musiques ambiantes - electroniques

Publié le 8 Février 2023

Aviva Endean - Moths & Stars

   Clarinettiste, la compositrice australienne Aviva Endean a voulu pour son second opus Moths & Stars (Papillons de nuit et Étoiles) libérer la musique du lieu et du moment de son interprétation, ou d'une perspective unique. Elle a cherché à créer comme une intimité avec notre oreille, si bien que l'on pourrait entendre le battement de l'aile d'un papillon de nuit dans le vaste ciel étoilé. Pour cela, elle a beaucoup utilisé ses microphones pour capter le microscopique, réinventer des timbres et des tonalités à partir de ses instruments et de sons archivés, et grâce à de nouveaux outils d'approche, s'abandonner à l'intuition pour explorer l'inconnu.

Aviva Endean

Aviva Endean

Ce qui appelle dans le calme

   Des déflagrations déchirées se croisent au début de "Between Islands", les bourdons de ses clarinettes halètent : nuit hantée, enchantée par de micro chants, des battements d'ailes, dans une grande douceur soyeuse, avec en fin de pièce la levée discrète de voix à l'unisson, si bien qu'on enchaîne avec "Nightwork", pièce ambiante éthérée tapissée par les drones de clarinette basse et les voix de plus en plus envoûtantes, féminines et masculines, qui tournoient suavement. C'est un chœur céleste autour duquel évolue la clarinette dans des aigus étirés qui la font sonner comme un thérémine. Au début de "Moths & Stars", la clarinette pulse brièvement comme chez Steve Reich, puis les différentes couches sonores alternent au premier plan, la pulsation grave revient. Des îlots sonores nagent dans un ciel sonore de plus en plus mystérieux, peuplé de survenues frémissantes. Les timbres flottent dans le sublime des auras en mouvement. Aviva Endean tisse ainsi une musique tranquillement somptueuse d'un extrême raffinement.

   La suite ne dément pas cette première moitié. "Same River, Twice" joue sur la démultiplication des clarinettes, avec un fond agité de graves et des aigus comme de petites griffes, sur un matelas de bourdons. De temps en temps, des poissons vifs se faufilent dans l'onde et puis se fondent pour laisser place à des vagues profondes, moelleuses. Quel beau titre que le suivant : "What Calls in the Quiet", que j'ai choisi pour titrer mon article ! Vertige si tendre de ce charme irrésistible, malgré le bourdonnement de frelons de la fin, prélude à la dernière pièce, "Mirror Signals", creusée de courbures et zébrures, de fines vibrations, le tout sur un lit de drones très doux. Il y a là une extase spectrale d'une incroyable beauté diaphane, une cérémonie attentive au moindre son, si délicatement mis en lumière qu'il resplendit de toute sa nature intrinsèquement pulsatoire.

  Un disque ravissant, aux paysages sonores parfois exotiques et mystérieux, sculptés avec un soin admirable.

Paru début décembre 2022 chez Room40 / 6 plages / 36 minutes environ

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Publié le 28 Janvier 2023

Martina Bertoni - Hypnagogia

   Martina Bertoni ! J'avais célébré l'an dernier son premier disque chez Karlrecords, Music for Empty Flats. La violoncelliste et artiste électronique revient avec un disque superbe, qui frappe comme un coup de poing. C'est le sublime premier titre, "Inversion", hommage indirect à Steve Reich par son impulsion irrésistible. Titre cosmique, spatial, bien dans la ligne de l'inspiration du livre de Stanislas Lem Solaris dont la lecture l'a, dit-elle, partiellement inspiré pour l'album, qui retracerait un voyage cosmique imaginaire du Soi se terminant dans un écrasement aveuglant. Rappelons que l'hypnagogie renvoie à la phase d'endormissement, pendant laquelle on peut être sujet à des hallucinations ou rêves lucides puisant leur matière dans les réservoirs du subconscient ou de l'inconscient. Des voix fendent le ciel piqueté d'étoiles, des drones ponctuent l'élan, une immense respiration nous propulse toujours plus loin tandis que des zébrures marbrent l'azur. C'est un départ comme une extase, un fondu des couleurs...

  

   "Collided", le second titre, n'est pas moins impressionnant : entrée en collision de particules, battements des matières, le violoncelle énorme emplit les oreilles de son ronflement magnifique, de son chant monté des profondeurs. Des coups d'archet comme ponctuation de ce lamento suave, rauque parfois... Avec "From E to W", nous voyageons dans une zone de turbulences, les textures électroniques se chevauchent dans un brouillard chuintant, mais une traînée de lumière allume l'espace, des voix suprahumaines saturent l'immensité, le vaisseau spatial avance à sa vitesse de croisière. Il arrive que le cosmos fleurisse, c'est "Orchid", aux diaprures tournoyantes parmi les vents déchaînés. Martina Bertoni construit une fresque grandiose, constamment inspirée, d'une foisonnante beauté.

   Si vous ne fondez pas en écoutant "Hemisphere", je ne peux plus rien pour vous. C'est encore un chef d'œuvre que la compositrice tire de son violoncelle démultiplié, vaporisé par l'électronique, et pourtant langoureux et charmeur, si métaphorique (au sens étymologique) qu'il enchante et fascine ! Avec le dernier titre, "You Sun", nous approchons du soleil, la musique rayonne sourdement, une déflagration monte et éclate : des forces énormes circulent dans l'aura spectrale pulsante jusqu'à un second écrasement.

 Le disque épique et flamboyant d'une compositrice visionnaire ! Une splendeur !

Parution le 20 janvier 2023 chez Karlrecords / 6 plages / 38 minutes environ

Pour aller plus loin :

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Publié le 16 Janvier 2023

Chris Abrahams - Follower

   Connu comme membre du trio de jazz d'avant-garde The Necks, le néo-zélandais (qui a grandi en Australie, vit à Sidney) Chris Abrahams, compositeur et pianiste, a derrière lui une carrière bien remplie. Outre sa participation à d'autres groupes de jazz, il a collaboré avec la chanteuse et compositrice Melanie Oxley, collaboration qui s'est traduite par cinq disques dans les années quatre-vingt dix, et a sorti plusieurs albums de piano solo. Avec Follower, son sixième album chez Room40, il explore des frontières musicales improbables grâce à son piano, au cœur de ses compositions, l'orgue et l'électronique. L'album comprend deux pièces de plus de dix minutes (titres 1 et 3), et deux un peu plus courtes, d'environ quatre (piste 2) et huit minutes (piste 4).

 

Un album déconcertant ?

   À première écoute, c'est évident. Passer du long "Costume", très planante ambiante dominée par l'orgue, au court "New Kind of Border" qui, passé une minute, propose un jazz expérimental dans lequel le piano roi caracole sur fond de frottements métalliques et de craquements percussifs, cela surprendra. Pourtant, à chaque fois, Chris Abraham n'en reste pas à l'horizon attendu. Ainsi, le magnifique "Costume", piano profond et méditatif sur une mer d'orgue et de cloches, après une série de méandres superbes sur la mer envahie par un clapotis d'éclats, s'enfonce dans un agglutinement électronique, sorte de mur post-radiophonique à l'arrière duquel s'entendent quelques échos du piano englouti : cette fin abstraite et bruitiste est déjà ailleurs. C'est l'inverse sur "New Kind of Border" : après une entrée ambiante raffinée, le piano accapare l'attention, détruit la fresque pour imposer son numéro d'un jazz très libre, proche de la musique contemporaine, mais lui-même évolue sur le fond de percussions frottées, roulantes, évoqué ci-dessus.

   En écoute sur la vidéo ci-dessous, la première partie de "Costume...qui semble éviter la suite, moins consensuelle ?

New Kind of Border (Nouveau type de frontière)

   On s'y fait vite : c'est un album qui va où il veut, pour le meilleur, loin des poncifs. C'est le cas encore sur le magnifique second long titre, "Sleep Sees Her Opportunity". Cette pièce onirique envoûtante est un bijou de musique électronique minimale. De fines boucles ondulantes voient surgir des phrases isolées de piano, d'autres boucles d'orgue et un frissonnement de sons variés. Où sommes-nous ? Sur les rivages du sommeil, nous répond le beau titre. La superposition de toutes ses strates donne à la composition sa dimension étrange. Le piano se liquéfie, les bruits montent sur une légère pulsation, des percussions tribales hantent l'arrière-plan. Une merveille !

   Des percussions bondissantes en rang serré vous attendent pour un concert imprévu. Le piano brumeux déroule sa mélodie sur ce fond imperturbable... que viennent toutefois troubler un cliquetis électronique, des frappes percussives isolées et un bourdonnement machinique de drones. Le titre "Glassy Tenseness of Evening" (Tension vitreuse du soir) explicite cette tension sourde qui fait paraître les arpèges du piano menacées d'effondrement, là, tout en haut, dans des nuages artificiels. Il est étonnant et mystérieux, ce dernier titre !

Mes titres préférés : "Costume" (le 1) et "Sleep Sees Her Opportunity" (le 3)...suivis du 4 dont il vient d'être question. Et le 2 s'écoute, je vous rassure !

   Un très bel album, à l'écriture raffinée, pour voyager ailleurs, sur d'étranges sentiers.

   La couverture me laisse dubitatif. Elle me semble bien brutale pour cet album délicat et nébuleux, mais je vois la bande verticale noire comme la marque des intrusions et des distorsions qui affectent les morceaux pour les entraîner ailleurs.

Ci-dessous un court extrait du titre 3.

 

 

Paru début décembre 2022 chez Room40 / 4 plages / 38 minutes environ

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Publié le 14 Janvier 2023

Erik K Skodvin - Schächten

   Je suis avec attention la carrière d'Erik K Skodvin, musicien norvégien né en 1979, fondateur du label Miasmah Recordings, graphiste, qui se manifeste aussi sous les pseudonymes de Deaf Center (en duo avec Otto A Totland) ou de Svarte Greiner. Sa musique dessine les contours d'une autre musique contemporaine, entre ambiante dense et noire et musique de chambre souvent dominée par le violoncelle. Cette fois, le disque est la musique de Schächten (abattage, égorgement), film à suspense réalisé par le metteur en scène autrichien Thomas Roth. Je ne l'ai pas vu, mais le synopsis éclaire la musique : dans la Vienne des années soixante, un jeune juif tente en vain de faire condamner le responsable des meurtres de membres de sa famille. Son échec montre que le système est encore largement complice de l'idéologie nazie et obéit à une tacite loi du silence.

   Erik K Skodvin en tire vingt-quatre vignettes brumeuses, sombres, qui enveloppent le film dans une atmosphère oppressante. Ramassées, d'une durée comprise entre quarante secondes et à peine trois minutes, elles ont une vraie puissance expressionniste, tant elles condensent l'émotion en quelques mesures : la musique ne s'appesantit jamais, ni ne laisse de place à une émotivité facile. Tout s'enchaîne, à partir du moment où les loups du passé rôdent dans un paysage hivernal terrifiant (titre 1 ; "Slaughter"). Violoncelle, violon, un peu de piano (très peu), synthétiseur analogique et d'autres instruments difficiles à identifier brossent un univers implacable. Qu'on ne s'y trompe pas : la musique de Chopin, au titre dix-sept, ne résiste pas au chaos nazi. Le rêve du titre vingt-trois est loin moins qu'idyllique : le violoncelle et un trombone (?) esquissent une vision d'arrachement, un lamento quasi funèbre. Même le dernier titre, "Freedom", semble plombé, emporté dans une tourmente sans retour.

   Sous les masques nous nous ressemblons tous : "Under the Masks We All Look The Same" (titre 22) donne peut-être la clé de ce film à frisson. Comment discerner le criminel des autres hommes, si tous sont masqués derrière une façade de respectabilité ? C'est le titre le plus long, le plus abyssalement noir, avec ses ténèbres grondantes, infernales, peuplées de chauves-souris cauchemardesques.

   Une musique de film efficace, dramatique, superbement écrite.

Paru début décembre 2022 chez Miasmah Recordings / 24 plages / 38 minutes

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Publié le 3 Décembre 2022

Christoph Dahlberg - Blackforms

  Producteur, musicien, mais aussi plasticien aux prises avec l'acier et le bronze, l'allemand Christoph Dahlberg sort son deuxième disque studio, Blackforms, un album d'ambiance noire, à mi-chemin entre musique de chambre et musique électronique. Les onze titres forment une longue suite austère d'une poignante mélancolie, placée sous le signe du poète Paul Celan (1920 - 1970), dont le premier recueil Der Sand aus den Urnen donne son titre à la pièce d'ouverture (curieusement, "aus" y est remplacé par "in", à moins que ce ne soit volontaire).

   Une cloche, quelques craquements, des drones, et le violoncelle de Tobias Unterberg : c'est un mélopée sombre qui nous emmène au pays des cendres, celles du titre, "Der Sand der Urnen", des cendres devenues sable à l'issue d'une transformation qu'interprète peut-être la torsion des sons électroniques, avec les coups du piano-marteau du destin ne laissant que des débris.

    L'alliance de l'électronique et du violoncelle se retrouve dans le second titre, "Erebos", où la fragile marche du piano est surplombée par le violoncelle au plus grave (il sonne comme un trombone !) : ne sommes-nous pas dans l'Erèbe, du côté des divinités infernales, de l'Obscurité primordiale ? Pourtant, toute la seconde partie est dans les demi-teintes, le violoncelle revenu dans les médiums puis dans les graves en pizzicatis chante autour du piano tranquille. Beau morceau ! "Ewig Schlaf" (Sommeil éternel) est plus sombre, peuplé de sons amorphes et inquiétants, tout y est feutré, mais une sourde déflagration s'entend sur la fin de cet enfoncement hypnotique. Nous voici au pays des "Blackfoms" (Formes Noires) : violoncelle grave, ponctuations sourdes, sons déchirés. La pièce, d'une austérité magnifique, devient un lamento mélodieux menacé par des fantômes. Quel "Firmament" est possible dans ces limbes, ces fosses ? Un firmament noir, sous la forme d'un rythme espacé, sourd, entre les coups duquel se glissent quelques paillettes troubles d'une lumière vite avalée.

 

    Dans ce monde, ce ne peut qu'être la fin de Dieu ("Gods End", titre 6)), dont le cœur bat au ralenti au début de la composition, avant d'être balayé par des forces sombres, alliage de drones et de violoncelle ensorceleur, puis par un rythme soutenu, brouillé, détruit par de brèves déflagrations, mais qui reprend dans une atmosphère de calme apocalypse, monte en crescendo puissant dans une nuée trouble : encore une splendide réussite ! "Heart Knocks Silent", propose une perspective plus flamboyante, une épopée ambiante, rabattue toutefois sur une traîne élégiaque à la lenteur majestueuse, comme un train vers l'inconnu. Comme dans la pièce 6, "Jezero" nous propulse avec un rythme solide, la musique se rapproche de la techno minimale, se met à carillonner comme dans certains titres de Pantha du Prince, avant de sombrer dans le vide. L'univers synthétique de "Heaven and Hell", d'abord en sourdine, légèrement tintinnabulant, est zébré de poussées de drones, de nuées poussiéreuses, de sortes de glitchs : promenade dans un lieu désolé, inhumain, envahi de sons tordus, étouffés, pleins de griffures. Le violoncelle a bien de la peine à en émerger brièvement sur la fin, encore est-ce avant d'être recouvert. Reste-t-il un peu de lumière ? Le titre "Kristall semblerait en annoncer, mais il déverse des trombes synthétiques troubles, au milieu desquelles le violoncelle tente de faire entendre encore une mélodie, saboté par des dépressions, des pluies obscures de pétillements. La lumière, c'est lui, le violoncelle, une lumière sombre, menacée, mais si belle ! "The Future is Now" donne une conclusion très noire à ce voyage entre pèlerinage et prophétie. Les drones remplacent l'horizon, quelque chose d'énorme monte dans un chaos grandissant de surgissements électroniques, et tout retourne à la poussière, aux cendres...

   Un disque superbe d'une grande tenue, austère, oratorio dramatique pour violoncelle et électronique.

Paru le 2 décembre 2022 chez Teleskop / 11 plages + bonus / 48 minutes environ

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Publié le 30 Novembre 2022

Christina Vantzou - N°5

   Dans l'Antre de la Sibylle

   Fidèle depuis ses débuts au label de Chicago Kranky, Christina Vantzou vient d'y faire paraître son cinquième opus, toujours sobrement numéroté, N°5. Un disque qui m'a surpris d'emblée par l'impression d'une radicalité plus grande, et qui me semble en tout cas marquer un approfondissement, une affirmation de son univers personnel, marqué depuis les débuts par un néo-classicisme austère, débouchant sur une musique ambiante hantée par le mystère. C'est peut-être parce que la compositrice américaine, d'origine grecque, est revenue à ses origines pour la conception de ce disque. Lors d'un séjour sur l'île de Syros, elle a dit-elle connu « un moment de concentration » qui l'a conduit à regarder comme à distance l'ensemble des enregistrements accumulés pour la préparation de l'album. Après son installation dans une autre île, elle a réduit  et  refaçonné ses matériaux, les a montés elle-même sans passer par un ingénieur. Nous serions donc en fait devant un nouveau N°1, celui d'une (re)naissance. Débarrassé des vêtements grandioses, avec amples orchestrations dont elle aimait affubler sa musique, peut-être par pudeur. Si dix-sept musiciens ont contribué à ce disque, on les entend rarement ensemble. La tendance du disque est à une austérité plus grande encore, un véritable dépouillement. J'ai presque envie d'écrire une mise à nu. Tout y est plus intime. Mais le mystère n'a pas disparu : il est là, plus intense, plus troublant, à travers notamment des sons de terrains, des sons de proximité, et ce dès le premier titre.

   Nous sommes conviés à entrer (titre 1, "Enter"), et pas n'importe où, dans une grotte. On entend des souffles sourds, des gouttes d'eau tomber, clapoter, en même temps que la musique surgit. Des craquements, comme si on faisait bouger des pierres, un râle venu de très loin, celui d'un esprit réveillé par l'intrusion de quelqu'un qui avance prudemment, en butant contre des obstacles. Et une voix remplit la grotte, un chant pur accompagné de drones de synthétiseur. Un chœur lointain célèbre notre venue... Une voix à la Laurie Anderson vous salue ("Greeting"), un chacal (un être infernal ?) rit dirait-on, la musique déroule des boucles solennelles, la voix souffle une fumée, une autre, masculine, lui répond en écho.

   Si vous en restez là, c'est que vous n'avez pas compris. Les deux titres valent initiation aux Mystères. L'île d'Ano Koufonisi recèle maintes cavités. Le creux ici est l'image de l'intime. Christina Vantzou s'abandonne à elle-même, après un ultime au revoir : le troisième titre "Distance", au piano mondain entre Chopin et le jazz sur fond de bruit de soirée, avant l'effacement brutal par un vent spiralé. Je vois le titre suivant, "Reclining Figures" comme un autre au revoir, à sa période ambiante. Une somptuosité glacée, entre sons synthétiques et voix douces à l'unisson. Vanité des mimiques mélodiques compassées face à l'angélisme simple des voix. La place est libre pour une autre musique.

   "Red Eel Dream" : le rêve de l'anguille rouge, quel beau titre ! Tout commence ici. Un rapide arpège de harpe, un synthétiseur mystérieux, de curieux chuintements  (humains ?), puis le piano, calme. Des pas s'entendent, qui font craquer la terre, on approche, c'est un film peut-être, des vents tournent, les vagues sont là. Un thérémine emplit la cavité, l'anguille se faufile dans l'eau du rêve sur un fond mélodieux et doux. Le rituel peut commencer, par une répétition de danse ("Dance Rehearsal", titre 6) : violoncelle hiératique, voix en liberté, clarinette tremblée. "Kimona I" est comme l'écho de musiques très anciennes. Une voix archangélique, dans les hauteurs, juste accompagnée par le piano méditatif. L'atmosphère est magique, fervente, d'une pureté palpable. L'ombre de Bach passe très lentement. "Tongue Shaped Rock" (Rocher en forme de langue ?) laisse la place à une polyphonie délicate de voix, en partie a capella, puis la clarinette basse incante de ses vibrations profondes la grotte où se baignent les voix, presque des voix de gorge. C'est absolument splendide !

   L'alto et les cordes tissent une sorte de menuet suave et raffiné pour "Memory of Future Melody". La pièce dérape peu à peu, avec des creux graves inquiétants : des esprits ont fait irruption, soufflent le cauchemar, les mélodies tournent mal, deviennent lamentations lugubres... "Kimona II" dissipe cette vision. L'heure est à nouveau au Mystère, au ralentissement du Temps. Piano et voix, à nouveau, sur un fond mouvant de petits bruits, de mini tourbillons : c'est l'extase sur son lit d'apparitions sonores, si légère qu'elle plane dans la caverne, bientôt rejointe par un chœur masculin pour une messe spectrale de toute beauté. Nous sommes Ailleurs... Pas étonnant que la dernière pièce s'intitule "Surreal Presence for SH and FM". La musique poursuit son échappée surnaturelle, naturellement sublime.

  Un disque singulier et raffiné, dans lequel Christina Vantzou se laisse aller à son goût pour l'étrange. Envoûtant ! Son meilleur disque.

Paru en novembre 2022 chez Kranky / 11plages / 37 minutes environ

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Publié le 9 Novembre 2022

Giulio Aldinucci - Real

   Encore une découverte majeure ! L'artiste sonore italien Giulio Aldinucci en est à son vingt-cinquième disque, si j'ai bien compté. Beaucoup avec de belles couvertures, de beaux titres qui font signe, qui nous disent que nous avons affaire à un chercheur de beauté. Real est son quatrième album chez Karlrecords. Pourquoi ce titre, Real ? Le compositeur précise : « Les médias numériques avec lesquels nous vivons façonnent et définissent la réalité en la filtrant, nous laissant courir le risque de vivre sans ce qui nous est propre et unique. Mon nouvel album exprime un besoin de quelque chose d'absolu et d'authentique. « Real » est une réflexion sur la possibilité infinie de transformation sonore, la capacité que nous avons de créer de nouvelles réalités en transmutant le paysage sonore qui nous entoure et le paysage sonore intérieur en nous, ne serait-ce qu'en l'imaginant.»

   

Un beau portrait du compositeur

Un beau portrait du compositeur

    Je retiens le mot de « transmutation ». Giulio Aldinucci utilise sons de terrain et matériel électronique, comme beaucoup, mais il transmute ce matériau de base en y injectant des voix éthérées, un lyrisme épuré, ce qui confère à sa musique une résonance sacrée . Dès "Deep Space Shelter", on entre dans un univers de soieries froissées, de murmures tremblés : des voix vivent là, dans les lointains, et l'électronique se voile, on ne sait plus ce qui est voix ou pas. Un premier titre magnifique, suivi par "Come in Un Respiro", grandiose par ses vocalises à la Arvo Pärt sur des vagues d'orgue. C'est une musique qui respire, en effet, qui emporte par son souffle puissant et délicat. "As The Horizon Disappears" est un mur électronique vibrant, grondant, illuminé par l'orgue en boucles envoûtantes, qui semblent nous entraîner vers le néant. Absolument splendide !

   "Smoke over the River"est une sorte de lamento aux couleurs orchestrales magnifiques, comme un concert de larmes se résorbant dans un drone sombre juste éclairé de touches de clavier. Un bijou ! Plus épique, "Mythological Void" prend l'allure d'un hymne ambiant de voix incrustées dans une texture électronique en mouvement. Tout se mêle dans un tissu froissé somptueux d'une grande puissance, comme dans une cathédrale cosmique. La fin est d'une suavité rêveuse à tomber..."Every Word, in Summer" poursuit dans la même veine épique, plus magmatique, au bord du déchirement. Les textures semblent fissurées, vibrent de manière saccadée. On se rend compte du feuilletage impressionnant des couches sonores !

   Dans ce contexte, "Hyperobject A" semble un ovni. Pièce percussive, presque africaine par certains côtés, elle réintègre toutefois la galaxie Aldinucci par le miroitement des textures électroniques, en boucles tordues, et l'apparition de voix fondues dans la transe. Après cet écart, "Asymptotic Embrace" renoue avec le lyrisme sublime. Une voix perchée dans les nuages, puis deux, une masculine et l'autre féminine, planent au-dessus d'un mouvement perpétuel de drones et de cordes synthétiques.

   Un disque splendide, d'une rare élégance, qui redonne à l'électronique une dimension humaine, transcendante.

Paru mi-octobre 2022 chez Karlrecords / 8 plages / 42 minutes environ

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Publié le 1 Novembre 2022

All That We See or Seem

  Deux Poèmes épiques des Éléments

   « Lâchez, Vanha, la rage d'une tempête terrestre ! Détachez les éléments, ouvrez complètement le ciel ! Sur la Terre, laissez prévaloir une tempête incessante, afin que dans ma poitrine je ne ressente pas la misérable douleur. » (Eino Leino)

   Comment commencer normalement avec un tel disque ? Un double orage épique extraordinaire, qui traverse l'être et nous propulse dans le cœur grondant des Éléments...

   Ils ont osé prendre comme nom de groupe et titre de l'album un fragment du poème d'Edgar Allan Poe, A Dream within a dream, et ils sont bien fait. Tous les esprits et les démons sont là dans les deux longs morceaux de l'album, chacun autour de trente minutes. Le groupe réunit la britannique Ellen Southern (voix, enregistrements de terrain, percussions), le finlandais Gruth (concept, production, électronique) et la finlandaise Johanna Puuperä (autre voix, violon, synthétiseur modulaire).

   "Myrskymielellä" (Orageusement ou Une tempête dans l'esprit, d'après mon traducteur que j'améliore, j'espère...), le premier titre, est emprunté à un poème de 1891 écrit à l'âge de treize ans par le poète national finlandais Eino Leino (1878 - 1926). L'orgue plane au-dessus d'un magma composé de bruissements aquatiques, de mystérieux sifflements et de lambeaux de voix. C'est un orage qui tourne dans la nuit des Esprits. On entend des respirations, des émanations, des ébauches de mots. Les sorcières sont rassemblées, chuchotent, prononcent des formules incantatoires. L'atmosphère se densifie, se peuple peu à peu. Le violon pose ses plaintes et déchire le ciel, agité de tourbillons troubles. Une percussion lointaine scande le flux, tandis qu'une voix entame une lamentation ou une imprécation, entourée d'autres voix menaçantes, grinçantes. C'est absolument grandiose, je pensais à l'atmosphère foudroyée des disques de Carla Bozulich. J'ai pensé aussi au sublime Grá agus Bás de l'irlandais Donnacha Dehenny. Pour la manière de renouer avec la sauvagerie dévastatrice et dévastée de lointaines origines. Commence en effet alors une véritable cérémonie païenne dans un ciel saturé, parcouru de cliquetis, et des voix comme des comètes, des cris ancestraux, venus de si loin. Les percussions se déchaînent, le violon ressemble à un doudouk, les voix halètent, composent un chœur d'esprits infernaux pour une transe frénétique et magnifique, seule à même de combattre les tourments de la vie.

   Un autre fragment du même poème d'Edgar Poe, "A Dream Within a Dream", sert de titre à la seconde composition. Les fracas maritimes nous accueillent sur ce rivage, sur cette île inconnue. La mer est incessant déferlement, au milieu duquel le(s) violon(s) et les synthétiseurs brodent des variations délicates et majestueuses, tournoyantes et obsédantes. Plus rien n'existe que la beauté terrible des eaux et des ciels, célébrée par des voix libérées de tout vouloir dire, des voix de prêtresses inspirées. Comment ne pas penser à certaines musiques de Dead Can Dance, avec la voix de Lisa Gerrard ? C'est le même univers, la même façon de s'immerger dans le monde primordial, mais avec une différence essentielle : le trio prend le temps de l'épique, s'est donné les moyens musicaux d'une somptuosité à laquelle le duo britannico-australien n'est jamais parvenu, en dépit de très belles réussites. Ici, les voix angéliques hantent un espace immense, habitent une durée d'une densité confondante, celle des rêves qui ne finissent pas de nous tisser d'abîmes. C'est une musique authentiquement vertigineuse, bruissante des mondes disparus, des cohortes d'esprits errants comme des mouettes dérivantes dans le flot et les vents mélangés. C'est la procession infinie des fantômes que nous sommes dans l'Océan des Âges.

Une heure de beauté frémissante, solennelle ou sauvage.

Une réussite exceptionnelle. À l'évidence l'un des meilleurs disques de 2022.

Avec une photographie de couverture sublime, portail de ce monde dans lequel l'homme inconsistant est charrié comme les nuages !!

Paru en octobre 2022 chez Miasmah Recordings / 2 plages / 58 minutes environ

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