Publié le 17 Octobre 2019

Michael Vincent Waller - Moments

  Compositeur américain installé à New-York, Michael Vincent Waller a étudié avec La Monte Young, Bunita Marcus (pianiste, amie proche et collaboratrice de Morton Feldman à la fin de sa vie). Deux ans après Trajectories, il sort Moments, un album de pièces pour piano solo, avec quelques compositions pour vibraphone solo. Au piano, l'un des pianistes les plus engagés dans la défense des nouvelles musiques, R. Andrew Lee. Au vibraphone, William Winant, percussionniste américain d'avant-garde. Comme sur Trajectories, c'est "Blue" Gene Tyranny, lui-même pianiste et compositeur, qui signe une partie des notes du livret d'accompagnement, très bien fait, passant en revue toutes les pièces. Un autre texte de Tim Rutherford-Johnson, écrivain et professeur de musique contemporaine, aborde la musique de Michael de manière plus synthétique, pointant notamment l'ombre d'Erik Satie. C'est passionnant. Pas question pour ma part d'empiéter, si ce n'est ponctuellement, sur leurs approches.

    Le titre de l'album, Moments, annonce des pièces plutôt brèves, de 1'02 pour la plus courte, à 5'58 pour la plus longue, un Nocturne. Elles sont nettement liées à des personnes de l'entourage du compositeur, auxquelles elles sont parfois dédicacées. Aussi sont-elles chargées d'émotions, exprimées dans le style propre de Michael, un mélange de clarté, de simplicité et de savantes combinaisons harmoniques entre modalités traditionnelles et influences minimalistes.

   Trois notes à la main gauche, c'est la trame de "For Papa", étayée par une mélodie limpide et gracieuse, répétée et variée, à la main droite. Une nostalgie légère s'en dégage. "Return from L.A", en quatre moments, commence aussi à la main gauche, très rêveuse, puis s'envole dans un gai frémissement de lumière. Tout tourne. Les mélodies coulent, discrètement obsédantes avec leurs boucles rapides. Comme le remarque "Blue" Gene Tyranny, le troisième moment fait songer à la musique de gamelan par ses cycles colorés, rythmés autour d'une assise de grave. Le quatrième moment est lui d'une grâce élégiaque admirable, tout en retenue, avec des suspensions ineffables. Comment rester insensible à une telle musique ? Succède à ce petit cycle un "Divertimento", rêverie à peine grave à base de grappes de notes jetées en un geste répété tout au long de la pièce, à chaque fois débouchant sur un silence comme une interrogation insistante à laquelle il n'est pas répondu, si bien que le piano semble improviser une réponse. "For Pauline", dédié à la mémoire de Pauline Oliveros, pionnière de "l'écoute profonde" (deep listening) disparue en novembre 2016, est bouleversant de simplicité : pas de mélodie, une harmonie fondée sur des répétitions de notes alternativement dans les aigus et les graves, leur lent décalage donnant l'impression d'entendre comme un cortège de cloches. "Jennifer", par contraste, est un moment virevoltant, mélodieux, célébration de la vie retrouvée après les inquiétudes de la maladie marquées par des phrases plus graves dans ce flux qui ne cesse d'aspirer à la lumière tout en se souvenant des ombres de la mort.

   Deux "Nocturnes" suivent, pièces un peu plus longues. Le N°1 est une pure extase, la mélodie montant et descendant d'une si douce manière, soutenue par quelques notes graves. Quelle suavité sereine, quelle délicatesse émouvante ! On retient son souffle dans ce délicieux vertige au ralenti... Le N°4 a cette gravité limpide, cette grâce bouleversante que sait si bien exprimer la musique de Michael Vincent Waller. Un parfum suranné, exquis et douloureux à la fois, quelque chose de déchirant et magnifique. Un sens du sublime intériorisé, sans posture dramatique ou grandiose. On peut se laisser aller à la douceur de pleurer et de s'enfouir dans la pénombre chère des jours perdus.

   "Love" est un cycle de quatre pièces pour vibraphone solo. La première a une allure extrême-orientale proche de la musique pour gamelan par son aspect chatoyant, ses à-plats harmoniques. La seconde est plus mélodique, se change en improbable valse à mi-chemin de la berceuse - le titre "Baby's Return invitant au rapprochement. L'évanescence rêveuse de la troisième a un charme fou : on n'imaginait pas que le vibraphone puisse ainsi résonner, questionner le mystère. La dernière est une cavalcade effrénée, joyeuse.

   Avec "Roman", retour au piano solo pour une narration labile au cours de laquelle la mélodie se déploie sous des jours variés, entre une basse sourde et des aigus et médiums agités d'une houle qui se fait parfois un peu folle. On sent des poussées de tendresse, un amour irraisonné de la vie, jusqu'au bord de la mélancolie finale.
  

 

   Ah ! ces moments volés, dérobés ! "Stolen moments", arpèges mystérieux sur les crêtes de silence, lents envoûtements face au destin insondable. L'art de Michael culmine en de telles pièces si dépouillées, si expressives qu'elles donnent paradoxalement une sensation de plénitude. L'étude pour vibraphone qui lui succède, "Vibrafono studio", va dans le même sens : une petite phrase variée, égrenée lentement, entrecoupée de silences, et qui reprend avec insistance, modeste, pour accueillir des miracles harmoniques minuscules, puis qui continue dans une autre octave, plus grave, tout en jouant d'accélérés inattendus dans les aigus. Une humble antienne qui se change l'air de rien en litanie extatique. Ma pièce préférée pour vibraphone !

   Le disque s'achève avec "Bounding", pièce d'allure minimaliste par ses boucles, ses variations, qui serait inspirée d'airs anciens selon le commentateur du livret, ce qui ne surprend pas quand on  connait le goût d'un Steve Reich ou d'un Philip Glass pour les musiques anciennes. Il y a d'ailleurs un côté très Philip Glass dans l'allure de la mélodie, sa simplicité désarmante, mais s'y ajoute une dimension rêveuse et folle à la fois, un plaisir à casser la virtuosité par de brusques descentes méditatives.

   Cela va sans dire : un des plus beaux disques de l'année 2019 !

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Tout frais paru en octobre 2019 chez Unseen Worlds / 18 plages / 56 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

  

Addenda

   Comme la couverture m'intriguait beaucoup, j'ai demandé à Michael ce qu'elle représente. Il s'agit d'un gros plan très agrandi d'une cosse d'asclépiade, une plante que l'on redécouvre actuellement en Amérique du Nord, dont on peut tirer une sorte de soie très chaude. Bref, un trésor de douceur et de chaleur, comme ce disque !

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Publié le 15 Octobre 2019

Esther Kokmeijer & Rutger Zuydervelt - Stillness soundtracks

   Je complète mon article du 15 novembre 2014 par deux extraits vidéo complets de ce film extraordinaire revu ces jours-ci. L'Arctique et l'Antarctique comme les deux pôles de la Beauté absolue. Le film d'Esther Kokmeijer est magistralement servi par la musique de Rutger Zuydervelt (Machinefabriek). Les dernières parties sont encore plus sublimes si c'est possible.

   L'extrait 2 est filmé au Groenland, le 3 en Antarctique.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 14 Octobre 2019

Alex Haas / Michel Banabila / Bill Laswell - The Woods

   Je ne présente plus le compositeur néerlandais de Rotterdam Michel Banabila, dont je ne couvre que partiellement les parutions, qui vient de sortir un titre en collaboration avec deux autres compères. Alex Haas, propriétaire de la maison de disques Sonicontinuum, a travaillé avec des musiciens comme Brian Eno, le Kronos Quartet ou encore Bill Laswell. Ayant déjà un peu collaboré avec Michel Banabila en avril de cette année, il joue ici des synthétiseurs et de guitares modifiées. Bill Laswell, bassiste touche-à-tout, à la discographie immense, est toujours prêt aux expérimentations. Aussi est-il à l'aise sur ce morceau où, comme à son habitude, Michel Banabila, avec ses claviers, ses sons de terrains, sa voix et ses traitements électroniques, crée une œuvre dense. Nous voici plongés dans une forêt un peu exotique, peuplée d'oiseaux, parcourue d'incantations troubles ou lumineuses. Le mystère règne en maître tandis que claviers, synthétiseurs et basses donnent l'impression d'une végétation étagée, animée d'une vie intense. Des voix surgissent, des voix d'outre-histoire, tout se met à palpiter, bruisser, comme si le sous-bois regorgeait d'une vie inconnue, majestueuse. La pièce prend de l'ampleur, s'étoffe somptueusement de lourdes draperies d'orgue dans une ambiance saturée, électrique, magique. Dommage que ce ne soit qu'un titre ! On attend une suite, un album...

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Paru en 2019 chez Sonicontinuum / 1 plage / 11'50

Pour aller plus loin :

- le titre en écoute sur bandcamp :

En bonus, un extrait de l'album Nowstalgia d'Alex Haas et Bill Laswell, sorti en janvier 2018 chez Sonicontinuum.

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Publié le 9 Octobre 2019

   Il est temps ? Il est toujours temps ! Au regard de l'éternité, le retard n'existe pas...

Les noms entre parenthèses sont ceux des interprètes qui signent l'album. Les noms des maisons de disques sont à droite des titres. Article LOURD : soyez patients pour le chargement !!

Les liens éventuels vers mes articles sont sur les titres.

1/ Éliane Radigue - Occam Ocean 1      (shiiin)

Melaine Dalibert - Ressac       (anothertimbre)

Michael Vincent Waller - Trajectories       (Recital Thirty Nine)

David Lang - Thorn      (Cantaloupe Music)

Andrew Heath & Anne-Chris Bakker - Lichtzin      (White Paddy Mountain)

 

Les disques de l'année 2017
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2/ Brian Eno - Reflection                  (Opal / Warp Records)

Ryan Oldham - Inner Monologues     (Irritable Hedgehog)

Terry Riley (Sarah Cahill) - Eighty Trips around the sun / Music by and for Terry Riley   (Irritable Hedgehog)

Dan Joseph - Electroacoustic works        (XI Recordings)

(Nicolas Horvath) - Rääts : Complete piano sonatas        (Grand piano / Naxos)

Les disques de l'année 2017
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3/ (Nicolas Horvath) - Satie : Complete piano works, vol.1         (Grand piano / Naxos)

(GVSU New Music Ensemble) - Return       (Innova Recordings)

(Sofia Subbayya Vastek) - Histories    (Innova Recordings)

Christoph Berg - Conversations                     (sonic pieces)

Terry Riley / Stefano Scodanibbio - Dark Queen Mantra       (Sono Luminus)

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4/ Grant Cutler - Self Portrait        (Innova Recordings)

Lodz - Settlement        (Wild Silence)

Kleefstra / Bakker / Kleefstra - Dize     (Midira Records)

Machinefabriek - Becoming      (autoproduit)

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5/ Maninkari - L'océan rêve dans sa loisiveté     (Seconde session / Zoharium Records)

Ensemble 0 - 0 = 12       (Wild Silence)

Yair Elazar Glotman & Mats Erlandsson - Negative chambers           (Miasmah)

Les disques de l'année 2017
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6/ Rougge - Cordes         (Volvox Music)

Astrid & Rachel Grimes - Through the sparkle           (Gizeh Records)

Moinho - Elastikanimal               (1631 Recordings)

Orson Hentschel - Electric Stutter             (Denovali Records)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Classements, #inactuelles

Publié le 4 Octobre 2019

Corey Fuller - Break

Regarde au cœur de la lumière, le silence...  

   L'artiste sonore américain Corey Fuller, bien enraciné maintenant au Japon, formait jusqu'alors avec le musicien japonais Tomoyoshi Date un duo formidable, Illuha, dont les trois albums, Shizuku (2013), Interstices (2013)  et Akari (2014) sont des splendeurs. Il se lance dans une carrière solo avec Break sorti début février de cette année sur le même label 12k, masteurisé par Taylor Deupree qui l'a aussi encouragé. Le piano reste central, enregistré d'une manière « qu'on puisse en entendre les os, comme une cage thoracique ouverte, bougeant, se tordant », précise-t-il. On retrouve cette attention aux détails, cette volonté d'accéder à l'intériorité du son, mais là où Illuha restait au seuil de l'imperceptible, Break, comme son titre l'annonce, s'intéresse aux cassures, à une matière parfois plus massive, travaillée par des évolutions plus spectaculaires. Le piano se meut dans des vagues électroniques, dialogue parfois avec la voix de Corey, soupirs et brèves envolées.

   Le premier long titre, "Seiche", fait référence aux phénomènes observés sur les lacs et les eaux enfermées : on appelle "seiche" en dialecte suisse francophone l'oscillation résultant de la propagation en directions opposées de deux vagues nées à la suite de perturbations diverses affectant la masse d'eau ; ces seiches sont souvent imperceptibles à l'œil nu, mais sont constituées par des mouvements harmoniques verticaux aux fréquences parfois fort longues. Le morceau commence par une percussion mate, mystérieuse, sur un très vague écho sonore, qu'une poussée de synthétiseur, le piano, une corde pincée accompagnent. On avance doucement, la voix de Corey émet comme des soupirs, l'atmosphère est magique. Puis, comme la voix vocalise, des froissements profonds, des surgissements, des torsions font exploser la matière première, comme si nous étions dans un laboratoire à libérer les forces océaniques jusqu'alors comprimées. Le morceau s'accélère, puissamment pulsé par les claviers battants, charriant des flux saturés. Et c'est une accalmie, un approfondissement du voyage, de plus en plus dans les torsades glissantes, une incantation désespérée et sublime se déployant dans l'espace élargi, une respiration rauque, sidérante dans une cathédrale qui ne cesse de grandir et de couler en même temps dans l'encre propulsée par le gigantesque mollusque qu'est aussi la seiche en français. L'air se raréfie à l'arrivée des grands fonds qui absorbent l'harmonieux céphalopode, englouti par le silence. Une ouverture grandiose !

  "Lamentation" est une pièce au départ plus intime, qui serre le piano de si près qu'on entend les frappes, les mécanismes de l'instrument comme si l'on était à l'intérieur. Puis soudain les synthétiseurs, en vagues lentes et profondes, enlèvent le morceau vers le ciel, vaporisent la musique d'un lyrisme assez convenu comme pour la sublimer. "Illvi∂ri" est un peu à la confluence des deux précédents, renouant avec la force du premier et la mélancolie du second. Navigation océanique et souterraine à la fois dans un univers énigmatique parcouru de mouvements poussiéreux, découpé par de sourdes percussions qui cassent les blocs erratiques. Corey Fuller aime les abysses, les fosses peuplées de créatures aveugles qui enchantent l'imagination. "Caesura" est un bref interlude de onze secondes qui nous mène à "Look into the Heart of Light, The Silence", autre longue pièce de plus de treize minutes, un sommet. Un long balbutiement de chuchotis sur un fond continu de claviers, et le piano tour à tour lumineux et obscur, ouvrant la porte à de sourdes évolutions, une sorte de danse glauque sur laquelle il fait figure de délicat artificier. Tout se mêle, s'interpénètre, de nouvelles sources étincelantes se dégagent du fond de plus en plus dense. C'est une montée irrésistible mais lente, qui procède par paliers somptueux, comme par décantations successives, à la manière d'un processus alchimique, pour nous déposer éblouis au seuil du silence.

   Avec le très sombre "Hymn for the Broken", synthétiseurs épais et tournoyants, frise de lumière fragile au-dessus, Corey Fuller se laisse aller à une mélancolie naïve, que certains trouveront convenue, facile à cause de sa mélodie simple en forme de drapé onctueux, habillé de voix angéliques. mais le titre n'est-il pas un plaidoyer pour le discontinu, l'irrégulier, l'incomplet autant que le cassé, le (cœur) brisé ? Je préfère à l'évidence la composition précédente, toutefois... Que nous reste-t-il de nos souffrances, de nos errances ? "A Handful of Dust", sorte de requiem à demi éteint, souffreteux, émergeant à peine de zones crépusculaires, peuplées de souvenirs de voix, hantées aussi par celle de Corey, là, plus proche, soufflant sur son piano fantomatique...

   Un disque magistral !

Mes titres préférés : (1) "Seiche" / (5) "Look into the Heart of Light, The Silence" // (3) "Illvi∂ri"

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Paru en 2019 chez 12K / 7 plages / 48 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 20 Septembre 2019

Christina Vantzou - N°4

   L'Essence du Mystère

    Native du Missouri, cette compositrice américaine d'ascendance grecque s'est installée à Bruxelles où elle élabore une musique ambiante néo-classique solennelle, voire glacée, nimbée d'irréalité, d'onirisme, qu'elle prolonge souvent par ses propres vidéos. Elle a une manière à elle de jouer sur l'espace sonore, sur l'agencement des textures qu'elle manie comme des draperies pour créer des mini-opéras muets - ses pièces étant essentiellement instrumentales, ou vocales sans paroles - au fort potentiel dramatique. N°4, comme les précédents, est publié chez Kranky, le label des musiques ambiantes les plus radicalement décalées. Christina Vantzou, aux synthétiseurs, dirige un ensemble où l'on retrouve deux autres joueurs de synthétiseurs à côté d'instruments plus classiques comme piano, violon, alto, violoncelle, harpe, gong, vibraphone et marimba, ainsi que deux voix, celle d'Angel Deradoorian, musicienne et chanteuse californienne qui poursuit sa propre carrière solo (voir l'étonnant The Expandong Flower Planet sorti en 2015), et de l'hautboïste et soprano Kristin Leitterman. À noter la présence de synthétiseurs modulaires sur trois titres : c'est un instrument qui revient en force ! La pochette est tout à fait représentative de l'univers surréalisant, étrange, de cette musique épurée sans jamais toutefois relever vraiment du minimalisme. La suppression du prénom, du signe indiquant un numéro indique par avance l'économie d'une écriture stylisée.

   "Glissando for Bodies and Machines in Space" est une ouverture impressionnante, en effet comme le glissement dans un autre monde, une aspiration qui attire les voix spectrales et les drones puissants des machines. Nous voilà projetés dans une atmosphère vaguement asiatique avec "Percussion in Nonspace" : ondulations, propagations, résonances du vibraphone et du marimba, c'est un autre portail dépaysant. Nous sommes prêts pour le très ambiant "At Dawn", typique du son Kranky avec des musiciens comme Stars of the Lid. Le morceau repose sur le contraste entre une base grondante, puissante, de graves, et le surgissement d'aigus acérés lacérant l'espace sonore. On retrouve les synthétiseurs modulaires sur "Doorway", d'où le côté ouaté de ces hyper-graves sur lesquels piano et rhodes viennent poser quelques notes très vite à la fois étouffées et multipliées par les résonances. Nous sommes dans un orage magnétique, à l'intérieur d'une caverne remplie de laves fermentées. Prodigieux univers que celui de Christina Vantzou ! Les souvenirs tournent dans l'antre de Vulcain dirait-on en écoutant "Some Limited and Waning Memory", la voix d'Angel Deradoorian presque confondue avec les synthétiseurs. La quasi-saturation produit un épaississement de la matière sonore, qui acquiert une densité troublante. Christina Vantzou écrit une musique d'invasion pour prendre possession de notre oreille, comme si, se déployant, elle occupait tout l'espace, ce en quoi elle n'est pas éloignée des musiques de transes, de rituels. Le très beau quatuor à cordes de trois minutes vingt qui lui succède finit d'envoûter l'auditeur dans ses lentes volutes, ses spirales voluptueuses. Les escaliers de "Staircases", nous mènent-ils vers une chambre aux supplices infiniment raffinés ou un autel devant lequel le sacrificateur armé de son couteau d'obsidienne attend pour nous arracher le cœur ? Cette descente n'est-elle pas réversiblement une ascension ? Nous sommes en tout cas au cœur de la musique de Christina Vantzou, d'un hiératisme magnifique, enivrant, qu'on imagine bien envelopper idéalement la lecture des plus belles fleurs du mal de Baudelaire...

   Dans "Sound House", machines et cordes entrelacent leurs traînées graves, si bien que l'impression d'immersion est saisissante : quel mystère célèbre-ton lorsque les voix, féminines d'abord, mixtes ensuite, surgissent en glissendi torsadés ? "Lava" nous plonge dans les entrailles tumultueuses de cet univers naturellement orienté vers l'incantation, violon et violoncelle frissonnants dans les draperies envolées des synthétiseurs. Cette musique transporte dans un monde de légendes : nous voici dans le jardin aux sentiers qui bifurquent, "Garden of Forking Paths", titre de la première partie du recueil Fictions de Jorge Luis Borges. Des voix s'entrecroisent parmi les trajectoires sonores zébrant l'espace. Une harpe essaie de se dégager de l'emprise hypnotique, mais une sourde percussion la resserre tandis que des levées harmoniques, grondantes, accompagnent ce qui prend l'allure d'une sombre procession. Au bout, il y a cette "Remote polyphony", au pulse presque reichien au début, comme un ciel intérieur animé de phénomènes cosmiques, pour nous entraîner n'importe où hors du monde aurait dit Baudelaire : anywhere out of the world...

   Une musique habitée, somptueuse !

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Paru en 2018 chez Kranky / 11 plages / 44 minutes

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Publié le 12 Septembre 2019

Gina Biver & The Fuse Ensemble - 3

   Guitariste, compositrice de musique électroacoustique pour des ensembles de chambre, Gina Biver écrit des musiques de film, pour des spectacles de danse, aussi pour chœur, travaille parfois en collaboration avec des vidéastes, des poètes, des artistes visuels. 3 est son troisième disque avec le Fuse Ensemble, son ensemble, après Big Skate (2010) et L'Usina Mekanica (2010). Chacun des cinq titres y explore un univers musical différent.

    "Mirror", pour piano, violon et deux récitants (dont Gina Biver) s'inspire d'un poème de Colette Inez intitulé "Impératrice au miroir", extrait du recueil The Woman who loved Worms (La Femme qui aimait les vers de terre). Le poème est dit sur un fond de piano grave et de violon en petites griffures plaintives, puis semble se dédoubler dans le miroir en murmures. Soudain une cadence répétitive presque dansée anime une phase purement instrumentale, puis on revient au poème, de plus en plus fragmenté, démultiplié tandis que le piano martèle deux notes en alternance. On aimerait entendre plus souvent de la poésie ainsi servie par une musique sensible et limpide. Petit quatuor pour guitare électrique, flûte, basse et percussion "trouvée", "Girl, walking" est une promenade incantatoire, lumineuse, d'abord calme, menée par la guitare électrique en boucles immobiles. Des grelots viennent animer la marche, puis l'atmosphère change, plus tourmentée, avec l'impression d'un mystère qui s'accroit, s'approfondit. La flûte ouvre un troisième moment dansant tandis que la guitare électrique se dégingande sur place avec l'appui de la basse lourde. Suit une phase plus élégiaque, d'une douceur contenue. Les grelots annoncent encore un changement, avec un solo lyrique de guitare. La pièce est ainsi une sorte de rhapsodie qui ramène au thème initial, décliné dans un halo orchestral crescendo. 

   "We meet ourselves" pour marimba et fragments audio pré-enregistrés déclenchés est indéniablement moins évidente pour l'auditeur, comme une évocation capricieuse de voix diverses vite reperdues, recroisées, une mise en abyme de la difficulté de se rencontrer dans le labyrinthe de la durée et de l'espace ? Curieuse pièce inspirée par Carl Jung entre musique contemporaine et rêverie extrême-orientale...

   Avec "The Cellar door", nous voici entraînés vers un monde souterrain par le duo un peu fou entre le piano et le violoncelle, perturbé par le chant mystérieux de cet étonnant instrument qu'est le waterphone, permettant échos et variations de hauteur des sons, miaulements rauques. Inspirée par Le Livre Rouge de C.G. Jung, la composition figurerait le face à face entre le conscient, représenté par le piano et le violoncelle, et l'inconscient exprimé de façon si pittoresque et non dénué d'humour par le waterphone. Cela donne une pièce amusante, jazzy, fantasque, pied de nez à la psychanalyse parfois si ennuyeuse !

   "No matter where" s'inspire d'une peinture de Jackie Tileston que Gian considère comme un voyage. D'où son recours à des sons de trains qui accompagnent le piano, la clarinette et le violon pour cette échappée en deux temps, le premier avec un piano flottant, l'impression d'une traversée semée de belles flambées de lumière, d'éclats intenses, le second sous l'influence des ragas indiens menant à un retour au calme marqué par l'utilisation d'un piano préparé ayant plusieurs petites cloches tibétaines placées sur les cordes. Le meilleure des cinq titres !

   Arrivé à la fin de ce parcours, je m'aperçois que j'ai laissé de côté certaines notes de Gina Biver sur la pochette, notamment une partie de celles qui montrent l'influence dominante de Jung et de réflexions liées à la question de l'identité sur sa création, déjà dans le premier titre Miroir. Il m'a semblé plus sage de me cantonner dans mon rôle d'auditeur. À part "We meet ourselves" qui ne m'a guère parlé, je suis séduit par la démarche de la compositrice, qui invente pour chaque morceau un chemin différent, sans tout ramener à un système, à un style unique. Le disque est de plus impeccablement enregistré de manière à ce qu'on puisse déguster les sonorités des différents instruments.

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Paru fin 2018 chez Ravello records / 5 plages / 45 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- une première version de "No matter where", avant l'ajout de la clarinette :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 31 Août 2019

Melaine Dalibert - Cheminant

   En tapant le titre de l'article, nom du compositeur et titre de l'album, j'ai commis un lapsus, révélateur (bien sûr). L'album était titré Chemin faisant, référence au beau livre de Jacques Lacarrière paru en 1974, sous-titré "mille kilomètres à travers la France d'aujourd'hui". Je ne sais pas si Melaine y a pensé, mais c'est la même idée de chemins que l'on suit en train de se faire, au fil de la route, ici au fil des notes. Il n'y a pas d'urgence, on prend son temps. Le premier titre, "Musique en un octave", fait se succéder des notes isolées, résonnantes, pendant treize minutes. Les notes comme des îles qui ne forment pas archipel, qui apparaissent et disparaissent. Une marche très lente, un pied en avant, puis un autre seulement quand l'écho du premier s'est déjà dissipé. Ce n'est pourtant pas une ascension, ni une descente, on ne sent pas d'effort. C'est une levée d'harmoniques, une écoute apaisée, à chaque fois une petite extase, le miracle d'un avènement éphémère. On reste à l'intérieur d'une octave, l'octave comme chemin dont il ne faut pas s'écarter. À l'intérieur de l'octave finie, il y a virtuellement l'infini, c'est peut-être la leçon de ce chemin d'humbles lumières.

    Le second titre, "Percolations (pour la main droite)", évoque des infiltrations, une porosité entre couches sonores qui se succèdent cette fois à grande vitesse, se mélangent, s'entrelacent au point de former une coulée chatoyante paradoxalement presque immobile. C'est un ruisseau vif éclairé par le soleil qui miroite sur les pierres du fond, un serpent sonore qui nous envoûte dans ses cercles d'argent, une splendeur que l'on voudrait intarissable...

   "De zéro à l'infini", variation de deux modules de quatre notes, éveille plus directement l'idée d'une marche obstinée, peut-être d'une longue ascension, les deux modules se superposant, se croisant. On avance peu, mais on avance, on sait qu'un peut aller très loin, qu'il suffit de se laisser porter par la lumière qui surgit à chaque pas, jamais exactement la même, toujours exaltante.

   Le titre éponyme, d'un peu plus de vingt et une minutes, explore un cheminement moins évident que les précédents. C'est le titre le plus proche de l'univers de Morton Feldman, alors que les trois précédents pouvaient se rattacher peu ou prou à une démarche minimaliste. Entendons-nous : je ne parle pas de techniques compositionnelles, je sais que Melaine recourt à des algorithmes, etc. Ce qui m'intéresse, c'est l'effet produit sur l'auditeur. Ici, l'espèce de stupeur provoquée par un univers sonore qui joue sur des rapprochements mémoriels et les déjoue subtilement, tout en étant d'une rigueur quant à elle assez éloignée de Feldman. Pas d'errance fantomatique dans "Cheminant", un labyrinthe à la fois serré, étouffant, et libérant au détour d'une note, d'une résonance, un véritable mystère. On n'avance pas, chaque note sonde, cherche. C'est un exercice spirituel, une montée au Carmel où chaque surgissement est un fragment de beauté pure soustrait à l'insondable.

   Avec l'étude II, le disque revient à un minimalisme quasi frénétique à base de canons de boucles qui, je le dis tout de suite, me convient tout à fait lui aussi. Je suis si heureux qu'un compositeur français explore ces continents que les Américains ont ajouté à nos oreilles ! Parfois on se rapproche du "strumming" d'un Charlemagne Palestine, grand carillonneur devant l'Éternel qui affectionne le martèlement inlassable d'une note ou de plusieurs. Aussi la pièce prend-elle une tournure hallucinatoire qui nous permet de décoller des extases austères proposées par les pièces précédentes. Magnifique envolée !

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Paru en juin 2019 chez elsewhere music / 5 plages / 56 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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