Publié le 31 Décembre 2019

   Il est temps ? Il est toujours temps ! Au regard de l'éternité, le retard n'existe pas...

   Pour cette année 2018, une liste volontairement ramassée, plus sévère, qui correspond aussi à un moment de flottement du blog, dont je me demandais si j'allais le poursuivre. Il y aura donc de nombreux oubliés, certains que je rattraperai par la suite. 2018 fut évidemment pour moi une année David Lang : trois disques en tête, trois sommets qui montrent son aisance, sa maîtrise, dans des formes musicales variées. Deux références renvoient à des albums non présentés, que je recommande chaudement : je manque régulièrement les sorties de Michael Gordon, ça mérite une psychanalyse ; j'ai laissé passer l'étonnant Pentecost de Scott Blasco, un compositeur dans la mouvance d'Éliane Radigue.

   Les noms entre parenthèses sont ceux des interprètes qui signent l'album. Les noms des maisons de disques sont à droite des titres. Article assez LOURD : soyez patients pour le chargement !!

Les liens éventuels vers mes articles sont sur les titres. Cliquez sur les pochettes pour les agrandir.

1/ David Lang - writing on water    (Cantaloupe Music)

David Lang  - The Day    (Cantaloupe Music)

David Lang  - mystery sonatas   (Cantaloupe Music)
 

Les disques de l'année 2018
Les disques de l'année 2018
Les disques de l'année 2018

2/ Scott Blasco - Pentecost    (Irritable Hedgehog)

Michael Gordon - The Unchanging Sea    (Cantaloupe Music)

 

Les disques de l'année 2018
Les disques de l'année 2018

3/ Bruit Noir - II/III      (Ici d'Ailleurs)

Melaine Dalibert - Musique pour le lever du jour   (Elsewhere Music)

Kyle Gann - Hyperchromatica   (Other Mind Records)

Les disques de l'année 2018
Les disques de l'année 2018Les disques de l'année 2018

4/ Amuleto - Misztériumok     (three : four Records)

Jonathan Fitoussi / Clemens Hourrière - Espaces timbrés    (Versatile Records)

Machinefabriek + Anne Bakker Short Scenes    (Zoharum)

Les disques de l'année 2018
Les disques de l'année 2018Les disques de l'année 2018

5/ Christina Vantzou - N°4    (Kranky)

Ambroise - À la tonalité préférable du ciel    (Wild Silence)

Michel Banabila - Imprints   (Tapu Records)

Les disques de l'année 2018
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Rédigé par Dionys

Publié dans #Classements

Publié le 27 Décembre 2019

Hommage à Vicky Chow, pianiste défricheuse des musiques d'aujourd'hui

 La pianiste canadienne Vicky Chow n'a pas froid aux yeux, ni aux doigts ! Originaire de Vancouver au Canada, elle travaille désormais à Brooklyn, pianiste en titre du Bang On A Can All-Stars, cette formation modulable mise en place par David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe pour interpréter les musiques des trois compositeurs et de bien d'autres contemporains. En quelques années, elle a inscrit à son répertoire des œuvres de John Cage, de Julia Wolfe, le Piano Counterpoint de Steve Reich, Surface Image  de Tristan Perich, récemment le Sonatra de Michael Gordon. Rien n'est trop difficile pour elle. Aussi à l'aise dans la virtuosité que dans l'émotion, elle aime se confronter aux compositions les plus novatrices, qui renouvellent l'approche du piano. La voici ci-dessous dans "The Arching Path" (2016) de Christopher Cerrone, un compositeur né en 1984 que je suis en train de découvrir. C'est un triptyque pour piano solo inspiré par un pont sur la rivière Basento dans la ville italienne de Potenza en Italie.

   La musique énergique, voire volcanique, de l'irlandais Donnacha Dennehy ne lui fait pas peur non plus. Elle affronte avec détermination "Stainless Staining", composé pour une autre pianiste formidable, Lisa Moore. Pour piano et sons enregistrés, elle donne à entendre un piano percussif. Les sons enregistrés sont des échantillons de piano, joués à la fois normalement et de l'intérieur de l'instrument, réaccordés pour fournir un spectre harmonique massif de cent harmoniques en sol dièse mineur. La pièce doit sa fascination à la masse d'harmoniques charriée dans une irrésistible pulsation - pas étonnant que Donnacha soit accueilli par des labels reichien et / ou languien (néologisme forgé à partir de David Lang, avec un "u" intercalé pour la prononciation française). Les martèlements étagés se chevauchant génèrent un climat frénétique et trépidant, mais non dénué d'un sfumato qui donne une dimension rêveuse assez imprévue à cette cavalcade farouche.

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Publié le 18 Décembre 2019

Andrew Heath & Anne Chris Bakker - a gift for the Ephemerist

   a gift for the Ephemerist est le deuxième disque, après Lichtzin en 2017, issu de la collaboration entre le guitariste néerlandais Anne Chris Bakker, qui de son côté a signé des chefs d'œuvre de la musique ambiante, et le pianiste et artiste sonore britannique Andrew Heath, qui n'est pas en reste comme en témoigne notamment le beau Flux sorti en 2015. Quatre titres entre 8'40 et 18'12, inspirés par les paysages à proximité de leur studio dans un vieux moulin près d'un canal gelé, aux Pays-bas. Outre sa guitare, Anne Chris Bakker recourt à l'électronique, à des manipulations de bandes magnétiques et de sons de terrain, comme Andrew Heath qui, en plus de son piano, utilise les  mêmes, bandes en moins. Ils ont recueilli et produit des sons, ceux de pianos sur une plate-forme ferroviaire, de vieux magnétophones à bobines, pour les distiller selon leur alchimie propre : l'amour des atmosphères calmes, pures, peu à peu animées par des particules, des nodules infimes. Ce sont des paysages vus au microscope, saisis dans leurs moindres vibrations, dans leur intimité, dans leurs tremblements sous le souffle de la beauté imperceptible qui se fraye un chemin de lumière.

   "The Frosted Air" (L'Air givré) démarre au ras d'un drone percussif récurrent, de cliquètements, de fragments de conversations en arrière-plan, de petites touches de guitare, de piano. Peu à peu, très doucement, guitare et piano s'enlacent dans une aura électronique, une légère pulsation devient sensible, comme un balancement enveloppé. L'orgue joue le rôle d'un bourdon crescendo ; au premier plan, des clochettes parfois, le piano par intervalle, quelques bruits discrets, cisèlent le lent surgissement d'un flux somptueux charriant les sons d'une humanité chuchotante. C'est une respiration énorme, cosmique, dans laquelle se sont fondus tous les autres sons, la venue de la musique ultime, confondante. À écouter très fort pour se laisser porter...

     Le deuxième titre, "Found piano (a gift for the Ephemerist)" comprend entre parenthèses le titre énigmatique de l'album. Qui est cet "ephemerist" ? Le mot est un néologisme, certes transparent : l'éphémériste, créateur ou maître de l'éphémère, serait-ce le dieu auquel on offre un cadeau pour cette courte vie qu'est la nôtre ? Mais le musicien aussi est un éphémériste, les sons s'effaçant au fur et à mesure, remplacés par d'autres. Un étrange piano ouaté essaie de se faire entendre dans un monde dominé par des vagues électroniques, des scintillations cristallines. Le ton monte, le piano plus puissant immergé dans les grondements impressionnants d'un train fantôme filant sur la glace vers une destination inconnue, on imaginerait presque des rênes avec des grelots tirant un traineau colossal s'abîmant dans les forêts de la nuit.

   "Ontrafel" fait la part belle aux bruits les plus divers, créant une trame hantée, erratique. De quelle révélation s'agit-il ? La guitare s'interroge, des drones lui répondent en nappes épaisses pailletées de sons mystérieux. Tout crachote et semble s'enliser, mais le piano sonne une heure plus grandiose où la guitare flamboie dans le ciel peuplé de voix synthétiques, traversé de traits de lumière frissonnante. "Ontrafel" peut être considérée comme un prélude à la pièce la plus longue, "Waddensee" (Mer des Wadden), long hymne à cette mer des Wadden, avec ses zones côtières humides, refuge de nombreuses espèces. Tout ici est sous le signe de l'ampleur, de l'ouverture, d'une lumière diffuse, qui semble onduler dans une temporalité suspendue. Les oiseaux planent au-dessus des craquements d'un bateau dans lequel on marche lourdement, on entend des moteurs, un train, mais rien n'altère la splendeur, la grandeur d'un espace qui les inclut, les digère. Les six dernières minutes sont prodigieuses, d'une puissance sombre, un véritable enlèvement dans le feuilletage majestueux des éléments pour atteindre les fêtes lointaines de l'immortalité ?

   Un beau cadeau pour dégivrer toutes les névroses, ravir les amateurs de beaux envols.

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Paru en juin 2019 /  Rusted tone Recordings / 4 plages / 55 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

  

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 4 Décembre 2019

Machinefabriek (5) - eau

Je serai toujours à la traîne avec Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek qui, de Rotterdam, nous inonde de ses productions. Clin d'œil, pour ce titre unique de mai 2019, intitulé eau, en français. C'est une autoproduction orpheline en quelque sorte, comme il en sort de plus en plus, la notion même de disque sur le point de disparaître. Toutefois, ce n'est pas un titre pour zombie pressé, avec ses trente minutes et dix secondes. Il y retrouve une autre néerlandaise, Mariska Baars, de Leyde, avec laquelle il a déjà collaboré à plusieurs reprises. Rutger dit ceci de eau : « eau n'est pas vraiment une chanson, ou une composition. Bon, techniquement, c'en est une, mais cela fonctionne plutôt comme une atmosphère qui remplit l'espace. Laissez faire la musique, rejouez-la, laissez les sons flotter dans la pièce - laissez-les coexister avec n'importe quel autre son. Ouvrez une fenêtre si vous voulez. Ou faites l'expérience d'un voyage avec les écouteurs, laissez ces doux sons, ces douces voix, ces bourdonnements et ces crépitements chatouiller l'intérieur de votre cervelle. »

   Le titre commence avec la voix comme écorchée de Mariska, démultipliée, tronçonnée en boucles brèves, puis soulignée par des notes tenues de synthétiseur, des bruits d'allumettes grattées peut-être. Tout commencerait dans le feu, par la voix brûlée dont s'échappe l'autre voix, la "vraie", aux inflexions caressantes, la voix des profondeurs, du rêve, tendrement épaulée par une guitare. Les volutes électroniques enveloppent vite un véritable chœur de voix, certaines en avant, proches, d'autres lointaines, séraphiques. Des phrases mélodiques reviennent inlassablement dans ce flux changeant, miroitant. C'est un travail d'orfèvre sonore, comme toujours quand Machinefabriek est à son meilleur niveau, comme ici, d'une beauté à couper le souffle. Tout tourne lentement, lent ballet d'apparitions sonores, les voix de Mariska doublées par des voix masculines à l'arrière-plan. La notion même de temps est bousculée, dans la mesure où ce flux charrie en même temps des fragments antérieurs et de nouvelles vagues. Au bout de dix minutes, tout le chœur semble couler pour ne laisser que la guitare et les claviers, avec très brièvement un dulcimer (?) aussi, les graves l'emportent, c'est une dérive, une fusion palpitante, agitée de clapotements infimes, serions-nous dans les grands fonds ? Des ponctuations lumineuses animent cette coulée, de plus en plus plombée par des drones. Tout résonne incroyablement, et vers dix-sept minutes on commence à réentendre d'abord les voix masculines, puis celles de Mariska derrière cette ligne massive de coraux. Début d'une lente remontée, d'une mêlée sensuelle étrange, trouble, entre voix et instruments, sons et bruits énigmatiques, avec quelques minutes marquées par l'égrènement de touches percussives, de cloches sous-marines. Croît l'impression d'un cortège somptueux nappé de voiles harmoniques aux multiples couches, avant qu'un coup d'arrêt (le dulcimer à nouveau ?) ne décante l'ensemble, les voix comme libérées d'une gangue, puis qui repartent, noyées au milieu de zébrures, d'une inflammation des textures sonores, d'une dépression sourde, de plus en plus étale, létale... sur laquelle se pose le souvenir de la voix engloutie et de ses sœurs lointaines. En somme ? Rien de moins qu'un magnifique opéra sans parole, la réécriture musicale inspirée de La petite sirène ou d'Ondine !

   Le disque est postproduit par Stephan Mathieu, compositeur et artiste sonore dans le domaine de l'électroacoustique. Du très beau travail !

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Paru en mai 2019 /  Autoproduction / 1 plage / 30'10

Pour aller plus loin :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 27 Novembre 2019

Arovane & Mike Lazarev - Aeon

   Arovane, pseudonyme du musicien de la scène électronique berlinoise Uwe Zahn, et le londonien Mike Lazarev ont sorti en août de cette année un disque parfaitement en harmonie avec les jours gris et pluvieux de novembre, et plus largement avec les journées nimbées d'une douce mélancolie. Le premier travaille le son avec les moyens électroniques, apporte des sons de terrain, tandis que le second reste au plan acoustique avec son piano. Enregistré tard la nuit dans le studio londonien de Mike, fenêtres parfois ouvertes, Aeon voudrait capter tous les sons émis par l'instrument, la chute des marteaux, la respiration des cordes, tente de restituer l'aura des sons, leur dimension spectrale, brumeuse.

   C'est donc une musique intimiste qu'ils produisent, à partir de mélodies simples, d'ambiances soigneusement étoffées, ce que soulignent les titres : "Us, inside" / "Echoes On, quiet". Ce dernier commence à partir de souvenirs de quatuor à cordes, entendu en fond sonore, dont il se  dégage grâce à une ponctuation régulière du piano avançant dans un tissu de courtes grappes sonores, de chuchotis, de discrets cliquètements pour poser sa mélodie gracile aux graves amortis. Certaines pièces sont comme des apparitions sonores, saisies dans leur lente trajectoire, ainsi "Unedlich, Endlich", le piano à peine effleuré, enveloppé d'une trame électronique diaphane. Plusieurs titres évoquent des couleurs, nées à l'intérieur du son, des formes : "Inverse Shape, Yellow" / "Inerp, Blue" / ou encore "Elegie, Red". Le jaune surgirait des tâtonnements du piano, dont on entend bien les marteaux, qui laisse émerger un fragment mélodique clair dans une gangue cotonneuse. Le bleu, serait-ce celui de ce ciel granuleux où évolue un piano interrogatif, ne cessant de poser sa question, qui porterait sur le sens du mot mystérieux "inerp", anagrammatiquement peu productif, "rein" ou "nier" en français, "ripen" (mûrir) en anglais ? Je réserve le rouge pour la fin, car c'est le dernier morceau. Qu'est-ce qui revient le 27 décembre ("Decembre 27th, Recurring"), si ce ne sont comme des voix synthétiques sur un flux tranquille et répétitif, le sillage d'un mystère frôlé ? Et le rouge de l'élégie finale ? La trame même d'une frêle mélancolie qui ne cesse de s'approfondir, de creuser son lit de cendres. Un disque de rien, un disque que j'ai failli laisser de côté, puis je me suis aperçu que j'y revenais, encore et encore, qu'il me touchait, sans avoir l'air de rien, sans poser ni tonitruer, verlainien, dans les demi-teintes, à petites touches imprécises... Aeon, c'est le Dieu du Temps chez Les Romains : une émanation subtile de l'éternité...saisie par deux alchimistes attentifs. C'est très beau.

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Paru en août 2019 chez Eilean Records / 10 plages / 33 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 20 Novembre 2019

Kyle Gann - Hyperchromatica

   Pendant vingt ans critique musical et chroniqueur au Village Voice, hebdomadaire new-yorkais ouvert sur la création contemporaine, journal qu'il a quitté en 2005, Kyle Gann, né en 1955, n'est pas seulement un connaisseur de la musique d'aujourd'hui, auteur notamment d'un livre sur Conlon Nancarrow, c'est un compositeur passionnant, ouvert à toutes les expérimentations (intonation juste, écriture micro tonale, emploi de synthétiseurs, pianos mécaniques et ordinateurs). Outre de très belles pages pour piano, on lui doit la redécouverte des pianos mécaniques, améliorés et maintenant pilotés par ordinateur. Ce dernier disque, paru en 2018 - j'ai failli le laisser passer -, marque une étape importante dans la réapparition du disklavier. Le double album propose un cycle de deux heures et trente-cinq minutes, composé de 17 pièces pour trois pianos pilotés par ordinateur et microtonalement accordés. Ce faisant, Kyle Gann dit s'inscrire dans la lignée de très nombreux compositeurs américains, très liés entre eux et puisant leur inspiration dans les œuvres de leur "groupe" informel, agrégat de personnalités non-conformistes et frondeuses, créant une musique ayant largement coupé les ponts avec l'autre côté de l'Atlantique : « J'ai pris toutes mes idées chez Henry Cowell, Charles Ives, John Cage, Conlon Nancarrow, Harry Partch, Virgil Thomson, Ben johnston, Carl Ruggles - aussi, dans mes débuts, chez Aaron Copland, Roy harris, Leonard Nernstein, William Schuman. »  J'ai pris le temps de le citer, au risque de vous lasser, pour montrer la profonde méconnaissance de la musique contemporaine américaine en Europe. On ne connait guère que les minimalistes (le trio Reich-Riley-Glass), peut-être en partie parce qu'il ont fait le choix de fonder des ensembles pour interpréter leur musique dans le monde entier, tandis que les autres sont restés des francs-tireurs, des excentriques soucieux de leur totale indépendance, quitte à demeurer des ouvreurs de voie oubliés, repliés sur leur microcosme.

   Pour le musicologue et compositeur néerlandais Anthony Fiumara, on peut envisager ce cycle monumental comme consacré à un instrument imaginaire à 243 tonalités. Kyle Gann a choisi 33 hauteurs dans une octave en intonation juste, harmoniques de mi-bémol. Je ne rentre pas davantage dans la présentation musicologique, très complète sur le livret qui présente sous formes de tableaux la répartition dans les séries harmoniques. Mais alors, dira-t-on, qu'en résulte-t-il ? Une musique machinique, sans âme ? 

    Ce n'est pas parce qu'elle n'est pas jouable par des mains humaines qu'elle est insensible. La musique est composée comme une autre. Le titre fait référence à la fascination de Kyle Gann pour le cosmos et les corps célestes. Aussi les rythmes et les mélodies donnent-ils l'impression de venir d'un autre univers, où l'on peut également danser et chanter. Le compositeur a suivi ses humeurs, ses rêves, d'où la grande variété de styles, d'ambiance tout au long du cycle. Kyle ayant lui-même commenté chaque titre dans le livret, je me contenterai de quelques touches d'écoute.

  

   "Andromeda Memories" installe une atmosphère nostalgique, un peu jazzy. "Futility row", la première pièce jamais écrite en une sorte de mi-bémol mineur selon le compositeur,  sonne comme du piano mécanique rêveur, un comble, installée sur une rythmique ostinato. "Orbital resonance" nous projette en plein espace, inspirée des photographies de la planète Pluton publiées en juillet 2015 : harmonies étranges, cadences spectrales, c'est fascinant et superbe ! Les clins d'œil ne manquent pas, comme l'amusant détournement du titre de  la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, devenu "Pavane for a Dead planet", danse lente et majestueuse émaillée de cliquetis étincelants qui a un charme fou,  juste avant une curieuse danse atonale, "Star Dance", aux balancements réguliers, aux scintillations moirées. Inspiré par les Miroirs de Maurice Ravel, "Ride the Cosmos" peut faire penser aux tentatives de dressage d'un cheval fougueux, imprévisible : pas facile à monter, il va dans tous les sens, ivre dans son affirmation d'une liberté farouche. Après ces cavalcades, "Dark Forces Signify" renverrait aux caractéristiques de la matière noire (ou sombre) : on sent une forte concentration, une prière peut-être qui chercherait à monter, à se dégager d'une gangue, représentée par des basses obstinées, répétitives dont sortent parfois des grappes claires, des cadences décidées. Suit un hommage à la musique des dernières années de Julius Eastman (1940 - 1990), un compositeur que quelques pianistes français comme Melaine Dalibert ou Nicolas Horvath tentent de faire connaître au public d'Outre-Atlantique, et pour lequel Kyle écrivit la première notice nécrologique. D'architecture répétitive, c'est une pièce puissante, incantatoire, sombre, véritable vortex ralenti qui happe l'auditeur. Encore un grand moment ! Le premier cd se termine avec "Busted Grooves", fantasque danse disloquée, oscillante, virevoltante, à facettes facétieuses. Un régal !    Direction l'espace lointain dans le second disque avec "Rings of Saturn", labyrinthe de répétitions, de variations, de déphasages qui donnent à la pièce une atmosphère volatile, improbable. La pièce est sans doute une des plus dérangeantes pour l'oreille, sans cesse en train de glisser d'une couleur harmonique à une autre, comme si elle se tordait, en proie à des déformations intérieures. On s'éloigne encore avec "Pulsars", notes isolées plaquées à des intervalles variables, si bien que la musiques est surtout entre les notes, dans les ondes harmoniques générées, qui se superposent parfois, interfèrent. La troisième pièce serait le troisième volet d'une trilogie consacrée à la nuit, venant après Long Night (1981) pour trois pianos ordinaires et Unquiet Night, étude pour disklavier accordé conventionnellement figurant sur Nude rolling down an escalator (2005).

   "Neptune Night", comme les deux compositions antérieures, est un chef d'œuvre. Cet adagio devient comme un fleuve traversé de multiples courants, la pédale forte constamment utilisée. On croit entendre le jeu d'un portique de cloches, on se laisse porter dans cette tintinnabulante dérive, plus contemplative sur la fin. Après ce quart d'heure extatique, "Spacecat" se laisse savourer comme un divertimento léger parsemé de touches humoristiques non sans rapport avec son titre, donné par un rêve nous dit le compositeur : alors oui, une musique ronronnante, câline ! "Reverse Gravity" serait une gnossienne : elle en a l'allure un peu cérémonieuse, affectée d'un dandinement languide et hiératique, avec des poussées puissantes. Et une romance pour continuer, une "Romance postmoderne", bien sûr, pièce qui fut la première du cycle, et qui peut être jouée en concert. Sa douce musicalité pourrait presque faire oublier son caractère microtonal, surtout que notre oreille, depuis le début du cycle, a pris ses repères. Par contraste, "Liquid Mechanisms", une des plus longues compositions de l'ensemble, sonne plus expérimentale, éclatée, en dépit d'une certaine fluidité, peut-être en raison de sa structure oxymorique, signalée par son titre. Elle se développe comme un rêve, une déambulation surréaliste dans un monde à la Max Ernst, merveilleux et fascinant. Une page magnifique ! Pour finir, un rassemblement festif, un "Galactic Jamboree", joyeusement étourdissant...

   Quel voyage ! Un cycle majeur de la musique du vingt-et-unième siècle. Kyle Gann est un formidable créateur de mondes sonores.

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Paru en mars 2018 chez Other Minds Records / 2 disques/ 17 plages / 2 heures et 35 minutes environ

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(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Publié le 7 Novembre 2019

Machinefabriek (4) - With voices

   L'homme aux machines de Rotterdam, Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek, élargit toujours davantage son univers sonore. Au carrefour des musiques électroniques, ambiantes, expérimentales, il utilise tout ce qu'il trouve, cassettes audio, générateurs de sons, sons enregistrés, qu'il combine avec ses synthétiseurs et autres possibilités offertes par l'électronique, pour créer, sculpter, une musique à la fois très élaborée et au potentiel émotionnel incroyable. Cette fois, comme le titre l'indique, il travaille avec les voix en orfèvre, en joaillier : il monte les voix pour les sertir dans une polyphonie électro-acoustique extraordinaire.

   « L'idée était que chaque chanteur, intervenant vocal, fasse ce qui lui vient naturellement. L'élément d'imprévisibilité était important pour moi. » précise Rutger. La voix peut chanter, dire un texte, émettre des sons inarticulés : le compositeur se charge de sa mise en valeur, en traitant chacune d'elle selon ses particularités sonores. Les huit titres sont construits à partir de huit voix différentes.

   Atmosphère éthérée pour "I", la voix de Terence Hannum, artiste visuel et musicien : la frontière entre voix humaines et voix de synthèse est inaudible. Nous sommes dans un vaisseau spatial assailli par des perturbations, et qui reprend sa route, son sillage de plus en plus étoffé de drones et de voix démultipliées, de distorsions rauques, qui percute parfois un nuage de particules pour mieux rebondir, foncer dans les textures granuleuses, forer dans le tissage devenu immense des voix. Quelques fragments mélodiques fournis par la chanteuse néerlandaise Chantal Acda sont incorporés dans une sorte de rituel annoncé par des percussions répétées en début de morceau, enrobées par des vagues de synthétiseurs. La voix est diffractée, les segments vocaux fracturés et montés en parallèle, en écho, le tout dans une forge grondante dont les murs s'éloignent sous des poussées sourdes. La douceur des voix féminines semble peu à peu triompher de forces noires, et l'on entend comme le râle de voix masculines basculant dans le néant. Terrifique, cette musique ! On retrouve la voix du compositeur et chanteur américain Peter Broderick, qui a déjà travaillé avec Machinefabriek, notamment pour ce chef d'œuvre qu'est Mort aux vaches, sur le titre III. Peter semble hébété, pousse des sons cadencés, doublés, triplés par d'autres voix, dans un opéra-borborygme très étonnant, éclaté par des percussions sèches, puis quelques mots installent un climat poétique propice aux agrandissements imaginaires, d'autres voix, comme des voix de gorge, nous propulsent dans des confréries telluriques d'une extrême puissance, avec une coda quasi chamanique. Un grand moment ! Marianne Oldenbourg chante vraiment en IV, sans doute un air traditionnel irlandais ou celtique, sur un tapis d'aigus tenus qui s'enrichit de multiples voix, un véritable chœur cosmique porté par des grondements donnant l'impression d'un folk intersidérant.

   Avec les Anversois de Zero Years Kid, le titre V est le plus grinçant au début, puis carrément fantomatique, les voix se croisant dans un temps coupé par des fulgurances. Une bande sonore idéale pour films de morts-vivants ! On dérive ensuite au fil de curieuses mélopées enveloppées de semi-ténèbres, finissant par se fondre en un chœur de lamentations accompagné de jappements à la mort. Le VI, sur la voix du britannique Richard Youngs, renoue avec les espaces éthérés du premier titre pour flotter entre tessitures traditionnelles comme le chant diphonique, et fractures électroniques, drones. C'est un des très grands titres de l'album, aux graves somptueux, aux échappées harmoniques confondantes. Le VII (voix de Wei-Yun Chen) a des allures bruitistes, une musique industrielle passée à la moulinette, des sons de terrain, ce qui donne un collage inégal en dépit d'un relatif retour mélodique. À sauver, la dernière minute, jouant bien de la voix chuchotante de Wei-Yun.

    Le disque s'achève avec le VIII et la voix de la chanteuse américaine Marissa Nadler. C'est un titre nettement plus long, un peu plus de onze minutes. Et un des sommets de l'album. La voix de sirène, angélique, de Marissa, est magistralement détournée, ornée, dans des volutes d'une profondeur inouïe. Les contrepoints vocaux sont d'un raffinement étonnant, soutenus par une électronique se faisant organique, enveloppante comme un manteau de caresses.

   Un des grands disques de l'année 2019 (il est paru en tout début d'année).

Mes titres préférés : I / II / III / VI / VIII //  Deux autres très bien. Évitable : le VII. (la vidéo de Marco Douma sur la page bandcamp m'incite à plus de modération...)

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Paru en janvier 2019 chez Western Vinyl / 8 plages / 46 minutes environ

Pour aller plus loin :

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(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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Publié le 24 Octobre 2019

Bruno Letort - Cartographie des sens

La musique de chambre, au large...

   Guitariste et compositeur, Bruno Letort est éclectique depuis ses débuts, publiant dans les années quatre-vingt des albums à la frontière du jazz et du rock, multipliant les collaborations avec des musiciens issus du jazz et des musiques improvisées, composant pour le théâtre, le cinéma, la danse. Producteur sur France Musique, il fonde le label Signature, sur lequel on retrouve quelques artistes présents dans ces colonnes, notamment le guitariste Fred Frith - on verra plus loin pourquoi je mentionne ce musicien inclassable qui a publié aussi chez Tzadik, grand label des musiques expérimentales. Avec Cartographie des sens, Bruno Letort rassemble une collection de pièces qui invitent l'auditeur à abandonner très vite ses préjugés ou clichés sur la musique de chambre. La pochette donne à lire un texte de présentation impeccable d'Alexandre Castant, auquel je renvoie pour les indications plus techniques et les références précises. L'un des axes de cette collection est la thématique de la séparation, de l'exil, de la migration, sensible dans le choix des textes et certains titres

   En ouverture, le titre rimbaldien "Semelles de vent" annonce une aventure, ici la rencontre entre un quatuor à cordes et la voix de la chanteuse éthiopienne Éténèsh Wassié, entre la culture occidentale savante et l'éthio-jazz, forme de jazz populaire dans son pays. On pense évidemment à certains disques du Kronos Quartet, qui affectionne ce type de friction stimulante. La chaude mélopée de la voix est soutenue par un quatuor à la musique entraînante, qui se fait vite lancinante, approfondie par des échappées électroniques, des touches de clarinette (?), des échos soutenus de voix dans les lointains, une basse grondante parfois, ce qui donne à toute la fin un parfum mystérieux. Après une telle alliance métissée, "Absence" surprend par son côté apparemment musique ancienne. L'Ensemble vocal Tarentule développe une polyphonie qui déstructure un texte de l'écrivain contemporain Orlando de Rudder, jouant des boucles, des accélérés et des ralentis, des timbres aussi en un éblouissant bouquet de voix, d'éclats, de suavités imprévues : la musique de la Renaissance fondue dans une approche plus contemporaine brouille en fait les pistes pour mieux réjouir l'oreille.

   Retour au quatuor à cordes dans sa forme classique avec le cycle "E.X.I.L" en quatre mouvements, interprété par le Grey Quartet...oui, mais enrichi de textures électroniques, de bruits. L'atmosphère du premier mouvement, élégiaque, est chargée d'inquiétudes exprimées par des drones, des cliquetis. La tension s'accroit pour se vaporiser autour de virgules percussives lumineuses, comme d'une boîte à musique enchanteresse tandis qu'une aura électronique enveloppe les cordes. Splendide début ! "EX.I.L 2" développe une plainte parfois discordante, puissante, agitée de soubresauts impressionnants, avec des passages langoureux : c'est le cœur dramatique du cycle. Retour à une inquiétude diffuse dans le troisième mouvement, marqué par des inflexions déchirantes, des cassures, des trouvailles sonores parfois magnifiques, en particulier ce friselis cristallin tel un leit-motiv qui embaumerait la douleur, la souffrance. Quelle fresque variée, fouillée dans les moindres détails, belle de la beauté d'un désespoir qui s'accroche quand même à l'espoir ! La mer est là qui gronde aux portes de la nuit... Aussi le dernier mouvement peut-il se comprendre comme l'explicitation de ce que la musique exprimait : Jean-Marie Gustave Le Clézio, d'une voix claire, péremptoire, réfléchit à la question de la responsabilité qui nous incombe, à nous pays riches, face à la misère des déshérités qui migrent. Accompagné par les cordes, il nous assène une leçon lourdement rhétorique. Mieux vaut lire Désert, qui dit bien mieux les choses, de manière littéraire et non idéologique ! C'est la partie à mon sens la plus faible du cycle, parce que démonstrative, et d'une froideur contre-productive. Les trois parties précédentes se suffisaient à elles-mêmes, expressives, poignantes, et si belles sans paroles de vérité. La vérité de la musique n'est pas celle du logos, c'est celle des sens justement, du ressenti dont tout ce qui précède nous dressait la si émouvante cartographie.
 

  Que "Draisine' soit liée à un projet inabouti autour du chef d'œuvre d'Andréi Tarkovski, Stalker, m'interpelle évidemment. Servie par un sextet (basse, percussions, piano, violon, alto et violoncelle), cette courte pièce oscille entre musique de chambre et jazz, entre mélancolie légère, langoureuse, et tentation sublime avec le piano funambule sur des crêtes lumineuses, épaulé par la basse et une clarinette basse interrogatrice. "Rebath", anagramme de "breath", met en espace sonore une flûte confrontée à un environnement électronique qui semble la démultiplier, lui faire écho non sans ironie mordante, comme si elle se rebaignait dans ses propres sons devenus méconnaissables. Étonnante pièce, si vive, si fraîche, constamment en allée dans une fuite désordonnée, un peu sauvage, doucement panique...

   ... de quoi annoncer les trois "Fables électriques" qui suivent, pour guitare électrique et électronique. Presque un début de musique industrielle pour la première d'entre elles, percussion sourde et sons triturés avant le lâcher de guitare(s), démultipliées elles aussi, scansion monotone en crescendo, explosion saturée avant une nouvelle vague d'assaut. Nous sommes dans un univers métallique, impitoyable, brûlant de froideur, fracturé par des déchirures âpres, ce qui n'est pas sans évoquer l'univers du guitariste Fred Frith cité en début d'article, ou encore celui de Marco Capelli et son "Extrem Guitar project". Cette première fable ne serait-elle pas le bulldozer de la civilisation occidentale faisant place nette par sa sombre puissance ? La deuxième est d'abord plus torturée, introvertie, immergée dans un bain électronique : elle se change vite en hallucination et magie rituelle sur fond de voix spectrales, tout en résonances percussives radieuses, pas si éloignées que cela des bols chantants tibétains. On peut la voir comme un mouvement lent de sonate, un intermède avant la reprise de la première fable sur un mode plus frénétique, agressif, lourdement répétitif. L'atmosphère est grondante, saturée, pulsante telle une danse claudicante de géant déhanché parcourant les décombres de villes détruites. Une trilogie formidable, à écouter à plein volume !

   L'aventure se termine avec "The Cello stands vertically, though...", ode au violoncelle en cordes libres, si l'on peut dire, bateau ivre rimbaldien, ce qui nous ramène au début de ce voyage, de cette traversée de quelques unes des nouvelles modalités de la musique de chambre d'aujourd'hui, où la guitare électrique, l'électronique côtoient, rencontrent les instruments plus classiques du genre. Bruno Letort s'inscrit ainsi dans le courant de décloisonnement représenté aux États-Unis par les compositeurs du protéiforme Bang On A Can, festival, ensemble et label fondés par David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe.

    Oubliez vos préjugés : cette musique contemporaine-là est sacrément belle, vivante, surprenante, prenante !

Mes titres préférés : "Fables électriques" (les 3 !) / "E.X.I.L" 1 à 3 / "Semelles de vent" / "Draisine"... et j'aime assez trois des quatre restants, à l'exception de celui que j'ai indiqué !

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Paru en septembre 2019 chez Musicube / 12 plages / 51 minutes environ

Pour aller plus loin :

- "E.X.I.L 1"  (ci-dessus) et "Fables électriques" Mvt 3 (ci-dessous) en fausses vidéos :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)

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