musiques electroniques etc...

Publié le 16 Novembre 2018

Amuleto - Misztériumok

   Misztériumok (Mystères en hongrois) est le troisième album du duo italien Amuleto, composé de Francesco Dillon et de son cousin Riccardo Wanke, le premier sur three : four, maison de disques de Lausanne qui se consacre plutôt aux musiques expérimentales. Ils disent s'être inspirés ici de vieux négatifs sur plaques de verre au bromure d'argent chinés à la "Feira da Ladra", cet étonnant marché aux Puces de Lisbonne. C'est l'un de ces négatifs qui donne le visuel du disque. Les clichés montrent des scènes de la vie familiale européenne au début du XXe siècle, emprunts de ce qui semble une éphémère sérénité et du sentiment d'une crise imminente, d'une perte. Les deux musiciens utilisent le violoncelle, l'électronique, l'harmonium, le piano, la guitare ainsi que des sons de terrain pour suggérer et mêler ces deux impressions.

   Dès le premier titre, "Der Turm", on est plongé dans une atmosphère épaisse, peut-être le violoncelle distordu, tremblotant sur une autre ligne parcourue de micro saccades, comme une sorte de mouche vrombissante immobile, puis le rideau se déchire, l'ensemble des sons donne l'impression d'une cornemuse accompagnée par un ventilateur grondant, le tout avançant par hoquets espacés, parfois parcouru de sons vaguement vocaux, hanté par l'harmonium déchiré. Voilà un monde étrange, vivant d'une vie mystérieuse, le titre ne ment pas. C'est dense et prenant, cette mixture de sons acoustiques et électroniques !

      "Urlicht" se présente comme une sorte de cantate pour harmonium qui s'étoffe de drones harmoniques, de vagues ondulantes se froissant, se chiffonnant de bruits sourds. Pièce abyssale, somptueuse, entre mediums plus clairs et graves profonds, entre clarté et ténèbres chantantes - des voix sont enchâssées dans le continuum. Le titre est celui d'un chant populaire utilisé par Gustav Mahler dans le quatrième mouvement de sa seconde symphonie. En voici la traduction, puisque le thème de la musique de Mahler inspire la musique du duo :

Oh petite rose rouge !
L’Homme gît dans la misère !
L’Homme gît dans la douleur !
J’aimerais plutôt être au Ciel.
Je suis arrivé sur une large route :
Un angelot est venu qui voulait m’en détourner.
Ah non ! Je ne m’en laissai pas détourner !
Je viens de Dieu et veux retourner à Dieu !
Le Dieu bien-aimé me donnera une petite lumière
Qui m’éclairera jusqu’à la bienheureuse vie éternelle !

La musique oscille entre douleur et montée mystique, apparitions transcendantes qui la vrillent de troubles distorsions, de lumières chavirantes et voilées de vendredi saint

   Avec "Salamander", l'atmosphère est à l'explosion, aux bondissements d'un esprit facétieux et grotesque qui génère une pyrotechnie sonore ébouriffante avant de laisser place à des gestes élégiaques d'une grâce saturée de bruits envahissants. Les rebonds du violoncelle amplifié dans les graves ouvrent "Untitled with Eye, Hand, Moon and Dog", morceau aux accents poignants, d'une lenteur solennelle. Très vite, on sombre dans une messe expérimentale d'une beauté brute, sauvage, scandée par des cadences intenses de violoncelle et de drones, des stridences. Pourtant, l'apaisement se profile dans une longue coda grave au violoncelle sur fond intermittent de larsens. Assurément une pièce splendide, envoûtante !   

   Un troisième titre allemand pour le dernier morceau, "Nebeltanz", danse de brume ou de brouillard : appels entrecroisés, énigmatiques, traversés de rires grinçants, sur lesquels des cordes démultipliées viennent poser un voile fantastique, d'une fastueuse texture enrichie de sons allongés qui semblent s'enrouler sur eux-mêmes dans des mouvements voluptueux, puis tout s'accélère, se mêle dans le vortex final de la disparition.

   Depuis que j'ai découvert ce disque, j'y reviens régulièrement, fasciné par la manière quasi diabolique dont les deux compères nous embarquent dans ce monde à la fois ténébreux, vibrant et d'une sidérante beauté.

Un disque remarquable !

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Paru en avril 2018 chez three : four records / 5 plages / 44 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

 © Dionys

© Dionys

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Publié le 28 Mars 2018

Sarah Peebles - Delicate Paths

   Il est temps de revenir au passionnant label Unsounds, fondé par le guitariste Andy Moor, le compositeur et artiste sonore Yannis Kyriakides et l'artiste visuelle Isabelle Vigier pour promouvoir des musiques expérimentales, hybrides et singulières (petit clin d'œil au passage...). Curieusement, je laisse pourtant passer certaines de leurs parutions, alors il est temps. Temps de parler de ce disque de la compositrice, improvisatrice et installatrice Sarah Peebles, américaine qui travaille à Toronto à partir de sons de terrains, de sons trouvés, en vue de performance en direct assez variées. Elle joue aussi du shō, un petit orgue à bouche japonais, instrument qui est à la base de Delicate paths. Le shō est fait de roseaux de bambous qui donnent, une fois fumés si j'ai bien compris et enduits de malachite moulue, recouverts d'un mélange à base de cire d'abeille, les tuyaux de cet orgue au timbre si particulier. Il comporte également des anches en bronze (la page du label présente l'instrument assez en détail, photographies à l'appui). C'est dans les années quatre-vingt, alors qu'elle étudiait la musique au Japon, que Sarah Peebles s'est intéressé à cet instrument traditionnel qui viendrait d'ailleurs à l'origine de la Chine.

   Le disque alterne des solos de shō improvisés, intitulés "Resinous Fold", avec deux "Delicate paths" où elle joue avec deux ou trois autres musiciens et une composition électroacoustique de plus de treize minutes, "In the Canopy".

   Les "Resinous Fold", qu'on pourrait peut-être traduire par les "Replis résineux" nous transportent dans la musique de cour japonaise, le gagaku, une musique raffinée, très contemplative, qui nous fait entrer dans les sonorités de l'instrument. Les pièces, multi-pistes, sont en effet enregistrées par des micros placés très près de l'instrument, selon différents angles, dans une pièce relativement sèche. Des drones harmoniques résultent des sons tenus circulant dans l'instrument avant de s'en échapper par plusieurs orifices, enveloppant l'auditeur dans des volutes immatérielles.

    Les deux  premiers chemins délicats se font en compagnie d'Evan Parker aux saxophones et de Nilan Perera à la guitare électrique et aux effets divers. Evan Parker donne l'impression d'une jungle végétale naine qu'on survolerait de près, et qu'on traverserait même pour dénicher les sons à leur naissance. Ses saxophones s'emballent ensuite brièvement pour épouser les aplats du shō avant de jouer aussi des notes tenues. Une mini-floraison percussive anime ces paysages sonores qui changent très vite, happés par les nappes hypnotiques du shō. Le troisième, avec la chanteuse indienne Suba Sankaran, est évidemment un pont entre ces deux grandes cultures musicales. Voilà un raga inédit, luxuriant, le chant se faufilant entre les poussées harmoniques de l'orgue à bouche...

   "In the Canopy", pièce électroacoustique, est, nous dit la compositrice, inspirée par ses expériences lorsqu'elle enregistrait oiseaux et abeilles en Nouvelle Zélande. Je passe sur les précisions apportées par la pochette du disque. Le titre complet en est : "Meditations from Paparoa and Kapiti Island". Le disque ne propose que la première partie de ce travail qui accompagnait une méditation sur le mouvement, la lumière, l'ombre et la couleur, dans une forêt, méditation créée par deux réalisateurs, John Creson et Adam Rosen en 2013. Nous sommes donc à proximité des insectes, des oiseaux, autant de présences invisibles qui tracent dans l'espace des sillages sonores presque imperceptibles : froissements, ondes qui se propagent, murmures et fragments de chants, s'entrecroisent, se superposent, se répondent, créant une fresque tout en transparences, flottements, avec à l'arrière-plan parfois quelques mouvements plus graves, mais eux aussi perçus dans un halo d'une grande douceur. La fin s'anime de roulements dans lesquels se glisse in extremis le shō. C'est très beau, épuré !

   Vraiment un disque à savourer dans le silence. Digipack superbement illustré, avec les notes abondantes et très intéressantes de Sarah Peebles (ça change des pochettes laides et vides ou illisibles !).

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Paru en 2014 chez Unsounds / 8 plages / 67 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- la page du label consacré à l'album (avec un extrait en écoute)

- l'album en écoute et plus :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Publié le 24 Novembre 2017

Orson Hentschel - Electric Stutter

   Né à Düsseldorf en 1985, Orson Hentschel a suivi une formation classique avant de sortir son premier disque, Feed the Tape, en 2016 : un album orienté vers la musique minimaliste. Avec son nouvel opus, Electric Stutter, il s'oriente davantage vers les musiques électroniques et expérimentales, avec une forte proportion de sons synthétiques tout en gardant un goût certain pour la mélodie, et ce que j'appellerai la découpe sonore, car il a évidemment un sens de l'épure, de la spatialisation du son. S'il se dit influencé par des groupes ou artistes comme Massive Attack, Portishead ou Björk, il intègre aussi des passages pulsants très marqués par Steve Reich.

Le premier titre, éponyme, est en effet une sorte de bégaiement électrique poinçonné d'un bit rapide. Croisement improbable de musique industrielle, de trip-hop un brin martial et de dérapages expérimentaux troubles, le tout ne manquant pas d'une réelle grandeur glacée, à l'image de la pochette, digne héritière de celles de Kraftwerk. La fin au synthétiseur est très cinématographique. "Montage of bugs" allie vagues brumeuses et virgules nerveuses, comme des biffures, du Massive Attack décanté à l'acide, d'une lenteur hypnotique, le tout nous menant à une fin quasi ambiante. "Paradise future" hoquète sur fond d'orgue, nous bombarde de charges percussives, musique pour des métropoles dévastées envahies par les robots. Le morceau s'enfle, très pop-rock, et en même temps d'un lyrisme désolé, implacable, comme un petit prélude à l'apocalypse. Le disque est vraiment bien parti, et "Fade in, Fade out" nous emmène encore plus loin, voyage voilé qui va et qui vient, soudain troué par des voix synthétiques étranges, des vrilles de claviers, une cavalcade mécanique qui n'est pas sans évoquer le "Music for 18 instruments" de Steve Reich.

   Orson Hentschel a la veine épique ! Après un tel sommet, "Single Night" déçoit, musique électronique convenue pleine de tics, un peu poussive et clinquante. Passons ! Le début de "Wailing Sirens", c'est une réécriture réussie de "Music for 18 instruments" (encore lui !!), et les sirènes chantent, tourbillonnent comme des frelons, se disséminent par toute la ville, orage magnétique et majestueux à la fois. Superbe ! "Machine Boy" développe des trames froissées, déchirées, dans une ambiance de bouge halluciné, puis les machines se détraquent dans un bruitisme que viennent transcender les claviers en boucles obstinées dans un crescendo fou et grand guignolesque. Houah ! Vite, des "Tremoli" ! L'orgue fait des gammes qui s'accélèrent, tout se met à tourner sur fond de drones, vertige extatique, givrage étincelant, le ciel devrait exploser... implose sourdement, et ça recommence, exténuante giration qui embrase peu à peu toute l'atmosphère ! Tout cela n'était-il qu'un "Cyber Circus" ? Cette courte pièce grotesque évoque une fête foraine déréglée... quel cirque inquiétant, presque dissonant, un peu comme un jeu de massacre... pas ma tasse de thé !

Enlevez "Single Night" et "Cyber Circus" (titres 5 et 9), il reste un excellent disque, bande sonore inspirée d'un imaginaire dramatique.

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Paru en 2017 chez Denovali Records / 9 plages / 53 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- 3 titres en écoute sur la page consacrée au disque sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc...

Publié le 20 Juin 2017

Jasmine Guffond - Traced

Un sensuel rêve post-humain  

   Deux ans après Yellow Bell, l'austalienne Jasmine Guffond publie son second disque, Traced, sur le même label berlinois sonic pieces. Sa musique est inspirée, nous dit-on, par la surveillance numérique et tous les logiciels de reconnaissance faciale et autres qui traduisent en algorithmes les manifestations humaines. Dès le premier titre, "Post Human", nous sommes plongés dans un univers étrange, saturé de palpitations, de surgissements inquiétants. Quelque chose vit, se perpétue. L'humanité n'est donc plus qu'un souvenir ? Cette musique électronique n'est toutefois qu'à demi-désincarnée, comme si elle conservait l'empreinte d'une présence. Une voix déformée, puis multipliée, hante "GPS Dreaming", curieuse composition post-industrielle minimaliste aux allures d'ambiante stratosphérique dans sa dernière phase. "Vision Strategy Coordinators" souffle une musique glaciale, idéale pour un film d'horreur dans un monde dévasté. La voix dévocalisée - si l'on peut dire - joue dans les interstices et les respirations de ce palais des miroirs. Tout se fragmente, éclate en micro éclats sonores dans "Swan Song", mais plusieurs couches viennent adoucir l'atmosphère, souvenirs de saxophones, drones dématérialisés autour d'un cercle de pointillés, comme le toucher sensuel d'êtres machiniques. Jasmine Guffond sait faire sourdre de ce monde électronique un trouble orgasmique, une douceur pénétrante. Ce chant du cygne nous envahit progressivement, nous émeut par son élégante beauté élégiaque. "Say Yes" s'inscrit dans cette finesse d'écriture. Les voix s'enroulent autour des boucles claires des synthétiseurs comme un nouveau chant des sirènes nageant parmi les drones et les écueils. Le dernier titre, "Boundless informant", est plus paresseux : l'impression d'un voyage en train, à base de drones et de cliquetis, assez monotone, avec un fondu lancinant de voix et de claviers. Dommage, car les autres titres valent vraiment le détour.

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À paraître en juillet 2017 chez sonic pieces / 6 titres / 45 minutes / Vinyle et numérique

Pour une fois je suis en avance...

Pour aller plus loin :

- une vidéo de "Vision Strategy Coordinators" :

En bonus, ce très beau titre extrait de son premier album, Yellow Bell :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc...

Publié le 10 Janvier 2017

Steven Stapleton & Christoph Heemann - Painting with Priests

   Seul membre permanent du groupe de musique expérimentale Nurse With Wound, Steven Stapleton a collaboré avec de nombreux musiciens. On le retrouve ici avec l'allemand Christoph Heemann, adepte lui aussi du collage musical surréaliste, des musiques concrètes, bruitistes, avant-gardistes. Deux hommes éloignés de toute chapelle, improvisateurs fougueux, qui se sont retrouvés le 29 novembre 2009 dans l'ancienne synagogue d'Ivrea, en Italie, pour cette improvisation d'un peu plus de quarante-six minutes.

  Incroyable musique, comme toujours, changeante à vue, vivante, qui mêle nappes de synthétiseurs et drones, perturbations sonores en tout genre. Ambiante, un peu, mais rarement continûment. Intrigante, toujours, mystérieuse, traversée de courants obscurs et lumineux. Foutraque, loufoque, et totalement inspirée, avec des passages qui évoquent les chants de gorge, des mantras prononcés dans des cavernes glauques. Avec des envolées grisantes, des moments complètement magiques et fascinants qui trouent le temps de leur beauté radieuse. Au bout de quelques minutes, comment ne pas léviter, ne pas se laisser dériver dans ce vaisseau sidérant qui débusque de minute en minute des paysages surprenants ? Démons et lémures surgissent, s'évanouissent. La musique couaque, coasse, éructe, frémit, et pourtant elle ravit nos oreilles ! L'écoute est une expérience au sens fort, une épiphanie prolongée jusque dans les emmêlements convulsifs de guitares en nœuds de serpents qui se cabrent et toussent, jusque dans les trajectoires euphoriques des sons ronronnants et tournoyants, jusque dans les crescendos majestueux, miauleurs, qui se retournent soudain pour disparaître et renaître autres.

   Peinture avec des prêtres : le titre, comme l'illustration de la pochette, provoque, dans la pure tradition des Surréalistes. On n'est pas loin de Max Ernst, par exemple. Mais si la musique est évidemment ludique, dans sa folie elle atteint le sublime, une dimension mystique. Les peintres, ce sont Steven et Christoph, défroqués hallucinés, chercheurs d'absolus sonores. Paradoxalement, leur musique est à la longue méditative, invitation à l'élévation. Elle nous regarde, dit l'image...

Steven Stapleton & Christoph Heemann - Painting with Priests

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Paru en 2015 sur le label Yesmissolga / 1 titre / 46'11 (le disque est aussi sorti en vinyle)

Pour aller plus loin :

- un extrait en écoute sur cette fausse video :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 août 2021)

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Publié le 6 Janvier 2017

May Roosevelt (1) - Haunted

   Commencer l'année 2017 par un disque paru en 2011 ? Eh bien oui ! Un coup de cœur pour cet opus de la compositrice et théréministe grecque May Roosevelt, son second, le premier, Panda, a story of love and fear, datant de 2009. Son instrument, c'est le thérémine, pas tout à fait celui inventé par le russe Lev Sergueïevitch Termen en 1919, premier instrument électronique qui enthousiasma Lénine au point qu'il en prit des leçons et en commanda 600 exemplaires pour les distribuer dans la toute jeune Union soviétique. Non, un thérémine transistorisé fabriqué par la firme Moog, le modèle Etherwave...

May Roosevelt (1) - Haunted

   May se présente comme influencée aussi bien par The Residents, Massive Attack, Björk, que par la musique grecque traditionnelle et les chants byzantins. Haunted est ainsi au croisement d'une musique électronique sombre, incantatoire et de rythmes de danses populaires, d'hymnes anciens. Huit titres pour huit danses ; Zeibetiko (liée aux rébètes), Mandilatos, Pogonisios, Hasapikos, Kotsari, Zonaradiko, Tsamiko, Kalamatianos, On comprend dès "The Unicorn Died" qu'on plonge dans l'ailleurs, un ailleurs envoûtant. Le monde se met à osciller, emporté par un rythme lourd, puissant, entre rebetiko et sons éthérés. "Oomph" est plus hanté encore : rythme implacable, déchaînement des synthétiseurs en sonneries hallucinées. C'est une musique de transe, opératique, galvanisante, feuilletée en couches épaisses. Les amateurs de moog seront ravis par les textures veloutées et symphoniques des envols. Avec "Vow", nous entendons un peu de grec avant d'être plongé dans le balancement d'une musique incantée par le thérémine qui prend alors les sonorités d'une clarinette basse, tandis qu'une pluie de sons traverse le mur de drones. Formidable et magnifique ! Dans "Dark The Night", le charme est total, renforcé par la voix sidérante de Harry Elektron égrénant ses mots répétés, puis les lâchant dans un phrasé plus grave, accompagné par une autre voix plus aigue, plus sensuelle encore. Où sommes-nous, pour quelle danse du ventre, dans quel bouge de Théssalonique accueillant les réfugiés d'Asie Mineure ? Le thérémin se fait violon ensorceleur, le titre prend des allures disco déglingué ! "Mass extermination" est peut-être un clin d'œil à Massive Attack : percussions en avant, rythme effrené, obsédant, montée d'un véritable mur du son. La voix de May Roosevelt se fonde dans ce firmament noir sur lequel se dessinent les volutes du thérémine. Rythmique saccadée, sons discontinus, "Young Night Thought" commence comme un titre de techno déjanté, balance une voix générée ou déformée par le thérémine (?) avec un texte de Robert Louis Stevenson, ambiance sauve-qui-peut de jungle urbaine dans un monde en train de brûler. "Chasm" semble plus sage, mais c'est pour mieux nous envoûter avec la voix de May qui susurre des mots redoublés dans un style qui me fait un peu penser à Laurie Anderson. La composition est comme transcendée par le chant élégiaque du thérémine terminé par une série de vagues sublimes. Atmosphère survoltée pour le dernier titre, "Outcast", musique post-industrielle étouffante, sirènes de la fin des temps...

   Un disque magistral, inoubliable !

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Paru en 2011 / Auto-production / 8 titres / 38 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le titre "Dark the Night" en écoute :

- la page soundcloud consacrée à May Roosevelt : vous pourrez y écouter pas mal de titres.

- le second titre, "Oomph", monté sur un extrait du film Senki (2007) du réalisateur macédonien Milcho Manchevski : ambiance, ambiance..., puis May en concert, fascinante fileuse, brodeuse :

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Publié le 17 Décembre 2016

Keene - the River and the Fence

RETOUR SUR...

   Keene ? C'est un trio composé des musiciens grecs Kostas Giazlas, Haris Martis et Dimitris Mitsopoulos, renforcés parfois du violoncelliste Evi Kazantzi, au départ un projet audio-visuel. Il propose une musique alliant sons acoustiques et textures électroniques pour créer des ambiances denses, volontiers incantatoires, répétitives. "Patch", le premier titre, juxtapose notes obsédantes de guitare et appels troubles de claviers, échantillons sonores de bruits divers. "Stroked trees" commence par une belle intro très mystérieuse au piano et aux claviers, puis surviennent guitare et cordes en vagues épaisses, peut-être un trombone en fond, le morceau avance dans la forêt inconnue, rythmé par une pulsation profonde, tranquille, qui ignore les accidents sonores surgis de tous les coins de l'espace. Musique architecturale, en réfractions multiples, comme, sur la couverture de l'album, cette structure du Prada Epicentre Store de Tokyo, conçu par le bureau d'architecture suisse Herzog & De Meuron. Ouverture en apesanteur pour "The River", le titre 3, avant une rupture inattendue, l'entrée en force d'une guitare électrique en boucle courte, du violoncelle plaintif sur bruits de pas qui résonnent lourdement, courant puissant et lent qui charrie tout jusqu'à ce que le violoncelle demeure presque seul en scène, que tout reparte plus puissamment encore tandis que l'arrière-plan se charge d'alluvions bruitistes, avant un duo inégal entre le violoncelle très en avant et la guitare peu bavarde accompagnée d'une clochette lointaine, coda mélancolique avant "Here", morceau pointilliste tout en perspectives lointaines, lui-même sorte d'interlude pour "Weir of fog", collage subtil de piano léger, appels étranges de claviers-cors, grappes de notes de cordes, entrecoupé de micro-silences. La musique de Keene tient du cristal, prismatique, tout en surgissements, en métamorphoses permanentes. "Door on glass", le titre 6, est MAGISTRAL, inoubliable : dialogue en boucle obsessionnelle entre le piano et la guitare, ponctué de poussées de claviers. On est enfermé dans le labyrinthe, la structure s'opacifie, la tension monte, reflue, rendue sensible par la disparition progressive du piano, englouti sous d'autres boucles d'une sorte de glockenspiel synthétique. La musique devient hantée avec "Cave of error", peuplé de voix fantômales, de chuintements et de rumeurs, le violoncelle déploie un lamento lamentable, un rituel de sorcellerie se tient là-bas, dans les tréfonds. Nous voici devant la clôture, "The Fence", adagio majestueux en canon à la Arvo Pärt (encore lui, source d'inspiration très fréquente...), cordes élégiaques ad libitum, quels trains partiront pour quels ailleurs... Un des excellents albums du label grec de Thessalonique Poeta Negra - lequel a cessé ses activités en 2008 - consacré aux musiques électroniques-expérimentales.

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Paru 2007 sur le label Poeta Negra / 8 titres / 47 minutes environ

Pour aller plus loin :

- Avec le recul, je peux vous proposer une assez bonne vidéo sur le titre "Door on glass", ainsi que sur sa version remastérisée :

 

- En prime, "Multitudes", un très beau titre enregistré lors d'un concert en août 2007, non publié :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Hybrides et Mélanges

Publié le 5 Juillet 2016

Éliane Radigue (1) - Adnos

Quelque chose de si près si loin venu 

   La reparution des trois volets d' Adnos chez Important Records, initialement sortis sur le label mythique Table of the elements en 2002, me fournit l'occasion d'aborder enfin une des compositrices les plus secrètes et les plus radicales de ces cinquante dernières années, la française Éliane Radigue. Née en 1932, elle a travaillé avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, dont elle a été l'assistante. On la classe parfois par conséquent avec les pionniers de la musique concrète, mais sa musique a vite changé de direction. Dès la fin des années soixante et plus particulièrement dans les années soixante-dix, elle affirme un style personnel à base de drones, de sons étirés, de très lentes et quasi imperceptibles variations. Travaillant sur la durée, avec des pièces fort longues, elle élabore une musique électronique à la fois minimale et méditative qui a au fond plus d'affinité avec certaines musiques ambiantes, spectrales qu'avec les courants de musique concrète ou minimaliste. Lors de ses voyages aux États-Unis, elle a rencontré Philip Glass, Steve Reich, mais son esthétique intériorisée est plus proche de certaines recherches de Terry Riley ou LaMonte Young, compositeurs qu'elle a également côtoyés, avec lesquels elle partage un intérêt pour les philosophies orientales. Son style se distingue aussi de celui de deux autres maîtres de la musique électronique, Morton Subotnick et Rhys Chatham. Intéressée par Gurdjieff, elle s'est ensuite convertie au bouddhisme tibétain en suivant les suggestions d'étudiants français venus entendre au Mills College la première partie d'Adnos qui avait été créée pour le Festival d'automne fin 1974.

    Dans un studio qu'elle partage avec Laurie Spiegel, elle manie microphones, magnétophones à bandes et un synthétiseur qu'elle emploiera jusqu'au début des années 2000, le ARP 2500. Pour Adnos I, trois Revox, une table de mixage et des filtres associés à son ARP. Important Records a eu l'excellente idée idée pour cette nouvelle sortie d'offrir un livret comportant les indications d'Éliane, les différents prospectus des lieux de concerts des trois Adnos, comme The Kitchen, le Mills College, ainsi que quelques coupures de presse. Voici ce que dit la compositrice d'ADNOS, titre mystérieux à consonance grecque (fausse, on le verra) qu'elle a vraisemblablement forgé comme le suggère sa présentation non dénuée de malice :

« "D'adage en adynamie, pour tous les ados et les adnés, cet addenda."

"ADNOS" : Déplacer des pierres dans le lit d'un ruisseau n'affecte pas le cours de l'eau, mais en modifie la forme fluide.

Ainsi, une énergie sonore fortement présente, transforme le cours des zones fluides de la résonance et génère l'activité sonique en voie de développement.

Telle l'aiguille du temps, jalonne le mécanisme des engrenages d'une montre ouverte, intégrée à son mouvement.

Dans la conque formée par le cours des sons, l'oreille filtre, sélectionne, privilégie, comme le ferait un regard posé sur le miroitemetn de l'eau.

L'écoute seule est sollicitée, comme un regard absent et double, tourné à la fois vers une image extérieurement proposée, dont le reflet vit en réflexion dans l'univers intérieur. »

  

Le sens des mots-clés...

Le sens des mots-clés...

Que le Temps soit avec nous !

   Disons-le d'emblée : la musique d'Éliane Radigue se vit comme une cérémonie, un manifeste, une ascèse. C'est un choc qu'on reçoit, ou pas. J'ai plusieurs de ses disques depuis trois au quatre ans, je ne sais plus très bien. J'avais commencé à les écouter, mais je n'avais jamais le temps, ne serait-ce qu'aller jusqu'au bout, ou bien je n'étais pas en état de réceptivité, je me laissais accaparer en somme. Éliane compose pour des auditeurs qui ont le temps, qui prennent le temps, pour les auditeurs d'une société utopique où le progrès nous aurait véritablement libéré en générant du temps libre au lieu de le rétrécir, de le farcir de bruits et de messages. C'est à l'occasion d'une série récente de trajets en automobile que je l'ai enfin rencontrée. À l'aube, dans la grisaille, la brume humide, puis la lumière rasant toute chose ; au crépuscule, dans les flambées amorties du soir. Je ne conduisais plus une voiture, mais un vaisseau peu à peu investi par les amples modulations sourdes, un vaisseau résonnant !

   Elle compose EN VUE DE NOUS, (AU)PRÈS DE NOUS (AD NOS en latin) une musique issue du silence, venue de très près très loin on ne sait pas : très longs sons, doux drones de velours pulsant à peine qui recouvrent de leurs micro mouvements le monde de nos perceptions. Seize minutes pour nous occuper, pour faire table rase du monde extérieur, pour nous rapprocher. Enfin rendu disponible par ce patient travail d'approche, l'auditeur peut s'abandonner à l'aventure sonore. J'ai su, avant même d'en trouver confirmation dans les articles la concernant, que cette musique était religieuse, ou plutôt fondamentalement mystique. Les drones sont sa matière litanique, ses mantras. Cette musique rayonne dans la durée, mobilise tout notre être dans une attention absolue. Quiconque l'écoute vraiment se recentre, s'abolit pour mieux renaître une fois l'œuvre entendue. Quiconque l'écoute vraiment prend conscience que de l'apparemment vide et du même naissent la plénitude et une variété, non pas fatigante, mais apaisante. Il ne s'agit pas pour autant d'une musique de relaxation au sens occidental galvaudé du terme, car les dites musiques sont souvent plates et pauvres. Or, Adnos se déploie, se replie, se stratifie presque à notre insu, véritable organisme sonore. Curieusement, le travail sur les sons du synthétiseur est tel qu'on en oublie leur nature synthétique, alors que la dimension machinique avilit la matière de certains groupes ou musiciens maniant les sons électroniques (je ne citerai pas de nom...). Ne dirait-on pas que les plus légers chocs sonores se muent à l'intérieur de cette arborescence en percussions élémentaires, comme si nous étions à la racine même des sources de la cloche, une cloche abyssale et universelle, cosmique ? ADNOS est une fascinante forgerie: "dans la conque formée par le cours des sons", l'oreille en somme refait un monde, le monde, et c'est aussi pourquoi je parlais d'aventure. Cette musique n'est donc ni monotone... ni triste, comme nous le démontre cet anagramme au moins bilingue : ADNOS = NO SAD !

   Pour ne pas trop allonger cet article, je dirai peu de chose des deux autres ADNOS. ADNOS II, de 1980, est d'emblée plus puissant, combine des unités moins amples, d'où une apparence au début plus répétitive, mais le tissage plus serré a des effets hypnotiques redoutables. Mieux vaut passer d'abord par la case ADNOS I ! Quant à ADNOS III Prélude à Milarepa (1982), c'est un retour à la source détendue du I, avec des développements prodigieux d'une absolue beauté. On pourrait dire que les trois ADNOS forment une seule immense sonate A - B - A, de trois heures trente. Que le temps soit avec vous !

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Reparu en 2013 chez Important Records / 3 titres / 3h 37' environ.

Pour aller plus loin :

- un bel entretien avec Eliane Radigue en août 2011 :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 11 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Éliane Radigue