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Publié le 14 Avril 2022

Mad Disc - Material Compositions

   Mad Disc est le projet solo du musicien japonais Takamichi Murata, batteur et percussionniste. Impliqué dans plusieurs groupes, dont le sien, il a collaboré avec de nombreux improvisateurs et compositeurs. Dans Material Compositions, il joue non seulement de la batterie et des percussions diverses, mais fait intervenir l'électronique et les synthétiseurs pour retravailler le son.

    Material Composition 1 commence par le timbre limpide d'une clochette "rin", instrument rituel bouddhiste, qui donne tout de suite à la pièce sa belle solennité. Des sonorités électroniques accompagnent la clochette, formant des motifs obsédants. Peu à peu se développe un univers sonore tout à fait étrange, fascinant, dans lequel les sons synthétiques, les percussions métalliques prennent comme une vie autonome. Une lente pulsation anime la première longue pièce, de plus de vingt minutes. Material 1 est un curieux mélange entre musique expérimentale post-industrielle et musique rituelle un peu folle, la clochette rin utilisée très intensivement pour créer un fond d'harmoniques cristallines foisonnantes. D'autres percussions dépaysent davantage, nous entraînant d'abord vers une atmosphère doucement extatique, mais la fin est un long crescendo d'une puissance trouble ponctué par quelques frappes percussives méditatives. Takamichi Murata réussit une œuvre d'une rare beauté ! Material 2, plus expérimental, a la brutalité de certains apologues zen, entre free jazz et métal, constamment en ébullition, batterie déchaînée et rugissements synthétiques : quel contraste avec le morceau précédent ! Je suis moins enthousiaste, mais impressionné par ces neuf minutes magmatiques.

    La suite de l'album donne à entendre trois remixes, respectivement par trois collaborateurs du compositeur, Toru Kasai, Koutaro Fukui et Ryoko Ono. Toru Kasai réutilise la clochette "rin", propose une version ambiante à l'onirisme grandiose, avec de lentes volutes veloutées dans lesquelles circulent des nuages électroniques et des drones : séduisant, et impeccable ! Koutaro Fukui revient aux percussions, et surtout aux sons sales, troubles, pour une version techno MAGISTRALE, à frémir, les amis ! J'en suis à regretter la relative brièveté du morceau, d'une splendeur apocalyptique, d'une densité noire fulgurante. Quant à Ryoko Ono, il nous propose une version rock-punk-free jazz survoltée, tout en frappes frénétiques de la batterie, avec une clochette "rin" hallucinée, d'énormes vagues ramassées de sons électroniques, dans la lignée de Material 2. Une vraie folie sonore, chuintante de crissements, de mille traits acérés échappés d'une boule en fusion.

   Un disque pour les oreilles solides, c'est évident, mais les amateurs de musique hypnotique, mystérieuse, d'une densité acérée, seront ravis. Décapant et revigorant, avec une palette étonnante de paysages sonores, splendidement travaillés !

Paru fin novembre 2021 chez Crónica /  5 plages / 53 minutes environ

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Publié le 28 Mars 2022

Sealand - Classical Mechanics

   Un quatre titres composé à l'aide du système Moffenseef, un synthétiseur modulaire crée par Ross Fish de Moffenseef Modular. Classical Mechanics, impulsé par Marcas Lancaster, compositeur, producteur et chanteur installé à Londres, est un projet de musique électronique basé sur du matériel analogique piloté par valve inspiré par IDM (Intelligent Dance Music), The Third Stream (Troisième Courant, terme pour décrire un courant qui synthétise musique classique européenne et jazz, avec une composante improvisée) et la musique expérimentale. Le titre Sealand renvoie à la principauté du même nom, micronation non reconnue installée sur l'ancien fort militaire  Fort Roughs fondée en 1967 et  située dans les eaux territoriales britanniques. Je vous recommande la lecture hautement romanesque de l'histoire de cette nation ! Les quatre compositions se veulent une méditation sur la nature de l'autonomie, de l'isolement et de la souveraineté.

    "Porphyry" développe des fragments mélodiques colorés sur une ondulation pulsée de courants chatoyants. Musique chaleureuse, heureuse, parsemée de glitchs légers, de soupirs vocaux presque subliminaux. Bienvenue sur la plate-forme (dont la couverture donne la silhouette surélevée) ! "Jase", avec son mur d'orgue (synthétique, bien sûr) et de drones, est comme un rocher, isolé en pleine mer, avec le clapotement des vagues à ses pieds. Des bribes vocales s'enchâssent et gargouillent dans ce mur majestueux peu à peu envahi par une jungle bruitiste. Le troisième titre, "Ephemeris Second", fait penser à du Autechre,  sons concassés, bondissants, aux arêtes brouillées, puis c'est la marée en vagues longues qui dilue tout. "Toise" est le plus habité des quatre titres, infiltré par des voix mystérieuses - celles des habitants de la plate-forme ? -, truffé de glitchs. C'est une rêverie tapissée de drones, trouée en son milieu d'une dérive alanguie, minimale, qui suit son cours de plus en plus étrange. Entre musique électronique, expérimentale et un brin de jazz.

    Quatre titres pour vous réconcilier avec les synthétiseurs, en particulier les modulaires, dont les sonorités rondes sont l'un des grands atouts.

   "Porphyry" développe des fragments mélodiques colorés sur une ondulation pulsée de courants chatoyants. Musique puissante et chaleureuse, heureuse, parsemée de glitchs légers, de soupirs vocaux presque subliminaux. Bienvenue sur la plate-forme (dont la couverture donne la silhouette surélevée) ! "Jase", avec son mur d'orgue (synthétique, bien sûr) et de drones, est comme un rocher, isolé en pleine mer, avec le clapotement des vagues à ses pieds. Des bribes vocales s'enchâssent et gargouillent dans ce mur majestueux peu à peu envahi par une jungle bruitiste. Le troisième titre, "Ephemeris Second", fait penser à du Autechre,  sons concassés, bondissants, aux arêtes brouillées, puis c'est la marée en vagues longues qui dilue tout. "Toise" est le plus habité des quatre titres, infiltré par des voix mystérieuses - celles des habitants de la plate-forme ? -, truffé de glitchs. C'est une rêverie, trouée en son milieu d'une dérive alanguie, minimale, qui suit son cours de plus en plus étrange.

    Quatre titres pour vous réconcilier avec les synthétiseurs, en particulier les modulaires, dont les sonorités rondes sont l'un des grands atouts.

Paru en mars 2022 chez Nonclassical / 4 plages / 20 minutes environ

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La principauté de Sealand : 550 m2 environ... (photographie : Wikipédia)

La principauté de Sealand : 550 m2 environ... (photographie : Wikipédia)

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Publié le 17 Février 2022

Tom Lönnqvist - Aria

   Nocturnes crépusculaires

   Après Noir sorti en juin 2021, le finlandais Tom Lönnqvist sort un deuxième album à nouveau chez Mille Plateaux. Le titre surprendra, s'agissant d'une musique techno minimale. Pourtant, une aria, c'est  « une mélodie de chant généralement continu chantée par une seule personne, accompagnée d'un instrument ou d'un petit nombre d'instruments. » La mélodie est tenue par l'orgue en nappes flottantes, brumeuses, voyez la belle pochette. Mélodie monochrome, avec une note prolongée comme dans le premier titre, "Mauritum", piquetée par le martèlement techno puis envahie de poussières électroniques. Tout retourne au gris. "Monterey" déploie une techno plus radicale, mais bientôt une étrange douceur nimbe le paysage habité d'incidents sonores lovés dans le brouillard d'orgue. Tom Lönnqvist est le peintre musical de la nuit polaire, "Kaamos" en finlandais, d'où une esthétique se refusant aux séductions faciles.

   Indéniablement moins flamboyant que Noir, Aria est plus intériorisé, en demi-teintes, jouant avec une monotonie ascétique comme dans "Serima", le troisième titre. Le remixe du titre 1 proposé par Simona Zamboli en quatrième position vient réchauffer ce début assez glacial par ses outrances, ses stridences. L'espace est déchiré, haché, des voix caverneuses se font entendre comme si nous étions dans l'antre des démons. Haute tension réjouissante ! Et le titre éponyme revient à une brume hypnotique chargée de pluie électronique, l'orgue en retrait dans une aura crépusculaire : c'est de toute beauté, d'une beauté presque diaphane sur laquelle dansent des bribes mélodiques, si bien que je pense soudain, malgré le dépouillement du finlandais, à un artiste comme Pantha du Prince et à sa musique suavement carillonnante. "Hain" est une somptueuse ode à l'indistinction, à l'effacement, le battement techno se fondant dans les nappes d'orgue imprégnées de drones, crépitantes d'étincelles étouffées sur la fin. Avec "Lia", retour à "Mauritum", en plus austère encore, implacable dans sa lenteur peuplée de tournoiements électroniques.

De belles fresques épurées, vibrantes de lumière intérieure.

Paru en janvier 2022 chez Mille Plateaux / 7 plages / 41minutes environ

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Publié le 12 Février 2022

Kiwanoid - enter the untitled

Premier album de l'artiste estonien Kiwanoid (alias Kiwa), enter the untitled rassemble neuf titres composés et arrangés en utilisant uniquement les sons du synthétiseur modulaire Buchla 200  du Studio de musique électronique de Stockholm. Kiwanoid est un expérimentateur sonore depuis les années quatre-vingt-dix, présent dans de très nombreux festivals internationaux.

     Si la musique de l'estonien peut évoquer certains disques de Autechre, elle est un composé audacieux de techno, d'ambiante électronique spectrale, de glitch et d'écriture minimale, offrant à l'auditeur des atmosphères plus variées qu'on ne s'y attendrait de prime abord. L'album commence avec un titre d'allure techno, "black sq fade", , mais une techno aérée, bondissante, émaillée de glitchs : de l'artillerie légère en somme ! Au très techno second titre éponyme, parcouru de vents de drones étonnants, répond l'abyssale et sombre fresque ambiante de "nulifield", le titre cinq. Entre les deux, "deleted scenes" (titre trois) a martelé une techno minimale à partir de bribes vocales répétées, de torsions vocodées ; "kim uri", le titre quatre, a évoqué une musique industrielle désarticulée, peut-être une musique pour un jeu vidéo détraqué. L'univers sonore de kiwanoid rime évidement avec humanoïde : plus trace d'affects, ni de mélodies. Des boucles de tronçons créent une ambiance hypnotique qui peut s'apparenter à une non danse fascinante d'éléments s'autogénérant, comme dans "autotautonaut" : plus d'astronaute dans la fusée, les sons se génèrent ad libitum en déclinant toutes les aberrations monstrueuses (drones, glitchs, craquements, torsions...) qui atterreront le mélomane déboussolé. La paradoxe est que ce long morceau de plus de onze minutes transpire d'une vie interne indéniable, jusqu'à donner le sentiment d'une fragilité émouvante dans la très belle coda dépouillée suspendue dans le vide.

   Le titre sept, "m. valdemar experience" nous invite dans un univers sombre, celui d'Edgar Poe, dont la nouvelle La Vérité sur le cas de M. Valdemar serait le pré-texte. Fantasmagorie nocturne agitée, le morceau nous plonge dans le sommeil hypnotique de ce malade au bord de la mort, retardée par le maintien dans l'état hypnotique. Les songes se bousculent à grande vitesse dans la conscience obscurcie de l'endormi, créant un panorama psychédélique sidérant.  Kiwanoid n'a pas fini de nous étonner. Plus de quatorze minutes pour le titre suivant, "pank-t6h-pil": cette techno proliférante, traversée de courants puissants, saturée de drones énormes, est la bande passante d'un autre monde. La tempête électronique a tout balayé, transformé en motifs intriqués, superposés, en expansion. On comprend mieux le titre : « Qu'entre le non titré (ou le sans titre) », avec une disparition des majuscules jusque dans le nom de l'artiste, qui arbore une combinaison noire dont la seule décoration est l'inscription "nothing". Le titre devient peu à peu un hymne à la destruction finale dans un impressionnant crescendo apocalyptique.

Kiwanoid - enter the untitled

Le dernier titre "haunted trance", le plus court, me donnera le mot de la fin pour ce disque vraiment réussi.

   Un joyau noir de la musique électronique, une transe hantée !

Paru en septembre 2021 chez Force Inc / Mille Plateaux / 9 plages / 1heure et 7 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Techno et alentours

Publié le 15 Janvier 2022

Philippe Petit & Michael Schaffer - 2

   Comment ne pas être submergé par ce disque ? Après les arabesques minimales délicates et ironiques de Mario Verandi avec le Buchla, le contraste est rude. Philippe Petit a étudié la musique électroacoustique au Conservatoire National à Rayonnement Régional (c'est beau, ces dénominations, non ?) de Marseille, plus particulièrement la synthèse modulaire et la spatialisation acousmatique. Quant à l'allemand Michael Schaffer, c'est un compositeur de musique expérimentale, ambiante, également peintre et parolier, cofondateur du label Opa Loka Records sur lequel sort 2 (ou II), deuxième collaboration des deux artistes.

   La couverture annonce le ton. Je ne sais pas si elle est de Michael, mais elle renvoie immédiatement au célèbre tableau du norvégien Edvard Munch Le Cri (1893), tableau qui a inspiré tant de monde ! Un expressionnisme dramatique, halluciné, comme la musique de cet album !

   J'aime bien le court texte de présentation des deux inspirés, sans prétention aucune, sans frime technique. Ce qu'il me faut, alors je le reprends : « Du haut d'une colline, tout à coup, il y eut un grand grondement et un éclair de lumière au-dessus de la montagne. Tous ceux qui étaient en dessous ont été surpris et se sont réveillés soudainement. Tout le monde est sorti pour regarder et juste au-dessus de la montagne, il y avait des éclairs et du tonnerre, et un nuage très épais pendait au-dessus de la montagne afin que vous ne puissiez pas voir le sommet. Même la montagne a tremblé et le son de Buchla et des guitares pouvait être entendu de plus en plus fort…»

   C'est une musique battue par le vent, apparemment un peu foutraque. Traversée d'incendies, de coulées sales. Diablement habitée, grondante, brûlante. Guitares et synthétiseurs s'enlacent furieusement ou vont chacun de leur côté, délimitant un espace sonore troublé, troublant. La matière sonore est une pâte en constante métamorphose, au lyrisme indéniable sous les tourbillons. Le premier titre devient une longue échappée vers une improbable lumière à partir de bas-fonds tourmentés, et tout s'enflamme magnifiquement ! Le suivant juxtapose une guitare en altitude et des grouillements électroniques au premier plan, le tout hachuré d'aigus incisifs. Quelle mixture ! Et en même temps quel tempérament, un univers à la David Lynch ou à la Lucian Freud !! La troisième partie commence par des nuages de picotements, une sorte de pointillisme fou, puis la guitare affreusement enrhumée, un synthétiseur méconnaissable dans ses bandelettes, se répondent mollement, les drones prolifèrent pour mieux perturber l'ensemble. On l'aura compris : tout le contraire d'une musique lisse, claire. Une musique en roue libre, qui s'enfuit de tous les côtés, revient méconnaissable. Qui, au passage, vous embarque comme elle m'a embarqué alors que j'étais en train de faire de la photographie, que je tentais une deuxième écoute, la première ayant été partielle et m'ayant laissé sur ma faim. La quatrième partie, on dirait un brouillon, une esquisse, et puis ça prend, un rythme puissant sur lequel se greffent des surgeons sonores, la vie bondissante, sauvage, avec un abandon élégiaque totalement imprévu chargé de scories et le retour irrésistible du bondissement hirsute dans une gangue de sons déchirés. Des pas lourds, semelles de plomb de cosmonautes sur une planète inconnue, qui soulèvent non du sable, mais des fragments harmoniques, comme la nostalgie d'une beauté en miette, que les deux musiciens achèvent rageusement de recouvrir sous un vacarme trépidant, un véritable pilonnage. La peur de l'émotion facile, alors un détour par le chaos, le tumulte, la recherche du cri vrai, de l'arrachement pur... Un expressionnisme à l'envers, d'une certaine manière. Une pudeur camouflée sous un goût prononcé pour les marécages sonores, les coulisses obscures, encombrées de textures froissées, angoissantes. C'est en enfer que nous mène la sixième et dernière partie, avancée presque goguenarde dans sa noirceur vers l'ultime flambée, avant la disparition !

   Une musique foisonnante de noirceurs troubles, venues de l'Autre Côté ou du fond de l'inconscient pour nous envahir !

Paru en décembre 2021 chez Opa Loka Records / 6 plages / 42 minutes environ

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Publié le 13 Janvier 2022

Mario Verandi - Eight Pieces for the Buchla 100 series

   Le compositeur et producteur argentin Mario Verandi, maintenant établi à Berlin, a déjà à son actif une œuvre abondante qui comprend aussi bien de la musique électroacoutique, de l'ambiante ou encore des interventions électroniques, des installations sonores. J'ai salué en janvier 2021 son beau Remansum pour piano, instruments et électronique. Depuis, en résidence artistique  au Krenek Institut à Krems en Autriche, il a eu la chance de pouvoir explorer les possibilités d'un synthétiseur légendaire, le Buchla 100 Series, conçu par Don Buchla en Californie dans les années soixante. Peu sont encore opérationnels. Celui de Krems fonctionne parfaitement. D'où ces huit modules de plus ou moins cinq minutes : huit études en somme pour explorer l'univers du Buchla.

 

   Les modules de Verandi ne ressemblent pas à ce qu'on pourrait attendre du Buchla. Pas de grandioses envolées, de draperies dramatiques ou de vagues impressionnantes. D'où d'ailleurs une première écoute décevante, en ce qui me concerne. Il faut oublier le Buchla légendaire ! L'argentin explore un autre Buchla, tout en finesse, en légèreté. On croit entendre des signaux radios interplanétaires émis par des objets inconnus, des êtres indéfinis. La ligne est minimale, mais chantante, voire subtilement dansante. De module en module, Mario Verandi dépouille le Buchla de ses robes de soirée : c'est une mise à nu, comme dans le module II, suite de boucles percussives sèches suivie de bourdons brouillés sur le même tapis percussif, puis de fuites spiralées, de virgules à la Miró. Le module III est plus énigmatique encore, entre les hoquets répétitifs aigus et des surgissements graves, une prolifération anarchique de perturbations dans une structure ferme, jusqu'aux quasi coassements et la coda moqueuse. C'est un Buchla volontiers ironique que pilote Verandi. Écoutez la danse lourdaude du Module IV, enveloppée d'un lacis d'aigus affilés, d'étoiles filantes. Et puis soudain, un chant surgit, si beau, si étrange, paré de transparences, de gazouillis stridulants. N'est-il pas en train d'explorer un univers d'insectes électroniques ? Le module V semble un sommeil hypnotique peuplé d'un grouillement de formes menant un véritable sabbat infernal : pas de doute, c'est Goya en personne au Buchla ! À nouveau, le Buchla lance ses lassos, ses moqueries agaçantes, puis se replie sur des drones au limite de l'audible avant de laisser percer une courte plainte émouvante : curieux module VI, hésitant entre extraversion et introversion, puis lâchant un mouvement oscillatoire ganté de drones cotonneux et terminant par une aphasie minimale percussive relevée de fines excroissances dans des aigus affilés.

Le Buchla 100 Series

Le Buchla 100 Series

    Ces modules forment une série de variations, de modulations sur des pas rythmiques similaires. Ce qui n'empêche pas le module VII, après un début déjà familier, de s'essayer dans des textures un peu plus épaisses, grasses pour une fois, comme s'il se prenait pour un orgue d'église... mangé de parasites, de trajectoires d'objets sonores insolites, pour revenir sonner tel un astronef de croisière au milieu de la poussière sidérale, non sans quelques contorsions presque facétieuses. Le module VIII est comme un verre grossissant de l'ensemble du disque, alternant brefs passages baroques, grinçants, parodiques et voltes de microparticules, d'oiseaux railleurs minuscules.

   Un disque tout à fait étonnant, splendide parcours dans les entrailles inconnues de ce synthétiseur magnifique. Le monstre technologique cache un miracle de raffinements sonores pour le plus grand plaisir des oreilles attentives ! L'un des mérites de l'album est aussi de ne pas prendre trop au sérieux l'instrument, de dévoiler son potentiel parodique, ludique. Le Buchla se révèle un naïf charmeur, mené par un compositeur qui, manifestement, s'amuse, jubile à troubler l'image d'un des patriarches vénérables de la musique électronique...

Paru en novembre 2021 chez play loud ! productions / 8 plages / 35 minutes environ

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Publié le 6 Janvier 2022

Christopher Chaplin - Patriarchs

 

Christopher Chaplin © Carmen Alt-Chaplin
Christopher Chaplin © Carmen Alt-Chaplin

Auteur d'une trilogie dont le premier opus s'intitulait Je suis le ténébreux (2016) d'après le poème "El Desdichado" de Gérard de Nerval, le compositeur britannique Christopher Chaplin, connu pour ses œuvres entre avant-garde et électronique, consacre sous le titre Patriarchs  un album aux dix prophètes d'avant le déluge. Voici sa note d'intention : « L'album parle de la lignée de ces patriarches et de leur voyage des ténèbres de la Chute vers l'illumination. C'est un déracinement progressif d'un monde sombre et confus vers un monde avec plus de lumière et de conscience. En termes musicaux, c'est une lutte entre des textures denses et lentes à des textures plus dynamiques et structurées. La langue est également présente dans les huit premières pistes, en commençant par des morceaux de mots et des phrases déformés se transformant en phrases plus claires et plus définies et éventuellement en vers au fur et à mesure que les pistes progressent. Les deux derniers morceaux : Lamech et Noah incorporent respectivement les sons d'un corbeau et d'une colombe, faisant allusion à la venue et au passage du déluge. »

     Imaginez un album de Tangerine Dream enrichi de nouvelles textures électroniques, de bruits, de voix déformées, traversé de drones... Vous y êtes presque ! Dès "Adam", on est happé par un univers tournoyant, aux profondeurs troubles et mystérieuses. Ce sont des mélodies enveloppantes, de longues spirales chargées de poussières percussives, de poussées denses et noires, venues d'un autre temps. Quel début formidable ! "Seth" est plus énigmatique, lent, habité de voix métalliques voilées : monde érasé de chuintements, d'échappées lourdes, étouffantes. "Enosh", ce sont les premiers frémissements de la lumière au seuil des cavernes ombreuses, des envols pesants, maladroits, froissés, sur fond de liquides inquiétants. La musique électronique de Christopher Chaplin n'a rien d'abstrait ni de froid : elle est expressive, habitée, toujours intrigante. Elle chante des mondes anciens avec des moyens modernes, retrouvant une variété de textures plausibles, dépaysantes. "Kenan" évoque magistralement de grandes étendues désertiques balayées par des forces brutales : règne de la matière, triomphe de ténèbres chtoniennes, la pièce atteint une indéniable grandeur épique ! Il faudrait en parallèle lire La Guerre du feu de J.-H. Rosny, ou un autre de ses romans préhistoriques, pour en faire mieux ressortir la farouche majesté...

   Voyage vers la lumière, n'oublions pas. Et c'est l'étonnant "Mahalalel", polyphonie déphasée vraiment extraordinaire, un chœur balbutiant, énorme, pour un rituel grandiose. Je pense soudain à ce qu'à fait Jocelyn Pook pour la scène du bal masqué dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick. Une levée d'arrachements, de ténèbres fourmillantes ! Après ce sommet baroque, "Jared" semble regarder du côté de l'Inde par ses vocaux initiaux, mais d'énormes surgissements de drones perturbent et recouvrent les voix, comme dans un titanesque combat. "Enoch" contraste par son rythme puissant, ses sons cuivrés. C'est l'émergence d'une joie encore épaisse, désordonnée, la percée enfin de mots perceptibles malgré le brouillage, des mots du poème de Baudelaire "Correspondances" :  de vers en vers, les mots apparaissent.

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

De la confusion des textures émerge le langage... Joie tribale, dont se dégage une forêt mélodieuse à la Douanier Rousseau (rapprochement osé, mais il me vient en écrivant), avant de retrouver en fin de morceau la deuxième strophe du même poème.

"Methuselah" grince d'abord, mais rien ne résiste à la venue du poème, les textures s'adoucissent, et le poème entier se fait entendre, en allemand, prononcé par son ami Hans-Joachim Roedelius (de Cluster, le duo qui joua avec Brian Eno). C'est La Chanson ivre (Das Trunkene Lied) de Frédéric Nietzsche :

O Mensch ! Gib acht !
Was spricht die tiefe Mitternacht ?
"Ich schlief, ich schlief -,
Aus tiefem Traum bin ich erwacht : -
Die Welt ist tief,
Und tiefer, als der Tag gedacht.
Tief ist ihr Weh -,
Lust - tiefer noch als Herzeleid :
Weh spricht : "Vergeh !"
Doch alle Lust will Ewigkeit -
- Will tiefe, tiefe Ewigkeit !"

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Ô esprit ! Fais attention !
Que dit le minuit au fond ?
"Je dormais, je dormais -,
Je me suis réveillé d’un rêve profond : -
Le monde est profond
Et plus profond que la pensée du jour.
Profonde est sa douleur -,
Le plaisir - plus profond encore que la peine du cœur :
La souffrance dit : "Va-t-en !"
Mais tout plaisir veut durer éternellement -
- Veut durer dans la profonde, profonde éternité !"

Les harmonies jaillissent, se mêlent, digèrent les obstacles, propulsent à nouveau le poème ivre dans une relative suavité de cordes électroniques.

   Le déluge approche, on entend comme ses ondes dans le lointain, l'ouverture des vannes du ciel dans "Lamech". C'est à la fois la lumière profuse, un peu glauque, les croassements du corbeau qui annoncera la fin du déluge. La pièce rend bien l'atmosphère apocalyptique de ce déversement terrifiant, de la confusion entre le ciel et la terre sur laquelle plane l'ombre de Dieu. À la fin brille comme une promesse d'apaisement... Curieusement, le début de "Noah" est scandé presque comme du reggae, un reggae électronique minimal sur lequel se greffent les grandes orgues du repos (le nom Noé signifie "repos" en hébreu), oh, pas un repos calme, un repos orchestral somptueux, avec des accès de gaieté un peu folle, d'où le retour d'un rythme sautillant qui a la douceur de la colombe.

  Un sacré voyage ! Un disque d'électronique visionnaire parfaitement abouti !

Paru en novembre 2021 chez Fabrique Records - Rough Trade / 10 plages / 55 minutes environ

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Publié le 8 Décembre 2021

DE GHOST - Luxe

   À l'origine du projet DE GHOST se trouve le producteur suisse Sknail, alias de Blaise Caillet, dont j'ai chroniqué le deuxième des trois premiers albums, Snail Charmers. J'avais été séduit par ce jazz électro glitch, non sans quelques réticences, balayées finalement par le remarquable travail graphique d'Efrain Becerra et une production impeccable. Avec ce quatrième opus, Sknail, sous l'étiquette DE GHOST, explore de nouveaux territoires sonores, ayant congédié ses musiciens acoustiques (parmi les meilleurs de la scène jazz suisse). L'album, entièrement électronique, est conçu à base de glichs, ces sons de défauts numériques qu'il traite pour les transformer en percussions digitales. Les micro échantillons sont transformés pour leur donner une vie rythmique. Quant à la partie mélodique et aux nappes, Sknail utilise des sons de drones, d'ambiance ou de bruits divers, retravaillés grâce à un séquenceur sur ordinateur. Je précise que je tiens ces renseignements précis du musicien lui-même. Pas évident en effet pour un auditeur moyen de s'y retrouver !

   Pourquoi l'album est-il titré Luxe  ? Voici ce qu'en dit le producteur :

«Dans un futur proche, le luxe sera de fréquenter des "bars à air pur". Quand l'atmosphère de cette planète surchauffée sera saturée de CO2, on dégustera à prix d'or de l'air pur "comme avant" dans des clubs hyper select. Les bonbonnes contenant le rare et précieux nectar auront remplacé les sauts à Champagne.»

    Couverture, visuels et vidéos sont réalisés par l'artiste multimédia américain ENO (Ne pas le confondre avec notre Brian... !).  La couverture évoque un de ces bars à air pur dans lequel on viendrait prendre sa dose en écoutant DE GHOST. Deux titres utilisent des voix enregistrées, extraites de chants populaires de la population noire américaine entre 1934 et 1942 : projetées après traitement dans cet univers électronique, elles contrastent et prennent une allure fantomatique. Si l'on ajoute que l'appellation "DE GHOST" est inspirée du logo du visage fantomatique trouvé et acheté sur Internet à un designeur indonésien, vous savez presque tout sur cet album.

   Pour ma part, j'entends deux moments dans ce disque. Dans un premier temps, une phase d'acclimatation, si l'on peut dire. Univers moelleux, mélodieux, d'une mélancolie très distanciée, irréelle, surtout dans le premier titre éponyme, "Luxe" : on est protégé du dehors, relaxé, et alors les souvenirs surgissent, c'est "Memories" et la voix d'un autre temps, dans le vacillement glitchien des percussions électroniques, le balancement minimal à la Alva Noto, les nappes feutrées. "Revolution" nous plonge dans un rêve tapissé de graves, comme hanté par de fausses voix et un orgue en courtes boucles : aucun violence sonore comme on pourrait s'y attendre, un bain d'ultra modernité légèrement euphorisant ! Avec "Axis", on se rapproche davantage de l'univers étrange d'Alva Noto...

   Et là va commencer, doucement, la seconde phase, vraiment fantomatique. "Axis", en dépit d'une brève mélodie qui revient dans la seconde moitié, est au-delà du monde, tapissé de drones, de nappes qui dérapent. "Breathing" forme une parenthèse, avec sa bouffée vocale, un retour partiel à la première phase, pour reprendre le fil de mon écoute. Je préfère la partie la plus abstraite, plus radicale dans sa manière  de tourner le dos au monde. "September" est de cette veine décantée, qui a abandonné les oripeaux du jazz, encore sensibles dans les emprunts vocaux et les phrasés mélodiques. Là, l'album, à mon sens, prend de l'altitude, devient un grand album, original et prenant. Écoutez "Celsius", aux pétillements et scintillations sur une base de drones épais : de la glace dans le brouillard, avec des plaques tectoniques en balancement régulier, et un chœur synthétique noyé...

   À partir de "Reflections", c'est le meilleur de l'album, cet autre monde d'un luxe désincarné, seulement parcouru de froissements troubles, animé d'un squelette rythmique enrobé de nappes sourdes. "Presence" va plus loin encore, toujours plus près d'Alva Noto (dont je suis un grand admirateur !) : la pièce est d'une beauté spectrale, avec des textures déchirées splendides, des résonances d'une incroyable profondeur, à nous faire frissonner. Après un tel sommet, "Vortex" risquerait de décevoir, mais ce n'est pas le cas. La mélodie en boucle obscure est transcendée par le rythme erratique très en avant, de nombreux accidents sonores, jusqu'à la précipitation frénétique (à l'effet discutable) du finale et au beau saut dans le vide.

Un album d'ambiante électronique à déguster au milieu...du luxe...(et de la volupté ?), de plus en plus envoûtant au fil de l'écoute.

Paru fin septembre 2021 chez sknail Lab / 10 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente (album digital seulement) sur bandcamp :

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