Steve Reich - Double Sextet / 2x5

Publié le 13 Novembre 2010

Steve Reich - Double Sextet / 2x5

Le Triomphe d'Éros

   Certains attendent de Steve Reich qu'il révolutionne le monde musical à chacune de ses œuvres. Ne nous a-t-il pas donné de mauvaises habitudes ? L'aventure commence dans les années 65-66, avec ses premières pièces pour bande magnétique, It's Gonna Rain et Come Out. Depuis, Steve n'a pas cessé de frapper fort : Drumming (1971), immense composition percussive influencée par ses études au Ghana ; l'étourdissant Six Pianos (1973), pour lequel Max Richter fonde l'ensemble du même nom ; Music for Eighteen Musicians (1976), monolithe de presqu'une heure et sommet de la transe reichienne ; Tehillim (1981), lié à ses études de la cantilation hébraïque, instruments et chant convergeant dans une psalmodie à nulle autre pareille ; Desert Music (1984), splendide rencontre avec la poésie de William Carlos Williams (1883-1963) ; Electric Counterpoint (1987), interprétée par le guitariste Pat Metheny ; Different Trains (1988), interprétée par le Kronos Quartet, dans laquelle pour la première fois des fragments d'entretiens (avec les témoins des voyages ferroviaires dans l'Amérique des années 40 -qui ne sont pas sans évoquer d'autres sinistres trains, européens ceux-là ) sont traités comme des parties instrumentales, un monument de cette fin de vingtième siècle ; City Life (1995), qui échantillonne les bruits de la ville moderne pour les intégrer aux sonorités acoustiques de l'ensemble instrumental ; Three Tales (2003), fulgurante traversée du vingtième siècle synthétisé pourrait-on dire en trois moments technologiques ("Hindenburg" / "Bikini" / "Dolly") ; 2005, c'est le magnifique Cello Counterpoint interprété par Maya Beiser ; 2008, les  Daniel Variations... et j'en oublie, en partie (in)volontairement !

      Les deux compositions réunies sur ce nouveau disque paru chez Nonesuch ont en commun d'utiliser une technique à laquelle Steve recourt régulièrement depuis Electric counterpoint : le ou les musiciens jouent contre une bande qu'ils ont préalablement enregistrée. Effet de miroir qui favorise les jeux de variations, au centre de sa musique de contrepoint. Steve précise toutefois que les œuvres peuvent être interprétées en concert par deux sextets et deux quintettes. Lorsqu'on lui a demandé d'écrire une pièce pour l'ensemble Eighth Blackbird, soit une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, Steve a d'abord refusé, arguant qu'il travaillait plutôt pour des paires ou des multiples d'instruments identiques, plus pratiques pour produire les canons à l'unisson. Par contre 2x5, interprété par Bang On A Can, s'inscrit dans la lignée des interprétations de ce groupe fondé par Julia Wolfe, David Lang et Michael Gordon pour interpréter la nouvelle musique américaine, hybride passionnant d'une écriture contemporaine rigoureuse -très marquée par les minimalistes bien sûr, et d'un esprit rock, énergique et ouvert à toutes les expérimentations. Bang On A Can n'a cessé de rendre hommage à Steve, qui inspire des musiciens très divers un peu partout, en saluant et servant l'énergie qui innerve sa musique. En retour, le compositeur signe une composition faite pour un groupe rock. Un percussionniste, David Cossin, qui joue notamment avec Glenn Kotche (tiens, je n'ai encore rien écrit sur ce musicien, déjà diffusé à plusieurs reprises...), Evan Ziporyn, polyinstrumentiste et compositeur au piano, Robert Black à la basse électrique, Mark Stewart et Bryce Dessner, - ce dernier noyau du groupe The National, aux guitares électriques : j'énumère les musiciens pour montrer que Steve est incontournable. Leur interprétation de 2x5 est radieuse : on entend chaque note avec une incroyable précision. La machine pulsante avance dans la double lumière des guitares, sous la houlette de la basse électrique et du piano, très percussif comme d'habitude, le percussionniste n'ayant pas le rôle moteur.. L'écriture est ramassée, d'une superbe densité, tranchante et légère. Ce qui me frappe toujours plus chez Steve, c'est son économie, rigoureuse, sa sérénité. Sa musique tourne le dos à la mélancolie, car elle est célébration continuée de l'instant propulsé vers l'avenir. Le pulse reichien est au fond la traduction musicale d'un culte de l'énergie d'essence érotique, ou religieuse comme je l'écrivais à propos des Daniel Variations, et il suffit de relire le Cantique des Cantiques pour comprendre que les deux sont loin de s'exclure. Toute composition chez lui vise l'orgasme : Fast / Slow / Fast, démarcation des indications pour les sonates bien sûr, mais aussi mouvement physiologique et schème mystique. Cette musique qui a horreur du vide, qui joue du contrepoint et de l'unisson, chante la Vie pleine, la vie des corps en fusion, la vie des esprits en quête d'Unité. Et ce n'est pas le magnifique Double Sextet qui ouvre le disque qui me fera dire le contraire. Écoutez-le à fort volume, intensément. Il est la foudre et le vent, la caresse et le discernement, le transport et la saisie très douce. Musique de rapt et d'envol, de ravissement et de si pure joie, miracle d'Eros juché sur les épaules d'Apollon. Je ne connais aucune musique plus solaire. Animée d'un irrésistible élan, elle semble répondre à un merveilleux appel, court vers l'Absolu sans réticence pour y jouir, infiniment plus encore qu'en chemin déjà où elle irradiait d'aise et d'émoi.

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Paru en 2010 chez Nonesuch /Deux compositions / Six plages / 43 minutes
 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 mars 2021)

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