prière désespérée qui se déploie en envolées fulgurantes à la limite du cri. Superbe entrée dans ce disque chamanique ! "White eyes", cymbales frémissantes sur fond continu, nous plonge dans le terrier traversé de bruits sourds. Dans ce monde souterrain pour albinos, des millions de chauves-souris font un vacarme qui tapisse toutes les parois sonores, comme la démultiplication de toutes les peurs provoquées par les ténèbres environnantes.

L'animal fouisseur, "The burrower", est en activité. Il creuse, respire, on creuse, ça respire : qui sait ? Les textures électroniques tenues, les grattements percussifs infimes mènent l'habitant souterrain à un orgasme d'horreur proche de l'étouffement tandis que les coups se rapprochent, que tout gronde comme d'énormes animaux invisibles et tout proches.

   Le titre suivant, "Cozumel Trasher" est probablement déformé par une coquille. Ne faudrait-il pas lire "Cozumel Thrasher", qui désigne le moqueur de Cozumel, un oiseau qui vivait sur l'île de Cozumel au large du Yucatán ? On peut  y voir sinon le dérivé de l'adjectif "trash", bien sûr, mais le sens est rien moins qu'évident. "Des explosions sourdes de drones ouvrent le morceau. Puis une note tenue apporte sa lumière au milieu des déflagrations, quelque chose surgit lentement, en vrilles d'orgue crescendo, des vagues balaient l'espace, mais des objets inconnus créent une atmosphère de cauchemar, comme des terrassements anarchiques, proliférants, qui empêchent les sources d'espérance de gagner. C'est un immense combat, de plus en plus obscur, hanté, peuplé de voix caverneuses d'esprits défunts.

   Le dernier titre, "Swan Galaxias", renvoie, comme son nom ne l'indique pas, à un poisson, le Galaxias Fontanus, poisson endémique en danger critique de l'est de la Tasmanie. Nous sommes en eaux profondes, dans des ondulations électroniques glauques. Tout résonne, rayonne, et la voix de Merge retentit comme celle d'une sirène au milieu des grondements, des grognements. On entend des sortes d'oiseaux emprisonnés, la tension monte, l'orgue étend une nappe lourde et lumineuse sur ces fonds inquiétants en proie à des surgissements vertigineux. Le piano brode une mélodie de boucles sombres trouées de cris terrifiants. Nous sommes emportés par un maelstrom, qui se calme pourtant, déchiré par la voix de mouette folle de Merge, bouleversante de déréliction contenue, rentrée... C'est le piano qui conclut, solennel, implacable, ce voyage dans le terrier de nos peurs.

  Une musique impressionnante d'une sombre beauté.

Paru le le 30 octobre 2020 chez sonic pieces / 5 plages / 37 minutes environ.

Et vous, que voyez-vous ou croyez-vous voir par les multiples fentes de ce disque vert ??

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Publié le 12 Octobre 2020

  (Suite de l'article précédent) Annie Gosfield n'a pas toujours la tête dans les étoiles. Alors qu'elle vivait à Valencia, en Californie, elle se promenait souvent dans la ville-fantôme voisine, Mentryville, qui lui a inspiré un des titres de Lost signals and drifting satellites. Elle a recréé l'ambiance étrange de la cité abandonnée à l'aide de son piano préparé, dans lequel elle a placé des matériaux métalliques, du bois, du caoutchouc, entre et sous les cordes, qu'elle frappe avec un maillet de caoutchouc, produisant des sons qui coexistent avec ceux obtenus par la voie traditionnelle; rien d'étonnant au pays de John Cage, mais une belle illustration de la fécondité actuelle de l'invention. Avec The Harmony of the body-machine, titre pris dans un livre de H.G. Wells, elle signe une collaboration impressionnante avec la violoncelliste Joan Jeanrenaud, dont elle exploite l'incroyable virtuosité technique pour la faire dialoguer avec des sons industriels enregistrés dans des usines de Nuremberg : nouvelles harmonies, infinis bercements du métal adouci, respirations organiques de la matière caressée par le violoncelle, engendrent une mélancolie post-humaine, celle d'un monde où l'homme n'existe plus qu'à l'état de trace. En écoute, "Mentryville", pour piano préparé.
Annie Gosfield (2) : le chant retrouvé des machines.

  Flying sparks and heavy machinery, paru en 2001 chez Tzadik comme ses trois autres albums, rassemble deux œuvres liées à sa résidence en Allemagne, à Nuremberg. "Ewa7", un morceau en trois parties de plus de quarante minutes, intègre la machinerie lourde des usines en tant qu'interprètes, soit en direct comme ce fut le cas lors d'un concert donné sur l'un des sites industriels explorés, soit en tant qu'échantillons sonores mixés et joués sur les claviers de la compositrice. Ewa7 est au final un voyage fascinant, galvanisant, au cœur de l'énergie, depuis la rotation initiale des moteurs qui démarrent jusqu'à la chambre de combustion, chaque étape accompagnée par l'entrée en scène d'un instrument (clavier échantillonné, guitare électrique préparée et percussions "traditionnelles"). L'ajout de nombreuses percussions métalliques, lourds cylindres et autres, frappées contre les machines elles-mêmes, contribue à donner à cette plongée une force extraordinaire. Voilà une artiste qui écoute le monde en face, sans a priori, pour en faire jaillir les beautés ignorées. Des lourdes machines sourdent une lumière, une émotion inattendues. Elles se mettent parfois à danser un sabbat frénétique, ou bien alors semblent bégayer un langage qui n'attend que notre oreille pour nous dire cet au-delà des épaisseurs et des opacités, et, qui sait, la fusion de l'homme et de la machine. Un monument de la musique contemporaine, expérimentale et électronique !!
   Le titre de l'album est celui du second morceau, écrit pour quatuor à cordes et quatuor de percussions juste après son retour à New-York. Tandis que les cordes explorent les micro-tonalités et toutes les ressources acoustiques pour suggérer les étincelles volantes du titre, les percussions évoquent l'univers industriel de la machinerie lourde, dans un dialogue inspiré du constructivisme, enrichi par des rencontres de hasard et ménageant des espaces apaisés où l'on peut écouter les infimes bruissements de la matière. Il y a quelque chose de japonais dans ce morceau, qui me fait penser aux compositions de Kaija Saariaho consacrées aux jardins japonais, pour l'espèce d'austérité suave qui se dégage de cette joute impeccablement menée.

(Nouvelle publication d'un article du 2 mai 2008, avec nouvelles images - numérisations de mes pochettes - et nouveaux sons, hélas bloqués, d'où d'autres illustrations sonores, pas toujours en phase avec l'article, j'en suis désolé)
 

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Publié le 12 Octobre 2020

Annie Gosfield (1): la musique est l'avenir de tous les sons.
 
   Après Eve Beglarian, Julia Wolfe (cf. article du 15 mars 2008), me voici sur la piste d'une autre immense compositrice américaine, Annie Gosfield. Née à Philadelphie en 1960, elle vit à New-York. Claviériste, improvisatrice, elle s'intéresse aux sons non-musicaux, davantage séduite dès le plus jeune âge par les oscillations sauvages d'une alarme de voiture, les trépidations de baratte d'un camion qui fabrique le ciment, les pianos cassés, les grésillements entre les stations de radio, que par les comptines. Ajoutons le choc occasionné par Come out (1966), pièce de Steve Reich dans laquelle celui-ci travaillait à partir de cinq mots prononcés par un jeune noir, diffusés à l'unisson en boucle sur deux voies qui se déphasent progressivement, créant réverbérations, canons, démultiplications, et qui ne gardent des mots, devenus inintelligibles, que les motifs rythmiques et le phrasé de l'intonation, pièce que son frère aîné écoutait la tête entre les haut-parleurs de sa chaîne, et l'on aura une idée assez juste de l'ouverture musicale d'Annie Gosfield, bien décidée à révéler la beauté des sons dits non-musicaux. Sa démarche pourrait sembler rejoindre celle des musiques industrielles, mais elle me semble adopter le mouvement exactement contraire. Tandis que ce courant musical, très influencé par l'esthétique punk, se veut agressif et destructeur en reniant l'harmonie et tout ce qui pourrait flatter l'oreille -pour aller très vite !, plongeant l'auditeur dans un univers sonore saturé, brutal, Annie Gosfield tend l'oreille pour débusquer la musicalité dans l'univers quotidien, apprivoise les sons industriels pour qu'ils livrent la musique qu'ils ont en eux, une musique proprement inouïe, donc jamais mièvre ou flatteusement séduisante : incroyable, étrange, la matière qui s'ouvre pour chanter du fond de ses interstices...
    Rassurez-vous toutefois, elle travaille aussi à partir de matériaux musicaux conventionnels (instruments solistes, ensemble de chambre)...pour les faire sonner autrement, en les confrontant à des sons électroniques, échantillonnés, en jouant sur des micro-tonalités, des intervalles inédits, le désaccordage et la préparation des instruments, en cela dans la lignée de John Cage et de son invention du piano préparé dans les années quarante. Sa musique, jouée par de nombreux artistes de part le monde, est disponible sur quatre disques, tous parus sur le label du saxophoniste John Zorn, Tzadik, label entièrement dédié à la musique expérimentale, d'avant-garde.
 
  Paru en 1998, Burnt ivory and loose wires rassemble pour l'essentiel des œuvres dans lesquelles le clavier échantillonné d'Annie Gosfield joue un rôle central. Elle y est accompagnée, selon les morceaux, par la guitare électrique préparée de Roger Kleier, qui l'accompagne souvent sur scène, les percussions de Jim Pugliese et Christine Bard, le violoncelle de Ted Mook. Le dernier titre a été écrit pour le quatuor de saxophones Rova. La couverture très surréalisante est à l'image de cette musique étrangement onirique, exploration joyeuse d'univers sonores improbables surgis des percussions métalliques, du clavier préparé et désaccordé, qui utilise parfois des échantillons de vibraphone frotté par un archet, de la guitare touchée par un archet électronique. Ivoire brûlé du piano et cordes détendues, nous indique le très beau titre de l'album. L'un des morceaux est quant à lui titré "The Manufacture of tangled ivory" : fabrication d'ivoire embrouillé, emmêlé, avec l'impression de rentrer dans un labyrinthe où les sons se tordent, se transforment sans cesse, nous sommes dans l'antre même de Tubal-Caïn, dans la forge primordiale. Le résultat est d'une splendeur presque constante, d'une fraîcheur et d'un dynamisme exaltants encore dix ans plus tard, faisant paraître corsetées et poussives bien des musiques plus récentes. Annie Gosfield, une oreille...sans œillères, une créatrice au sens plein du terme.
  
Annie Gosfield (1): la musique est l'avenir de tous les sons.

   Lost signals and drifting satellites, paru en 2004, est le troisième et avant-dernier en date des disques de la compositrice parus chez Tzadik. À part un court morceau où elle apparaît en solo, l'album regroupe des œuvres où les cordes interviennent soit seules, soit en interférant avec des sons électroniques. On y trouve un véritable quatuor à cordes, Lightheaded and heavyhearted, écrit nous dit-elle alors qu'elle souffrait de vertiges et se sentait étourdie, la tête vide : des moments à la mélancolie tranquille alternent avec des passages au dynamisme plus agressif pour construire un paysage mental sensible, à l'écoute des sons de l'âme. Le deuxième morceau, qui donne son titre à l'album confronte le violon de George Kentros à des enregistrements de satellites, d'ondes courtes et de transmissions radios, dans un troublant jeu d'échos qui brouille les limites entre sons musicaux et non-musicaux. Je présenterai les autres titres dans l'article suivant.
- le
site de la compositrice, avec d'assez nombreux extraits en écoute.
(Nouvelle publication d'un article du 24 avril 2008, avec nouvelles images - numérisations de mes pochettes - et nouveaux sons)

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