Quentin Tolimieri - Monochromes

Publié le 18 Juillet 2022

Quentin Tolimieri - Monochromes

La Voie Négative du piano

   Monochromes... le mot évoque certaines peintures du vingtième siècle, comme les monochromes bleus d'Yves Klein, mais aussi des pratiques plus anciennes comme les grisailles, les sanguines, qui toutes relevaient déjà du monochrome. Le compositeur Michael Pisaro-Liu (voir son si beau disque Barricades), qui signe le texte d'accompagnement du disque, pense aux peintures de l'américaine Marcia Halif (1929 - 2018) à peu près au moment où il a rencontré Quentin Tolimieri, étudiant alors à l'Institut des Arts de Californie (California Institute of the Arts, connu sous le sigle Cal Arts). L'idée est celle d'une palette restreinte à une couleur, un ton, non pour appauvrir l'instrument, mais au contraire pour en explorer les potentialités inconnues, laissées de côté par les habitudes académiques comme celle de la gamme tempérée qui divise l'octave en intervalles chromatiques égaux ou les clés. Les monochromes de Quentin Tolimieri explorent les micro tonalités, les infimes nuances, les effets des répétitions et des réverbérations, les variations de timbre, de volume, de vitesse... En dépit de leur complexité, et bien que composés, ils ne sont pas notés.

     La présentation insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'études, dans la mesure où la visée n'est pas didactique. Mes écoutes de ces trois disques m'amènent à penser qu'il s'agit plutôt d'une tentative de révélation des pianos contenus sous le piano que l'on connait, de redécouverte presque systématique, chaque monochrome se concentrant sur un secteur, un aspect du piano. Disons clairement qu'ils s'adressent aux amoureux de l'instrument, à ceux qui prennent le temps de l'écouter : chaque pièce dure entre plus de sept minutes, pour la plus courte, et plus de trente-cinq, pour la plus longue. Cette manière de s'immerger dans la matière sonore, jusqu'au vertige, fait de ces monochromes de véritables exercices spirituels, au sens mystique plus que seulement religieux. Au fur et à mesure du développement de chaque exercice, c'est de l'oubli du monde qu'il s'agit, de la plongée dans la musique pure, dépouillée de ses séductions ordinaires. L'esthétique de Quentin Tolimieri  présente certaines caractéristiques du minimalisme, mais en les faisant jouer autrement, dans la durée, l'excès, l'insistance, si bien qu'à l'écoute, on est très loin de la plupart des compositeurs minimalistes, sauf peut-être de LaMonte Young. On pense à John Cage, Giacinto Scelsi, ou Morton Feldman, pour une manière de livrer la musique à l'imprévu, d'écouter le son le plus ténu, d'ourdir des trames de temps qui permettent une sortie du temps ordinaire. Pour le long martèlement de notes identiques ou proches, on pense aussi au strumming de l'ancien carillonneur Charlemagne Palestine. Ces rapprochements ne sont qu'indicatifs, ne prétendent aucunement réduire l'expérience extraordinaire que nous propose Tolimieri. Il faudrait encore évoquer l'univers de Jürgen Frey, par exemple.  Une expérience qui présuppose une déconnexion complète : ni sonnerie de téléphone, ni rendez-vous obsédant votre esprit, ni tâche à accomplir. Ce disque ne peut s'écouter que toutes affaires cessantes. Plus rien n'est urgent, que d'écouter la Venue...

   Comme chaque monochrome suit une idée, un principe d'exploration, je renvoie les aventuriers de l'écoute, mes frères et mes sœurs, aux notes de Michael Pisaro-Liu pour les aspects plus techniques de chacun d'eux. Son guide d'écoute est précieux. Le premier monochrome est d'une angélique et lente douceur au bord du silence, comme un prélude timide. Le second consiste en une pluie de notes aiguës selon des motifs changeants. Déjà ce tintinnabulement nous plonge loin dans le piano, nous lave de tout souci en ouvrant notre oreille aux micro accidents, aux infimes variations qui font chatoyer le ruissellement. Une seule note répétée, un si grave, avec des changements graduels de timbre, suffit au fascinant monochrome trois, dont les fluctuations sont impressionnantes. C'est une attaque inlassable, le débusquement d'une beauté cachée à coups de marteau (de piano...). Premier absolu prodigieux, loin de presque toute la littérature pour piano, à l'exception de LaMonte Young qui a déjà tenté cette austérité radicale sans toutefois introduire ces changements continus de timbre qui nous font basculer de l'autre côté, dans le chaudron bouillonnant des harmoniques tournoyantes. Le monochrome quatre fait songer à un chercheur d'or qui frappe sur des rochers. Il est dans la stupéfaction de sa recherche, frappe le plus fort qu'il peut, et les rochers lui répondent par des notes calmes, bien plus basses. Peu à peu, le rythme se ralentit, le chercheur écoute, attend, les réponses paraissent plus lointaines. Le monochrome cinq serait-il la réponse attendue ? Un mystérieux accord grave se répète lentement, avec en écho une note tenue jouée à l'archet. Piano aux résonances fastueuses, tu nous convies à une descente infinie dans tes souterrains pour une contemplation extatique. Ce magnifique premier disque se termine avec le monochrome six, tellement feldamien d'allure, troué de trois silences. Comment l'entendre sans frissonner ? C'est la route perdue qu'on cherchait tant, lumineuse, d'une erratique splendeur, au-delà de tout dans sa souveraine lenteur, ses écarts imprévus.

   Le second disque s'ouvre avec le curieux monochrome sept, si cristallin qu'on pense d'abord à un piano jouet ou un clavecin. La frappe sourde des marteaux accompagne les notes translucides de sa modeste matité. C'est une mise en oreille, une incitation à l'abandon de l'écoute, à l'affût des merveilles minuscules. Suit le torrentueux monochrome huit de plus de trente-cinq minutes : une succession ininterrompue de tremolos aux variations minimes. Le flux intense produit un bourdon, un tapis de drones dans lequel s'enchâssent les résonances. Tentative de submersion par immersion prolongée ! De deux choses l'une : ou vous abandonnez, terrassé par la monotonie apparente et la longueur insupportable pour votre vie pressée,  ou vous vous laissez porter jusqu'à vibrer à votre tour dans ces entrailles harmoniques. Nous sommes ici au cœur de l'esthétique minimaliste selon laquelle « Le moins est le mieux » (The less is more), principe repris au début des années quatre-vingt dix par le Collectif Wandelweiser qui affirmait que plus vous voulez écrire une longue pièce, moins il vous fallait de matériaux. En cours d'écoute, vous devenez de plus en plus sensible à un bouillonnement de la pâte sonore, traversée de stries surgissantes, de micro vagues. Le piano est devenu une cathédrale, l'antre d'une forgerie sonore d'une énorme beauté confondante. Il faut aller au bout de cette expérience, car les dix dernières minutes déchaînent un carillonnement de graves descendants proprement titanesque, terrassant !

   Comme le monochrome neuf paraît léger par contraste avec son accord unique répété et sa traîne de petites variations, courte méditation un peu éblouie par sa propre giration parfois affolée. Chaque note interroge le silence dans la sublime coda. Le monochrome dix sonne comme du gamelan ou une pièce pour piano préparée, percussive, métallique et boisée par les amortis. La frappe rapide provoque une sensation euphorisante, celle d'un envol incessant d'oiseaux ivres.

   Nous voici au dernier disque, j'ai envie d'écrire au dernier livre. Le monochrome onze esquisse une mélodie lente, la reprend, la considère rêveusement, s'enfonce voluptueusement avec elle dans les graves du clavier, dans les profondeurs d'un mystère qui s'épaissit. Deuxième pièce la plus longue avec presque vingt-quatre minutes, le monochrome douze propose une nouvelle épreuve avec son mi aigu répété très vite. La frappe forte et régulière, au-delà de son effet hypnotique, conduit l'auditeur à se concentrer sur les contrastes internes, entre l'aigu de la note, la matité métallique de la frappe et le bruit sourd des marteaux. On s'aperçoit alors avec surprise que la configuration sonore ne cesse de changer, tantôt les aigus dominants, tantôt la frappe elle-même ou les marteaux prenant le dessus, puis que se superpose aux composantes de base un brouillage strié, comme si le piano engendrait un synthétiseur ! Vers dix-sept minutes se superpose dirait-on un nouvel étage sonore de ce feuilletage fantastique, la note frappée semble muter, quelqu'un d'autre joue à l'intérieur tant les harmoniques accumulées produisent des distorsions. Pour entendre ces merveilles imprévisibles, non notables, il aura fallu passer par les dix-sept première minutes, car si vous prenez le morceau là, vous ne remarquez rien de particulier. Curieusement, j'entendais soudain les hélicoptères dans Apocalypse now de Francis Ford Coppola, le halètement des pales...

   Une note répétée lentement, résonante, puis prolongée par une seconde plus grave dans un mouvement de balancier, celui d'une l'horloge hors du temps : le treizième monochrome est une marche extatique dans les champs de la beauté secrète, fleurissante de nouvelles couleurs harmoniques avec l'adjonction des notes suivantes.

   Qu'est-ce que cette chevauchée sourde ? Le monochrome quatorze assourdit les notes, nous livrant au mécanisme de l'instrument. Nouveau seuil : faire son deuil du son connu des notes, que l'on n'entend plus qu'en arrière-plan, dans des limbes, en attente du Jugement ! De temps en temps, lorsque la sourdine est atténuée, le friselis des notes se rapproche, vite recouvert par l'esprit frappeur frénétique qui se plaît à fustiger l'arrogance de la musique connue. Il s'agit bien aussi de cela, indirectement puisque Tolimieri ne poursuit pas de visée didactique : nous habituer aux autres pianos inconnus, ceux que le piano conventionnel étouffe, réprime ou ignore au nom d'une conception étroite de la musique. L'assaut final est donné par le monochrome quinze, pour piano préparé et notes "normales" résonantes : un duo apaisé, à égalité, un clair obscur de gerbes sans cesse renaissantes,

  Au fil de ces quinze monochromes, Quentin Tolimieri met à jour tel un chercheur de vérité les trésors inconnus ou méconnus du piano, élargissant et rassemblant les perspectives sonores de l'instrument au point d'en faire un instrument infini. Avec lui, nous accomplissons un parcours initiatique dont chaque étape, fût-elle éprouvante peut-être au début, ouvre un chemin vibrant dans la beauté absolue.

   Paru fin mai 2022 chez Elsewhere Music / 3 cds / 15 plages / 3 heures et 7 minutes environ

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