Publié le 26 Avril 2011

Fuse ensemble - L'Usina Mekanica : réenchanter le monde !

   Après Big skate déjà chroniqué ici, le Fuse Ensemble dirigé par Gina Biver, qui en est aussi la compositrice pour l'essentiel, a sorti fin 2010 un nouvel album, L'Usina Mekanica, qui tient les promesses du premier. Presque 43 minutes cette fois, donc pratiquement la durée de bien des disques.
   La musique de Gina Biver associe très souvent des sonorités cristallines, des aigus affûtés, alliés à des sons percussifs de diverses textures. Quelques graves ménagent des contrastes tranchés. La conjugaison de tous ces éléments donne aux compositions une acidité onirique, une étrangeté déconcertante. La logique habituelle du développement thématique cède la place à des juxtapositions, des irruptions qui lui donnent aussi cet aspect kaléidoscopique caractéristique, comme si l'œuvre obéissait aux lois imprévisibles d'une fantasque déconstruction constructive. Le titre trois, "Infiltration of Memory", en offre un bel exemple : à chaque fois qu'une unité d'idée s'est brièvement développée, elle est frappée, se désagrège pour renaître autre. D'un frottis percussif créé par des jouets mécaniques surgissent un violoncelle, un violon, un piano, tous hésitant, puis la clarinette emmène la danse, bientôt évaporée, et commence un nouveau cycle plus échevelé, avec cymbales lancinantes, piano incantatoire en boucles serrées, tout se dérègle, se troue de silences avant un nouveau départ vers une destination plus énigmatique encore. Une musique pour certains contes d'Hoffmann ou pour les histoires d'Edgar Poe les plus insolites. 

   "HOles in the Wall", le premier titre pour deux pianos-jouets et sons électroniques en direct, ne serait-ce pas la musique même que pourrait jouer Olympia, la belle automate de L'Homme au sable ? Tout l'album oscille entre mécaniques carillonnantes déréglées et processus pervertis, subvertis de l'intérieur par des surgissements prodigieux. Le titre éponyme, dernier de cet opus, se situe à cet égard aux antipodes des musiques industrielles. L'automatisme mécanique n'y tient qu'une place restreinte, cerné et envahi par des phrases ironiques et charmeuses. Enrichi par sa propre débâcle, il renaît plus beau de ses cendres. Dans "Parallels", le violoncelle proteste contre le ruissellement obstiné de la boîte à musique : il racle, griffe, en vain, réduit à admettre ce flux discret que rien n'endigue. La pièce semble raconter une lutte archaïque et éternelle, celle du yin et du yang, car il faut bien que le mâle violoncelle, rouge de colère, finisse par se mettre à l'écoute du féminin. "Bloody Mary" a des allures de cauchemar, ponctué par un piano obsessionnel, agité par une frénésie épisodique inexplicable suivie de remontées épaisses creusées de turbulences. Magnifique musique horrifique, avec d'inévitables poussées grotesques. Le violon interroge fébrilement, la clarinette chevauche le magma et les hoquets percussifs, la guitare électrique s'en mêle jusqu'à l'acmé qui coïncide avec la résolution merveilleuse des tensions : la fin est un champ de ruines sur lequel le piano dispose des découpures moqueuses. Serions-nous dans un théâtre de marionnettes, un théâtre d'ombres ? "L'Inquiétante étrangeté", composition de Jorge Sad dont le titre renvoie évidemment à Sigmund Freud, nous mène au cœur d'un mystère angoissant, à l'intérieur du crâne d'un aliéné assailli par les voix multiples des incarnations possibles qui le déchirent. Cela balbutie, se bouscule parmi les froissements électroniques. Mais un crissement synthétique annonce une période plus calme marquée par une ambiance de fête foraine à l'arrière-plan. Quelque chose se cherche, se fraye un chemin dans l'obscur, l'harmonie frôle l'innommable avant de se résorber...

   "L'Usina Mekanica" est un disque sans doute un peu aride au départ, parce qu'il est extrêmement dépaysant. Entre acoustique et électronique, le Fuse Ensemble invente de nouveaux chemins pour découvrir des territoires mentaux, des espaces imaginaires d'une plasticité superbe. L'on est tout surpris de se retrouver au pays des métamorphoses et des anamorphoses : pour notre plus grand plaisir, cette musique se joue de nous !

  Bien sûr, il manque à cette chronique de rendre compte de la dimension multi-média que Gina et Edgar Endress, responsable vidéo et auteur de la couverture du cd, donnent à leurs performances.

Paru en 2010 / Auto-produit / 7 titres / 43 minutes

Pour aller plus loin

- le site de Gina Biver.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 18 Avril 2011

Psykick Lyrikah - Derrière moi

"Je n'entends que la foudre"

    Arm, après diverses collaborations et des albums qui n'ont cessé d'ouvrir le champ à un autre rap, mâtiné de rock puissant et d'électro, est ici presque seul aux commandes. La voix d'Iris sur le titre 5 affirme une déjà ancienne et fructueuse complicité. Robert le Magnifique, si présent sur Des Lumières sous la pluie, pose ses scratchs sur le 9. Tepr co-compose le titre 2. Sans oublier Reptile, ingénieur du son d'autres groupes hexagonaux de rap. Tout le reste, paroles, voix, composition, c'est Arm. 

  Tordre le coup à la chronique ?

  Ne pas céder à la panique

  D'écrire vite des lignes vides 

  Qu'on retrouve sur quinze sites

  Entrelardées de pub menteuses.

   Ce qui frappe, c'est la frappe, celle des machines, puissantes, lourdes, implacables. Noires, comme les mots en légions denses qui creusent en nous les émotions oubliées. Arm, tu n'écris pas pour qu'on surfe sur ta musique. Tu attaques grave, tu forces l'écoute, et ça plaît pas à tous ceux qui veulent de la musique de chou rave pour continuer à consommer vite fait le nez dans le sable comme les autruches de  ce « triste âge vide ». Tu « aime(s) le vent lorsqu'il annonce le bordel », « retourner les mots, voir leur envers ». Tu pourrais faire tiens ceux de Frédéric Nietzsche dans Le Gai Savoir : « Oui, je sais mon origine ! / Insatiable, telle la flamme, / Je me consume incandescent / Lumière devient tout ce que je prends / Charbon tout ce que je laisse ; / Flamme je suis assurément ! » Fragment 62, Ecce Homo. « Demande quelle lueur ne s'écrit pas » écris-tu dans "Jusque là", le second titre. Voici l'homme qui cherche au fond des pupilles une trace d'humanité, qui traque ce qui reste à l'écart loin des discours officiels. Tu cherches les guetteurs, tu interroges le sens, tu « n'a(s) pas l'heure d'ici », nouveau Melmoth,- c'est le titre d'un de tes interludes, homme errant qui rêve d'autres tournures.

  Jamais tu n'avais si bien pris langue, comme l'indique ton troisième titre, "Quelle langue", pour nous parler d'une autre rive, celle des rêves décomposés, des illusions tronçonnées à tomber dans des failles méchantes. Tu nous embarques du côté du noir, un p'tit tour au cœur des ténèbres pour retrouver sa dignité, et mine de rien un peu d'azur, ça pourrait étonner les cloportes qu'on parle d'azur dans un texte du vingt et unième siècle, moi ça me réconforte qu'on se souvienne d'amours anciennes, qu'on chante la solitude nécessaire pour renaître au temps du collectif qui ne tolère pas le négatif. À l'écoute du vide, car « qui devine, qui décèle les éclats que l'on cache » dans ce monde qui mène les mêmes guerres, où « Personne ne vit / Personne n'attend / Personne ne suit / Personne n'entends / Personne », refrain de la chanson éponyme, la sixième, la seule dont l'orchestration je dois l'avouer m'agace un brin, allez c'est dit. Rien d'autre à te reprocher, tant je vibre avec toi, et ça empire avec la magnifique émouvante "Rien ne change", sobrement rythmée par des percussions sèches sur un fond de claviers lyriques très  méditatifs. Tu es si loin des autres, si près de l'essentiel, un Léo Ferré sans sa fausse gouaille et ses postures d'anar, sans vouloir t'écraser juste pour te situer du côté de l'amour fou des mots parce que derrière toi et tes airs de boxeur buté il y a un homme qui tutoie les étoiles noyées, celui du cœur du fond des choses qui prend le temps d'interroger des lendemains au rythme sans doute plus durs, qui « sait parler au visage de la nuit ». Tu nous redonnes une langue qui se défait de déchanter quand on la trahit pour pas se faire comprendre au nom d'une conception marchande de l'harmonie qui voudrait qu'on chante en anglais parce que c'est plus vendant à défaut d'être bandant, c'est mieux quand on ne comprend rien, ça mange pas de pain, on raconte des histoires de lapin dans des lapinières, on se prépare mieux pour « rêve(r) de force et d'acier » et laisser décoller les avions de notre force de frappe - l'autre, sans lever le museau de notre fourrage artificiel aromatisé à la banane.  

   Mais qui écoute encore vraiment, qui ? « Qui retient son souffle / Aujourd'hui / Qui anticipe et revient sur ses pas / (...) Qui pour me dire / À quel monde j'appartiens », seulement je n'en finirai pas de te citer, je plonge dans tes mots comme dans la mer fraîche au printemps, histoire de se décrasser des formules lasses, je me baigne dans ton flot ardent, j'écoute monter la rumeur calme des fonds,  celle des vies qui se défont et des rêves qui nous font, et même si tu n'as « (...) rien à dire / Sur plein de choses » avec toi se lève un vent métaphysique aux accents prophétiques. Tes mots en grappes épaisses nous cinglent, pourtant tu n'es pas fou, juste mélancolique, et ce qui ne plaît pas, c'est le rappel de l'essentiel qui paraît démentiel à tous ceux qui ne veulent plus rien voir dans leurs mouroirs. Quelque part entre Saint Jean et Pascal tu nous armes pour l'éveil. Maintenant, ensemble, nous pourrons « regarder le monde brûler ».

Paru chez Idwet le 6 avril 2011 / 11 titres / 41 minutes

Pour aller plus loin

- à propos de l'album précédent,  Vu d'ici

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 4 Avril 2011

Newspeak - sweet light crude

   Après Victoire et Janus, deux ensembles américains qui se consacrent aux musiques d'aujourd'hui, voici Newspeak, toujours sur New Amsterdam Records. L'ensemble compte huit membres : Caleb Burhans au violon, Melissa Hughes au chant, James Johnston au piano, synthétiseurs et orgue, Taylor Levine à la guitare, Eileen Mack, codirigeante aux clarinettes, Brian Snow au violoncelle et deux percussionnistes, Yuri Yamashita et David T. Little, également son directeur artistique, selon lequel Newspeak est né sous les feux conjugués de Black Sabbath, Louis Andriessen, Dead Kennedys et Frederic Rzewski. L'ouverture est donc de rigueur et cela donne un album stimulant, sans doute un peu dispersé, mais n'est-ce pas lié au concept lui-même, puisqu'il rassemble six pièces de six compositeurs ?

   J'avoue ne guère accrocher au premier titre signé Oscar Bettison, très jazzy, construit sur des tempi variables. Par contre, dès la seconde pièce, la magie s'installe. " I would prefer not to", de Stefan Weisman, se déroule comme un magnifique adagio transfiguré par le dialogue entre la voix archangélique de Mélissa Hughes et les autres instruments : la guitare électrique lumineuse et incisive, le piano qui pose ses notes répétées, les déchirures percussives, le violoncelle et le violon qui les encerclent dans des volutes glissantes, ce qui donne une pièce mystérieuse, d'une douceur ineffable. La seconde partie de la composition, comme hachurée par des silences et des baisses de tension, prend un relief extraordinaire, si bien que j'ai pensé à plusieurs reprises à l'opéra de David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe,  The Carbon Copy Building,  notamment l'ouverture et le finale.

   La composition du directeur artistique, David T. Little, qui donne son titre à l'album, est aussi une belle réussite. Présentée comme une chanson d'amour et de dépendance, elle évolue entre lied passionné et effervescence rock, servie par une mise en place instrumentale impeccable. Missy Mazzoli, directrice et compositrice de l'ensemble Victoire déjà évoqué, signe le quatrième titre,  "In Spite of All This", dominé par les glissements du violon, des courbures suaves qui m'ont rappelé une compositrice dont on parle assez peu, Lois V. Vierk. Morceau à la fois mélancolique et virtuose, intense, comme travaillé par des bouillonnements intérieurs finalement recouverts par la trame répétitive qui tisse son cocon insidieux. "Brennschluβ", de Pat Muchmore, est une pièce détonante, écartelée entre les incursions sidérales dans les aigus éthérés, les convulsions électriques désordonnées et le chant suspendu de Mélissa, pythie farouche et vindicative ou charmeuse d'arcs-en-ciel - la pochette ne nous rappelle-t-elle pas que le mot allemand du titre désigne le sommet de la trajectoire balistique d'un missile, plus particulièrement le moment où le moteur cesse de brûler du carburant ? Quant au dernier titre signé par le violoniste de l'ensemble, Caleb Burhans, c'est bien un requiem, comme l'indique le titre, "Requiem for a General Motors in Janesville", mais un requiem nettement post-rock, dominé par les interventions étirées de la guitare électrique et la langueur des cordes, et pour finir l'envolée de la voix dans le beau climax brûlé.

   Cette nouvelle langue, à la différence de la novlangue imaginée par George Orwell dans 1984 (immense roman, faut-il le rappeler, terriblement d'actualité...), est à découvrir sans inquiétude...

  Paru en 2010 chez New Amsterdam Records / 6 titres / 42 minutes

Pour aller plus loin

- le blog de Melissa, encore elle : concerts, recettes de cuisine (une apple pie notamment !), et des trouvailles musicales à faire, entre autre une belle pièce de David First, électronique et voix : on peut écouter et suivre le texte anglais d'Anselme  Berrigan.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 mars 2021)

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