musiques contemporaines - experimentales

Publié le 12 Juillet 2023

Andrius Arutiunian - Seven Common Ways of Disappearing

   Conçu au départ pour une installation au Pavillon arménien de la Biennale de Venise en 2022, Seven Common Ways of Disappearing est devenu le premier album de l'artiste arméno-lithuanien Andrius Arutiunian. Il s'agit d'une pièce pour piano à queue réaccordé et électronique analogique, pour deux musiciens qui naviguent dans la topographie de la partition, donnant de la composition une des multiples versions possibles Ici le compositeur est l'interprète unique de l'une d'entre elles. La partition prend la forme d'un ennéagramme, en hommage à Georges Ivanovitch Gurdjieff, maître spirituel controversé mais influent, qui a tenté d'introduire en Occident un syncrétisme philosophico-ésotérique marqué par les pensées moyen-orientales, soufies, bouddhistes... C'est lui qui a réintroduit la figure ésotérique de l'ennéagramme, considéré par le compositeur comme un schéma structurant. Ci-dessous une vidéo réalisée lors de l'installation au Pavillon arménien de la 59ème biennale de Venise.

   Deux versions titrées "Forwards" et "Backwards" (En avant et En arrière), chacune d'environ vingt-deux minutes, figurent sur le disque. La première se caractérise par un fond de bourdon. On se croirait dans une composition de Éliane Radigue, sur laquelle vient carillonner le piano réaccordé en grappes lumineuses. L'impression d'un décollage imminent, en même temps d'un sur-place extatique, illuminé par les giclées aléatoires du piano devenu portique de cloches pour un temple inconnu, un piano possédé. Cet immense tintinnabulement produit une musique hypnotique, stupéfiante, propre à dissoudre le Moi, d'où peut-être le titre du disque, qui peut aussi faire indirectement référence aux mystérieuses et longues disparitions de Gurdjieff. Vers quatorze minutes, le bourdon s'intensifie, devient grondement tourbillonnant, menaçant d'engloutir le piano livré à sa transe, avant de s'éloigner et de laisser le piano et le reste de l'électronique dessiner de folles figures de chutes libres. C'est absolument magnifique...

   "Backwards" est une version plus schizophrène, si j'ose dire, le piano et l'électronique comme des éclats de miroir se répondant plus ou moins autour d'une boucle serrée, presque étouffante, de piano. Le tissu musical semble happé par l'obscur, en dépit des miroitements étincelants du piano brisé. Un mur de percussions perforantes vient occuper le premier plan de l'espace sonore, donnant à cette seconde pièce une dimension inquiétante. Des jets de particules créent d'étranges vents, ou des marées dissolvantes, qui ne parviennent pas, toutefois, à faire taire les pianos (celui de la boucle, et celui qui ne cesse d'éclater en éclaboussures). De lourdes ponctuations plombent la fin de cette version moins séduisante, mais impressionnante par son expressionnisme implacable. Il s'agit d'une destruction, farouche, déterminée.

    Une musique fascinante, entre extase lumineuse et puissance magnétique obscure.

Paru début juin 2023 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 2 plages / 44 minutes environ

Pas d'extrait à vous faire entendre, sinon sur bandcamp...

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Publié le 9 Juillet 2023

David Toop & Lawrence English - The Shell That Speaks The Sea

   Faut-il encore présenter Lawrence English, compositeur australien, fondateur et dirigeant de la maison de disques Room40 ? Peu présent ici, sinon indirectement par les albums dont il a supervisé le son et l'enregistrement, je l'accueille non pour un album solo, mais en collaboration avec l'anglais David Toop, un autre maître de la musique ambiante, qu'il a rencontré voilà plus de 20 ans. En guise d'introduction à leur disque, j'extrais quelques lignes d'une réflexion menée par Lawrence English sur son site en date du 3 juillet 2023, et titrée Notes pour une ambiante future. L'australien  y développe une philosophie de l'ambiante.

L'ambiante n'est jamais seulement de la musique. C'est une confluence de son, de situation et d'écoute ; de plus, c'est un contrat tacite entre le créateur, l'auditeur et le lieu, cherchant à atteindre un type spécifique d'expérience musicale.

L'Ambiante n'est jamais seulement une musique d'évasion. C'est une zone de participation à une quête d'écoute musicale qui reconnaît les valeurs potentielles du son dans des sphères plus larges (sociales, politiques, culturelles, etc.). C'est un dégagement, un épanouissement et un approfondissement, à la fois.

L'Ambiante est amie du bruit, du volume, de la physicalité. C'est pourtant un ennemi du dynamisme incalculable.

 

   Quel beau titre : The Shell that Speaks the Sea, Le Coquillage (ou La Coquille) qui parle la mer (je préfère la construction transitive, sans la préposition "de") ! La mer en question, ce n'est pas seulement la mer océanique, c'est la mer primordiale, anté-historique, intérieure, les fonds oniriques des plus vieilles hantises. On plonge dans les abysses dès le premier titre, "Abyssal Tracker". Cris, ondes, électronique délicate, flûte fantôme ("ghost flute" fait partie de leur incroyable instrumentarium), rendent sensible l'augmentation de la pression, la descente dans les flous où gisent des voix enfouies. C'est le pays d'Oniros et d'Hypnos...L'étrange "Reading Bones" laisse une large place à une voix balbutiante, à des crachotements dans un halo irréel, comme si les os s'essayaient à parler entre les craquements : titre horrifique d'une grande beauté apaisée sur la fin. "Mouth Cave" est dans une strate encore plus archaïque, la musique devient mythologique, célébration ténébreuse d'une divinité engloutie dont ne nous parviennent que des souffles, esquisses de grognements : mystère épais, sublimé par une insistante mélopée ensorceleuse, invitation à retourner au sommeil...

L'obscure fascination des abysses

   Les deux compères sculptent une musique ambiante presque tactile, tant les sons éveillent des idées de matière, et pourtant en même temps cette musique explore d'autres mondes parallèles. La familiarité dérape dans l'étrangeté. Le très étonnant "Whistling in the Dark" émerge du lointain, de ce noir originel du titre. Une boucle lancinante, fêlée, incante comme un groupe de post-rock d'outre-tombe avant de se renfoncer dans la mer primordiale. "The Chair's Story" nous met face à un être à la voix caverneuse, qui articule à peine, entouré de craquements, percussions erratiques et flûte à la dérive : l'atmosphère est celle d'une cérémonie au ralenti dans les limons accumulés au fond de l'océan dont on entend les lointains grondements, au-dessus ! "Huanghu" semble remonter à la surface, pour nous faire entendre un curieux orchestre de percussions au milieu de fines stridences (insectes, moustiques ?) : images sonores d'une Chine énigmatique, immémoriale, océanique à sa manière. "The Tattoed Back" est encore plus fantomatique, matières glissantes, appels troubles, longues boucles de sons discontinus, brièvement tenus, qui se bousculent, créent une attente : quelque chose monte, vient, un courant électronique, une divinité peut-être, qui ne fait que passer, s'éloigner comme un essaim fabuleux. Nous voici livrés à la longue nuit, "Long Night", résonante d'accords inattendus de guitare, entourés d'une alchimie sonore miraculeuse.

      Un bijou ambiant d'une captivante étrangeté !

   La très belle illustration de couverture présenterait les innombrables bouches qui parlent la mer, tous ces coquillages qui nous conduisent plus profond encore que le fond, qui disent cette mer absolue, obscure, mugissante de résonances au fond de nous...

Paru début juin 2023 chez Room40 / 8 plages / 40 minutes environ

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Publié le 7 Juillet 2023

Nomi Epstein - Sounds

   Trois ans déjà...tant pis, car ce disque mérite de figurer dans ces colonnes. Pourquoi ?  Parce que le pianiste Reinier van Houdt est présent en solo sur quatre titres (le disque en compte six). Je sais qu'il est là du côté des musiques essentielles. Et ce cd portrait de la compositrice américaine de Boston Nomi Epstein est passionnant d'un bout à l'autre !

   "Till for solo piano"(2003) fait partie de ces pièces mystérieuses qui semblent les facettes mêmes d'un silence rayonnant. Ce sont de courtes phrases, interrogatives peut-être, insistantes, des phrases perdues dans les rets de leurs résonances, elles marchent doucement, fermement, dans des lacs de lumière, au seuil de quelque chose. Puis une note revient, tel un battement de cloche : nous sommes ailleurs...

   "for Collect/Project"(2016/19), pour voix, flûte basse et électronique en direct, parcourt une série de couleurs, de formes, passant de l'une à l'autre avec une grande aisance, si bien que l'hétérogénéité de la pièce devient sa richesse.

   Puis c'est le "Solo pour piano" (2007), vingt-cinq minutes en deux parties inégales, "Waves" pour un peu moins de huit minutes, et "Dyads" pour dix-sept minutes. Reinier van Houdt, comme d'habitude, est royal dans les vagues graves de l'instrument : une descente abyssale bruissante d'harmoniques bourdonnantes, floues. "Dyads" articule au contraire très nettement les notes, bien séparées, et c'est une montée lente, fragile dans sa pesanteur. On pourrait dire que c'est un essai de montée, car ne repart-on pas du même point ? Ce qui compte, c'est la réitération têtue, la volonté de décoller les semelles, contrariée par la lourdeur d'une charge, comme la marche d'un homme accablé sous le poids de sa Chimère dans le poème en prose Chacun sa chimère de Charles Baudelaire. Arriveront-ils jamais ? Il n'y a plus que cette marche, elle pourrait être infinie...

   Nomi Epstein est elle-même au piano sur "Sounds for Jeff and Eliza" (2018), également pour clarinette basse (Jeff Kimmel) et flûte (Eliza Blangert), les sons discontinus du piano ponctuant, découpant les plages continues des deux autres instruments. Répétitions et superpositions construisent un univers sonore méditatif, une sorte de labyrinthe de souffles et de brèves déflagrations lumineuses. Dans la lignée de Morton Feldman, une pièce fascinante, superbe.

   Reinier van Houdt interprète à nouveau la dernière pièce de ce portrait, "Layers for piano" (2015/18), en trois parties enchaînées. La première, mesurée, joue sur de longues notes soutenues. La seconde, non mesurée, détache davantage les notes, semble rebondir à chaque fois dans l'inconnu. Seule une oreille avertie, exercée, distinguera ces parties (où commence la troisième ?), tant le parcours est cohérent, semé de courtes grappes tout au long de cette belle errance.

    Un disque magnifique de musique contemporaine contemplative.

Paru en juin 2020 chez New Focus Recordings / 6 plages / 1h et 17 minutes environ

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Publié le 26 Juin 2023

Kate Moore - Ridgeway

   Ridgeway, le titre de l'album, est le nom du chemin qui parcourt la vallée d'Uffington Castle (Comté d'Oxfordshire, Grande-Bretagne), près duquel se trouve le grand cheval blanc taillé dans la partie supérieure d'une colline de craie. C'est lui sur la photographie de couverture. Kate Moore vécut près de là un temps pendant son enfance, et elle a choisi cette figure datant de l'âge du bronze pour illustrer des œuvres composées entre 2009 et 2019. Ce choix voudrait illustrer le lien entre les souvenirs de lieux et l'expérience sensorielle. Il traduit aussi sa profonde fascination pour les forces naturelles qui façonnent le monde.

   Née en 1979 et formée notamment par Louis Andriessen, ayant participé à des séminaires dirigés par David Lang, Julia Wolfe et Michael Gordon, Kate Moore, australienne née en Angleterre et vivant souvent aux Pays-Bas, a déjà publié The Open road (2010), Revolver (Unsounds, 2021). Ridgeway est son deuxième disque sur ce magnifique label Unsounds. Les pièces sont interprétées par le Herz Ensemble, un large ensemble de chambre, sauf lorsque je l'indiquerai : violon, alto, violoncelle, saxophone, clarinette basse, guitares électriques, piano, orgue, percussion, didgeridoo, et contre-ténor. Pour Kate, cet album évoque l'étrangeté du paysage, du son de ses contours et du langage mystique de ses nuances et de ses ombres, à la fois divinement belles et sombres et mystérieuses...

 

Kate Moore par Jeff Zimberlin

Kate Moore par Jeff Zimberlin

   Le titre éponyme ouvre l'album, coloré, mystérieux, contrasté, entre douceur ineffable et poussées puissantes, martelantes, de tout l'ensemble. Comme une quête fervente, des échappées mélodieuses magnifiques, une série d'appels, les jappements d'espèces disparues dans les collines dorées du souvenir. Quel beau début ! Sur lequel vient se greffer l'envoûtant "101", avec ses boucles, ses tournoiements, ses scansions profondes. Le frémissement des cordes, le piano minimaliste, les déchaînements brefs et fous donnent à cette partition une allure à la fois grandiose et intime : c'est une merveille digne de David Lang, étincelante de trouvailles harmoniques, tout en chevauchements nerveux et échappées sublimes ! Avec une coda au piano...

... qui nous prépare à la surprise du troisième titre, "Prelude" : une pièce de quatre minutes pour piano seul ! Ce prélude liquide, lyrique, radieux, fort, nous emporte dans sa fougue, digne des meilleures compositions dans la mouvance du minimalisme. On retrouve Laura Sandee au piano dans une nouvelle pièce, plus longue, "Sliabh Beag" (Petite montagne). Après un début suave en lents cercles parsemés de gouttelettes lumineuses, la pièce présente une longue cadence tourmentée, aux multiples fractures, très rythmique, comme une succession d'escalades farouches, toujours recommencées, qui laissent place à une gigue irlandaise endiablée, enivrante. Irrésistible !

    La suite du disque présente deux pièces longues d'une quinzaine de minutes chacune. C'est d'abord "Bushranger Psychodrama", cordes frémissantes à la Purcell dans son air du froid, puis magnifiques accents bucoliques du saxophone sur un lit de cordes, et soudaine envolée lyrique ponctuée de percussion sourde. C'est l'extase de l'âme devant le paysage, son épanchement mélancolique, un laisser-aller hors de toute tension, mais des souvenirs ou des images reviennent harceler le spectateur, l'emmènent dans leur fièvre. La pièce offre ainsi comme un combat entre abandon et impétuosité.

   "The Dam" (Le Barrage) joue d'un dense enchevêtrement de strates, dont émerge la voix du contre-ténor Kaspar Kröner comme un cygne mélodieux sur la surface d'un lac soudain apaisé, à peine parcouru de quelques rides. La clarinette basse se fond à une reprise vigoureuse, vite transmuée en accents et entrelacs mélodieux dans le calme à nouveau revenu. Peu à peu, la tension remonte, avec des remous agressifs que le contre-ténor transcende de son vol ou accompagne d'une fougue nouvelle. C'est à mon sens la pièce la plus faible (relativement...), la plus convenue, surtout dans le long crescendo final.

   Oubliez mes réticences quant à la dernière pièce. Les quatre premières sont éblouissantes, et la cinquième très estimable, ce qui suffit à faire de cet album un des grands disques de 2023.

Paru en mai 2023 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 6 plages / 1 heure et 14 minutes environ

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Publié le 15 Juin 2023

Martin Küchen & Sophie Agnel - Detour Tunnels of Light

    Je ne suis pas un amateur de jazz...du moins je le croyais ! J'aime certaines formes de jazz moderne, où l'improvisation conduit en fait les musiciens sur des rivages inconnus, non balisés. C'est cela qui m'agaçait dans le jazz : les tics, les solos convenus, les attendus... Le jazz m'intéresse quand il rejoint de fait les courants de la musique contemporaine. Voici un duo caractéristique de ce jazz moderne, mutant. La pianiste française Sophie Agnel est passée du jazz moderne à l'improvisation libre. Elle a joué notamment avec le saxophoniste Bertrand Gauguet, dont j'ai salué le Contre-Courbes (2021) avec le pianiste John Tilbury et Miroir (2022) avec l'altiste Cyprien Busolini. Sur Detour Tunnels of Light, c'est le saxophoniste suédois Martin Küchen, improvisateur et compositeur, qui s'aventure avec elle dans des territoires hors des chemins battus.

   Quatre titres, chacun autour de huit minutes. Des improvisations délicates, attentives, une minimale et une plus étoffée en alternance. "Fem Cinq" associe un saxophone se limitant à de courtes interventions et un grand piano grave, façon piano préparé avec des incursions dans l'instrument. Se crée une curieuse dentelle, aux jours importants, brodée de bouts sonores divers, entre craquements, frappes sèches et bruissements, murmures plaintifs du saxophone. La musique hésite et cherche, au bord de la déconstruction radicale. Une entrée en matière énigmatique, on attend... Les deux compères s'abandonnent ensuite davantage, donnent davantage. Dès le second titre, "The Gould Passage" (Une allusion au célèbre pianiste, sans doute ??), la musique se densifie, devient émouvante, expressive, chargée de souvenirs, de bribes romantiques, le tout avec une incroyable finesse, une retenue qui n'exclut pas l'amorce d'une narration sonore.

   "Fyra Quatre" revient à une économie maximale de moyen : touches de piano, résonances étouffées, saxophone comme un oiseau au chant bref. Il se dégage de la pièce une paradoxale ferveur, liée à l'attention que l'on entend : on les sent qui traquent le furtif, les sursauts de l'ombre pour en extraire la lumière, fût-elle faible. Au bout de trois ou quatre minutes, le saxophone développe ses entrées, modestement, le piano restant dans les limbes, trouvant dans les cordes de l'instrument de mélodieux grincements au bord du silence, ou bien, devenu pure percussion pour ponctuer ce guet fragile. "Tva Deux", selon l'alternance évoquée en début d'article, c'est le plein après le vide. Une pièce ardente, avec dans sa première partie un crescendo puissant. La musique brûle d'un feu intérieur de froissements, le saxophone est un grand corbeau sur le bûcher du piano-percussion, du piano frémissant. Puis c'est la renaissance, la venue d'une douceur imprévue, le surgissement d'une source, l'avènement d'un mystère énoncé par le grand prêtre piano, solennel dans ses ponctuations graves. La matière sonore est envahie par des sons brouillés, au-dessus desquels le piano et le saxophone marchent, comme sur ce qui reste du brasier initial. Le contraste entre le fond et le devant, entre ce brouillage et cette clarté maintenue, est extrêmement émouvant. Le saxophone semble s'enliser, happé peu à peu, crachotant, le piano préparé ou non seul émergeant...

   Quatre cérémonies intenses, sensibles et raffinées pour un public attentif aux tunnels de lumière forés par la magnifique écoute mutuelle des deux musiciens.

 

Paru en mai 2023 chez Thanatosis (Suède) / 4 plages / 35 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 13 Juin 2023

@C + Drumming GP - For Percussion

   En voyant sur la pochette le mot "Drumming", beaucoup penseront sans doute à la célèbre composition de Steve Reich. Le seul rapport, ce sont les percussions. Extrêmement variées, avec, selon les titres, électronique, ordinateurs, échantillons. Un disque qui semblera difficile, et il l'est, mais ne demande qu'à être attentivement écouté pour livrer ses trésors...

    Drumming GP désigne un ensemble de percussion fondé à Porto (Portugal) en 1999 par Miquel Bernat, interprète passionné des nouvelles musiques et professeur. L'ensemble a collaboré avec de nombreux compositeurs, qui lui ont aussi écrit des pièces. Michel Bernat a proposé à Miguel Carvailhais et Pedro Tudela, alias @C depuis 2000, expérimentateurs radicaux des sons obtenus par ordinateur et fondateurs et dirigeants du label Crónica, de composer une pièce pour Drumming GP, une pièce qui rassemblerait ordinateurs et percussions sur scène... et sur disque. Il en est résulté bien d'autres compositions, certaines déjà publiées, d'autres jouées. Quelques unes de ces œuvres sont rassemblées pour la première fois sur ce disque.

Miquel Bernat et @C (Miguel Carvalhais et Pedro Tudela)Miquel Bernat et @C (Miguel Carvalhais et Pedro Tudela)

Miquel Bernat et @C (Miguel Carvalhais et Pedro Tudela)

   Le disque présente six pièces, titrés par un simple numéro, parfois suivi d'une lettre majuscule. La plus courte pièce excède de peu sept minutes, la plus longue dépasse les vingt minutes.

"63" (2006, revue en 2022), pour percussion, percussion synthétique et électronique, a été commandée en tant qu'hommage à Frank Zappa, qui pratiquait déjà la manipulation des bandes magnétiques. La version de 2022 prend ses distances avec les échantillons de la musique de Zappa que celle de 2007 comportait. La pièce joue de la régularité, quasi métronomique, des frappes percussives, et du contraste avec les nappes synthétiques. Musique fascinante, d'une abstraction presque onirique dans la longue dérive de la seconde partie et l'explosion finale zappienne.

"58" (2006, revue en 2022), pour deux marimbas et deux ordinateurs. La partition des marimbas est générée par ordinateur, tandis que les ordinateurs sont libres au milieu d'un ensemble de possibles. Le flux des marimbas croise une multitude d'événements imprévus, d'où l'impression d'une longue narration, d'une vie étrange et tumultueuse traversée d'échos, de souvenirs sonores. Le fil se dédouble, les marimbas virevoltant au premier plan, les ordinateurs introduisant une profondeur énigmatique, déroutante : en somme une trame schizophrène, d'ailleurs parfois grinçante, grotesque dans ses ricanements en sourdine, ses couinements, grognements...Dépaysement garanti avec ce voyage extraordinaire !

"88"(2010), pour pierres, objets, microphones et électronique. Les microphones sont placés au-dessus, en-dessous et sur le même plan que les pierres et objets, si bien qu'ils captent leurs vibrations pour les amplifier ensuite. Quelques réverbérations naturelles sont conservées dans la pièce. Frottements, frappes, roulements forment la base de la trame sonore. On a l'impression d'assister au réveil des objets, qui traînent encore avec eux des filaments de rêve, soupirent, se secouent pour exister enfin et donner naissance à la fois à une frénésie et à une harmonie prenante, d'avant le temps.

"66" (2008), pour bols chantants échantillonnés et ordinateur, est sans conteste la pièce la plus déroutante, jouant de plusieurs manières de frapper les bols. Leurs résonances cristallines "dialoguent" avec des sons synthétiques envahissants, qui ne font en dépit de leurs efforts qu'accentuer la diaphanéité incorruptible des harmoniques majestueuses des premiers. Un léger balancement anime cette pièce incroyable, post-industrielle par les sons synthétiques en grappes informes rejouant un chaos primordial, intemporelle par les bols chantants dans leur rectitude harmonique. Une pièce magnifique !

"88R" (2022) pour ordinateur et percussion synthétique dessine un paysage abstrait, entièrement synthétique, troué de frappes profondes, parcouru de zébrures, fractures. Pièce nocturne aux percussions noires, peu à peu saisie d'une frénésie de micro-battements, de déversements et roulements. Un très beau rituel étrange...

"63L" (2007) pour percussion, percussion synthétique et échantillons, mêle bols chantants et curieux solos percussifs qu'on prendrait presque pour le cliquetis d'une machine à écrire accompagnée d'une frappe plus lourde. Les bols échantillonnés donnent un son continu qui contraste vigoureusement avec le discontinu saccadé du massif percussif. Soudain, c'est presque une voix qui surgit dans cette sèche aridité, une voix tenue dans les claquements, puis une autre voix apparue dans la déflagration finale. Très étonnant !

   Un remarquable disque de percussion contemporaine, exigeant et constamment inventif.

Paru fin avril 2023 chez Crónica (Portugal) / 6 plages / 1 heure et 5 minutes environ

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Publié le 6 Juin 2023

OTHER:M:OTHER - Metamorph

     Je n'ai pas hésité : le disque s'est imposé d'emblée, éblouissant, après un premier titre déconcertant, ne vous fiez pas à lui ! Le trio autrichien OTHER:M:OTHER est formé par la compositrice Judith Schwarz, membre de groupes comme Chuffdrone ou Little Rosies Kindergarten,  aux diverses percussions, par l'artiste sonore, compositeur et ingénieur Arthur Fussy au synthétiseur modulaire, et par le poète sonore et pianiste de jazz Jul Dillier au piano préparé. La musique a été enregistrée lors de trois concerts en 2022.

   Percussive, rythmique, expérimentale avec un arrière-plan d'improvisation, la musique de OTHER:M:OTHER surprend par son côté décalé, son refus manifeste des formes attendues. Ainsi, après un court premier titre, "Matrics",  percussif, très vif, d'allure expérimentale presque bruitiste, on passe au mystérieux "Lithosphere", mélodies étranges entrecroisées : un titre magnifique pour un film d'horreur tant la musique se fait fantomale, tout en frottements, grondements de drones, déchaînements éclairs de forces obscures. Le travail du son est d'une incroyable précision, et d'une efficacité redoutable ! "Reaktor" est tout aussi enthousiasmant, piano et percussions hypnotiques, synthétiseur inventif. Musique bouillonnante, percutante, jubilatoire ! Un plaisir, ce trio !

[ En contrepoint, une vidéo qui ne correspond pas directement au disque, en tout cas la plus proche du disque parmi les trois proposées, les deux autres étant à mon goût surtout démonstratives et inutilement surexcitées. ]

     Et le titre 4, "Kin", rituel de science-fiction, messe électroacoustique, un univers totalement étrange ! "Humus I" revient à la terre, nous n'en doutons pas, mais une terre inconnue de brefs gestes sonores, fouissements de taupes dans des souterrains kafkaïens, présences mystérieuses : quelle économie d'écriture, et quel résultat fascinant ! Comme son titre pouvait le laisser penser, "Techtonic" propose une techno nerveuse de plaques enchevêtrées, de l'excellente musique de club, que voulez-vous, ce trio n'en fait qu'à ses oreilles, le piano se lançant même dans un passage jazzy très libre sur fond de percussions bondissantes, avec une fin expérimentale, contemporaine, superbe. "Humus II" continue l'exploration d'un infra-monde intriguant : véritable sculpture sonore bruissant de surgissements métalliques, qui enchaîne sur "Unruh", le dernier titre, à nouveau hypnotique, techno acérée aux multiples roulements percussifs, mini-déflagrations et coups de fouet rythmiques. Morceau de transe absolument extraordinaire, débouchant sur une seconde moitié quasiment méditative, synthétiseur bourdonnant, mélodie élégiaque et batterie aux frappes sèches ou percussion apaisée. 

   Un album étincelant, étrange, animé d'une belle fièvre rythmique.

Meilleurs titres : 1) "Unruh" (le 8), "Lithosphere" (le 2), "Reaktor" (le 3), "Kin" (le 4) et "Techtonic" (le 6)

2) les deux "Humus" (5 et 7)

Ne reste sur le carreau que le 1, en somme...petite mise en oreille des instruments avant le début de la séance !

Paru début mai 2023 chez Klanggalerie / 8 plages / 42 minutes environ

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Publié le 1 Juin 2023

Glen Whitehead - Pale Blue

   Treize ans après le percutant Panauromni de Psychoangelo (Innova Recordings, 2010), le trompettiste du duo, Glen Whitehead, compositeur estimé qui multiplie les collaborations et les commandes, sort un album solo foisonnant. Lorsque il va marcher, il emporte sa trompette, des microphones pour tenter de saisir les structures musicales potentielles de certains lieux. Le titre de l'album, Pale Blue, désigne notre planète. Car l'ambition du compositeur, en mêlant improvisation, immersion environnementale et électronique, est en somme  de tenter de saisir le flux musical terrestre, recomposé et retravaillé à partir d'échantillons de sons de terrain provenant aussi bien de son Colorado que de France, de Grèce, d'HawaI, de Nouvelle Zélande, - signalons sa participation au New Zealand Maori Ensemble - de Turquie, et du Wyoming.

   Le monde est d'abord une création sonore

   Le titre éponyme est une introduction lyrique, comme un hymne à la beauté du monde : trompette rêveuse en longues coulées mélodiques, flottant sur des couches complexes aux moirés semi-liquides, agitées de courants, troublées de remous. Atmosphère pré-adamique, on pense aux versets de la Genèse « La terre était informe et vide, il y avait des ténèbres au-dessus de l'abîme, et l'esprit du Seigneur planait au-dessus des eaux. » Il planait au-dessus du "plasma immersif du son de la terre" (the immersive plasma of Earth-sound), comme l'écrit Glen dans un court texte/ poème de présentation. Puis soufflent les vents, des vents puissants au début du second titre, "Dawn of the Din" (qu'on pourrait traduire par "l'aube du religieux", plutôt que "de la religion" ?). Morceau abrasif, la trompette hésite entre cri primal froissé et gémissements, les vents deviennent voix, tout se met à vivre dans des frémissements énormes, les oiseaux sont assourdissants. La vie se fraye un chemin pour sortir du cauchemar chaotique : c'est l'orage, il pleut, la vie est là... Les esprits sont sortis des cavernes liquident et envahissent le monde : "M(Aias)Aura" retentit des hurlements de sortes de coyottes primitifs, évocation-reconstitution des appels de dinosaures à bec de canard qu'étaient les maiasauras voilà environ quatre-vingt millions d'années ? Nous sommes dans une jungle frémissante de vies minuscules, aux mouvements larvaires, que la trompette surplombe et invoque en longs phrasés libres. Une pièce étonnante ! "Dreaming At A Distance" poursuit la plongée dans le magma agité des sons des origines, la trompette comme un marionnettiste tirant les ficelles de créatures cachées, inconnues, à distance de ce monde grouillant des rêves primordiaux.

   Le très beau "Wilderness of Mirrors" (Le Désert des Miroirs) nous ramène vers l'homme, plus particulièrement l'Orient, le rêve oriental, concrétisé par un passage champêtre marqué par la démultiplication des chants d'un ney (flûte de roseau), puis par des sons de terrain enregistrés en Turquie, probablement des chants de muezzin, superposés, décalés, en un jeu vertigineux de miroirs (en fait probablement différents chants de muezzin saisi en même temps depuis une terrasse d'Istanbul), dans lequel la trompette ivre se love. Après l'Orient (musulman), c'est l'Occident (chrétien) avec "Pila Del Angel". Le premier tiers semble une traversée hallucinée d'espaces saturés de crissements, de plaintes informes, de glissements furtifs, puis montent des sons de guitare, une trompette plus mélodieuse qui, sans faire taire ce fond de micro-bondissements, lui superposent des drapés à la Ligeti, puis les sons enregistrés d'une messe, sons déformés tenus dans un lointain poussiéreux, comme un au revoir pathétique. Le disque se termine avec "4 Wai" ("wai" désigne une salutation dans la culture thaïlandaise), majestueuse replongée dans l'océan somptueux des sons originels. La trompette ondoie, s'envole en phrasés lyriques dans la tourmente saccadée du Mystère...

    Une immersion dans l'étrange beauté sonore du monde !

Paru en mars 2023 chez Neuma Records / 7 plages / 55 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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