Publié le 26 Septembre 2011

Julia Wolfe - Cruel Sister : le tranchant des cordes noires ou lumineuses !

  Cofondatrice avec David Lang et Michael Gordon de Bang On A Can, Julia Wolfe assène une nouvelle preuve de son formidable talent. Interprétées par l'Ensemble Resonanz, ensemble de cordes - sous la direction de Brad Lubman - qui enregistra le superbe Weather de son mari Michael Gordon en 1997, les deux compositions de l'album sont rien moins qu'impressionnantes. On y retrouve le ton âpre, la densité fougueuse de l'univers de Julia. Musique sculptée à la hache, tout en blocs massifs, avec quelques échappées élégiaques. Onze violons, quatre altos, trois violoncelles et une contrebasse : rien d'autre !

   La pièce éponyme, en quatre parties pour trente minutes, est inspirée d'une vieille ballade anglaise, déjà mise en musique par le groupe Pentangle en 1970, avec la voix magnifique de Jacqui Mcshee, et complètement explosée plus récemment par Nico Muhly dans Mothertongue. Mais aucune parole ici, aucune référence explicite à cette histoire terrible. Deux sœurs, l'une lumineuse, l'autre sombre, sont courtisées par le même homme. La sœur sombre, jalouse, pousse la sœur lumineuse dans la mer afin qu'elle se noie, et peut ainsi seule prétendre à l'amour du galant. Tandis que leur mariage se prépare, deux ménestrels ambulants trouvent le corps de la sœur flottant. Ils fabriquent une harpe avec sa cage thoracique, font leur apparition au mariage de la survivante. Au sons émis par l'instrument, cette dernière en reconnaît la provenance et, submergée par le chagrin, laissera enfin ses pleurs couler. La musique évoque à grands traits ce canevas : première partie frémissante, insidieuse, celle de la montée de la jalousie jusqu'au crime ; deuxième partie partagée entre registre élégiaque et une fièvre frénétique qui vient recouvrir le souvenir de l'abomination : la troisième correspond à la trouvaille macabre des ménestrels, lesquels réussissent à tirer une musique enveloppante, somptueuse, des os de la lumineuse, qui accompagne leur lente marche vers la cérémonie ; la quatrième partie s'ouvre sur une danse syncopée, comme disloquée, devenue folle, trouée de hoquets et de silences inquiétants : surgit alors une mélodie poignante, se répandant comme une vague énorme.
 

  "Fuel", en cinq mouvements pour vingt-et-une minutes, né d'une conversation entre la compositrice et le réalisateur Bill Morrison au sujet des controverses liées au pétrole, répond à la demande de l'ensemble allemand de les entraîner aux limites de ce qu'un orchestre à cordes peut donner comme intensité et virtuosité. Le résultat est étourdissant, constamment magnifique. L'écriture, nerveuse, juxtapose des moments doux et des poussées irrésistibles, met en valeur les timbres luxuriants des cordes. Cela rutile, cela flamboie, parcouru d'explosions étincelantes, sans jamais faiblir, avec des surgissements majestueux comme dans la troisième partie, mais le tout sans aucun sentiment d'emphase, il faut le souligner. L'ensemble sonne naturel, organique : tout y est nécessaire. La quatrième partie, la plus virtuose et aérienne à la fois, joue subtilement de références romantiques pour faire surgir un baroque contemporain d'une suprême élégance et d'une force enthousiasmante, qui débouche sur un final éblouissant, ramassé autour d'un bouquet de glissandis.

Paru en 2011 chez Cantaloupe Music / 2 pièces pour 9 plages / 51 minutes

Pour aller plus loin

- le site officiel de Julia Wolfe

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- Je ne résiste pas au plaisir de vous faire entendre le sublime "Cruel sister" avec la voix de Jacqui : du folk, et du meilleur !

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 avril 2021)

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Publié le 19 Septembre 2011

Peter Broderick - How they are

Meph. - Tu en tiens pour Peter Broderick ?

Dio. - Oui, j'y reviens, et je risque d'y revenir encore.

Meph. - Qu'est-ce qui le rend si attachant ?

Dio. - Attachant, tu as employé le terme juste. Sa voix, d'abord, fragile, douce, expressive, bien timbrée, qui exprime si bien les moindres nuances de sentiment.

Meph. - Mais ce n'est pas qu'un chanteur, tout de même ?

Dio. - Pas de mépris, s'il te plaît. Il se trouve que Peter est un pianiste formidable, un guitariste intéressant, et qu'il touche avec aisance d'autres instruments. Multi instrumentiste, et compositeur, et quel, tu n'en disconviens pas après ce que j'ai écrit sur Music from FALLING FROM TREES ?

Meph. - Je t'ai même soufflé le titre ! D'accord, mais le revoilà avec un petit disque, non ?

Dio. - Sept titres seulement, un peu plus d'une demie heure...Et alors ? Qui a dit qu'un album devait avoir une durée standard ? Combien de galettes gonflées pour atteindre les quarante, quarante cinq minutes. D'ailleurs, je te ferai remarquer que l'écart n'est pas si important que cela. Et puis, mieux vaut moins, mais mieux, que plus, mais médiocre, inégal.

Meph. - Autrement dit ?

Dio. - Une forme ramassée, pleine, rien à jeter. Et originale...

Meph. - Vraiment, c'est encore possible, aujourd'hui ?

Dio. N'ironise pas. Je ne parle d'une originalité absolue, mais relative, c'est déjà cela. Des chansons qu'on pourrait qualifier de folk, avec un début du premier titre "Sideline" a capella, dans l'esprit de la musique celtique par exemple : côté autobiographique, allusions à sa solitude forcée, consécutive à son opération du genou. C'est intimiste, soutenu par un piano lumineux. La voix monte parfois dans de belles inflexions, émotion et retenue à la fois. En trois, c'est la guitare qui chante d'abord, épaulée ensuite par le piano, avant que n'intervienne la voix qui se contente de dire le texte. On arrive au morceau cinq, "With a key", chanson sublime encore à la première personne : tout à fait dans la mouvance des contes, une série de visions ensorcelantes d'une jeune fille nue, une clé à la main. Souvenirs ou visions, rêves, on ne saura pas. Ingénuité de la voix, piano frémissant. Vraiment digne des meilleures ballades folk. En fin de disque, "Hello to Nils", émouvant salut à l'un de ses amis, entre chant et dit, ponctué d'arrêts, le tout à la guitare sèche.

Meph. - Désolé, je ne vois pas l'originalité : tout ça pour présenter un disque folk ?

Dio. - Déjà, j'aimerais te répondre : un disque folk, et alors ? Et puis je n'ai pas évoqué l'autre face du disque, entrelacée avec la première : les titres pairs sont des instrumentaux d'inspiration minimalistes, entre Philip Glass et Wim Mertens. Sauf le deux, partagé : instrumental d'abord, dans la même veine, chanté ensuite. De vraies études, ces "When I'm gone" et "Pulling the rain"...

Meph. - Ce dernier est le plus beau. Très, très glassien, du meilleur, avec une superbe montée en puissance, un petit strumming décoiffant. Et ce sens mélodique !

Dio. - Oui, toujours une ligne claire, évidente.

Meph. - Et tu vas le classer où ?

Dio. - Pas évident, ce qui n'est pas pour me déplaire, tu le sais...

Meph. - Finalement, ce ne serait pas de la pop au sens large, entre folk et musique contemporaine ?

Dio. - Je ne vois pas où le mettre, sinon.

Meph. - Surtout que la pop, c'est un sacré fourre-tout, quand on y écoute de plus près. Un  melting-pop !!

Dio. - J'ai crains le pire..

Meph. - Un pop pourri ? Personnellement, je préfèrerais une pop houri, expression parfaite pour "With a key", non ?

Paru en 2010 chez Bella Union / 7 titres / Environ 33 minutes.

Pour aller plus loin

- le site personnel de Peter Broderick.

- une fausse vidéo sur le magnifique "Pulling the rain" :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 avril 2021)

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Publié le 11 Septembre 2011

Florent Ghys - Music for Dimensions : suite minimaliste à tomber du baobab.

   Sorti en septembre 2008, Music for Dimensions m'aurait peut-être échappé sans la vigilance d'un de mes lecteurs - lequel contribue régulièrement à élargir mon champ exploratoire, ce dont je le remercie vivement - qui m'a proposé un petit jeu : identifier la musique d'un enregistrement qu'il m'avait fait parvenir. J'ai d'emblée fait part de mon enthousiasme : "Magnifique, immense, à tomber des arbres", en reprenant pour l'expression en italiques le titre de l'album de Peter Broderick chroniqué récemment. Je me suis lancé, proposant d'abord de bons amateurs (à l'écoute du seul premier titre), et donc piste vite abandonnée, puis successivement Wim Mertens, "mais l'instrumentarium n'est guère le sien, et puis c'est mieux encore !" écrivais-je alors, Alvin Curran, voire un John Adams inconnu. En somme, je séchais lamentablement. J'ai été mieux inspiré en suggérant un ensemble du type Bang On A Can, comme vous allez le voir. Je disposai alors de trois indices : Caleb Burhans + compositeur français + Cantaloupe. J'épluchai bien sûr le catalogue d'un de mes labels favoris, perplexe...lorsque l'envoi d'un fragment de notice biographique me permit d'identifier Florent Ghys, présent sur Cantaloupe avec Baroque tardif : soli, prolongé par un Baroque tardif tout court en train de sortir. Le jeu de piste n'était toutefois pas tout à fait terminé, car mon disque n'était ni l'un ni l'autre, mais un album sorti en 2008, disponible sous forme de CD-R en le commandant au compositeur, et écoutable sur son site.

   Né à Lyon en 1979, Florent Ghys, contrebassiste et compositeur, s'inscrit pour aller vite dans la mouvance minimaliste. Il a collaboré avec de nombreux ensembles, dont...Bang On A Can et Sentieri Selvaggi. Music for Dimensions regroupe une série de pièces illustrant le film "Dimensions, une promenade mathématique". Je croyais entendre un ensemble de chambre, alors que Florent enregistre des pistes successives. Contrebasses, guitares, pianos, c'est toujours lui sur ce disque acoustique d'un bout à l'autre.

  De multiples écoutes n'ont en rien entamé mon enthousiasme. À chaque fois, je suis fasciné par la beauté rigoureuse de l'écriture, souvent en canon : de bref motifs syncopés créent un pulse entraînant, peu à peu étoffé jusqu'à prendre une dimension quasi orchestrale au fil des entrées successives, le tout rendu plus serré encore par le retour en boucles de certaines cellules sonores. Dès le premier titre, le charme - au sens étymologique ! - opère : la contrebasse, pizzicato ou à l'archet, en grappes virevoltantes, nous saisit, parfois frappée aussi, presque à nu à certains moments, se démultiplie, avant de réapparaître plus loin ronflante, en longues coulées enveloppantes autour du noyau pulsant. "Bricole anticyclonique (2)" commence aussi dans le dénuement, à la guitare, prolifère radieusement dans un beau jeu de contrepoint. Déjà emporté, j'ai fondu en écoutant "Zoboko (2)", pour plusieurs pianos (combien, au juste ?), des pianos qui sonnent à la limite du déglingué : irrésistible, digne des plus grands...

     "Laurine (8)" m'a achevé : tourbillon de cordes majestueuses, sans cesse renaissantes, ça vous caresse l'âme et vous déchire de délice, pièce phénix qui s'étire en longues ellipses enrichies par des guitares. Quelle intensité magnifique, quels frissons !! Il n'est que juste que Florent enregistre sur Cantaloupe, le label de David Lang, Julia Wolfe et Michael Gordon... On se demande toujours comment on va pouvoir écouter autre chose après...Or le reste est aussi fort, on va de surprise en surprise : "Wa (3)" joue sur des mélodies à la Lois V. Vierk, avec des sortes de glissandi tordus extraordinaires ponctués de micro irruptions vocales presque facétieuses. "Ongles" est une ode limpide à la guitare, sous forme d'ondes concentriques dans lesquelles se noierait Narcisse. "Rupture" se veut vieux vinyl craquelé, les cordes dérapant légèrement dans une ronde désuète, ensorcelante. Guitares électriques pour "Air (2)", morceau digne de l'opéra  The Carbon Copy Building des trois compositeurs susnommés, justement ! "Canon perpetuus" avoue sa dette au Canon a 4 BWV 1074 part 2" de Jean-Sébastien Bach. Quant à "Cinq pianos", c'est une superbe pièce de minimalisme fluide, d'un strumming léger, entre Michael Harrisson, Lubomyr Melnyk et quelques autres. Le disque se termine magistralement sur "Laurine (1)", variante du titre quatre qu'on dirait s'ouvrir sur du sitar avant que ne reprenne la psalmodie baroque sortie d'un film de Peter Greenaway, d'où son côté Michael Nyman, et je n'étais donc pas si loin en proposant Wim Mertens, l'honneur est sauf... La pièce est somptueuse, langoureuse, dangereuse..."L'air du baobab", cordes d'une élégance sublime pour une pièce de chambre en forme d'élégie sombre, referme ce disque splendide, l'un des plus beaux de ces dernières années, à replacer dans les premiers de l'année 2008, juste après Pierced de David Lang et For Lou Harrisson de John Luther Adams, c'est dire.

   À noter que Florent Ghys, déjà invité au marathon annuel de Bang On A Can, est en train de s'installer aux États-Unis. Notre pays ne sait pas retenir ses talents. Il est d'ailleurs sidérant qu'un compositeur de cette envergure n'ait pas trouvé de maisons de disques françaises pour le soutenir. M'enfin, tous ses disques sont en écoute et en téléchargement sur son site.

   Paru en 2008, autoproduit / 12 titres / 77 minutes environ.

Pour aller plus loin

- le site de Florent Ghys

- le site du film "Dimensions : une promenade mathématique" : visible en ligne, très bien fait, limpide, en plusieurs parties.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 avril 2021)

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Publié le 3 Septembre 2011

Fred Frith - To sail, to sail : une odyssée de la guitare !

   Je suis toujours dépassé par la production discographique de ce musicien expérimentateur, improvisateur, qui ne cesse pas de surprendre nos oreilles. Ce disque est le troisième que Fred Frith consacre à son instrument favori. Ou fétiche. Ce prolongement de lui-même, de plus de trente-cinq ans de carrière. Guitar solos, c'était en 1974. Puis il y eut Clearing, en 2001. Trois îlots dans un itinéraire incroyable, marquée par l'expérience Henry Cow de 1968 à 1978, et par tant d'autres groupes : Material, Skeleton Crew, Naked City, Death Ambient, le Fred Frith Guitar Quartet... 

  Si vous entrez dans le disque par hasard, disons par le titre cinq, "Mondays", il n'est pas sûr que vous reconnaissiez la guitare. Vous allez penser à un instrument oriental, une cithare qîn, par exemple : musique chinoise ? Mais non, plus proche du gamelan balinais...car il ne faut oublier les dédicaces. Chacun des seize titres improvisé sur une guitare acoustique Taylor 810 cordes acier est un hommage à un musicien qui a compté dans le parcours artistique de Fred. Or, "Mondays" est dédié à Nyoman Windha, l'un des principaux compositeurs de la musique balinaise d'aujourd'hui. Et notre anglais a toujours l'oreille qui traîne partout à la recherche de nouveaux sons : il a été, comme d'autre compositeurs contemporains, fasciné par l'univers sonore de l'orchestre gamelan. Aussi l'album est-il à sa manière une traversée des styles, un tour du monde des univers sonores. S'il s'ouvre avec "Because your Mama wants you home", sous les auspices du blues avec la dédicace à Champion Jack Dupree, le pianiste et chanteur de blues de La Nouvelle-Orleans, il se referme avec "King dawn", dédié à Terry Riley, l'un des fondateurs de la musique répétitive. Pour autant, il ne s'agit pas de pastiches laborieux, ou d'exercices de style : Fred Frith, au sommet de son talent, dialogue de maître à maître. Les pièces sont éblouissantes d'élégance, de force épurée. Écoutez "Dog watch", dédié à Daevid Allen, l'un des fondateurs de Soft Machine : la guitare chante, pleure, avant de laisser la place à un final métallo-percussif étonnant. Ou encore "Life by Another Name", hommage au guitariste de Denver Janet Feder : pas très loin de l'univers de John Cage avec une guitare qui sonne préparée ou pas, mais mélodique, splendide, écho au titre dix, explicitement dédié au précédent, véritable étude pour guitare préparée.

    Si l'on ajoute que tout cela a été improvisé, enregistré en deux jours, et que le disque est d'une musicalité exceptionnelle, on n'aura encore rien dit de ce chef d'œuvre de la guitare, pincée, frottée, frappée, caressée, triturée, explorée  par un musicien exceptionnel qui livre un chant d'amour à son instrument. Avec lui, on en reste à la première lumière, miraculeuse, celle de "First Light", piquée du bout des doigts aux cordes en référence à Robbie Basho (deux titres en écoute ici), maître du genre.

   Paru en 2008 chez Tzadik / 16 titres / Une heure.

Pour aller plus loin

- la discographie exhaustive (impossible de la retrouver...) de  Fred, disques et contributions diverses, où l'on découvre que l'album ci-dessus porte le numéro 491 !!

- deux titres en écoute sur le site de Fred.

- Pour élargir la perspective, un des précédents albums solo de Fred Frith, celui de 1991 :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 avril 2021)

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