Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Lawrence English, fondateur de Room40 et musicien éminent de la scène électronique et ambiante, a organisé la rencontre et conçu le disque de l'australien Eugene Carchesio et du britannique Adam Betts. Le premier s'est fait connaître dans le monde des musiques électroniques par une série baptisée "Circle Music", entre minimalisme et techno. Le second est un percussionniste qui a joué avec de nombreux groupes de rock, punk et métal, influencé par le jazz créatif et les sons électroniques qu'il retraite dans ce disque où l'on retrouve aussi son énergie.
Le premier des vingt-et-un courts titres (de "A" à "U") ressemble furieusement à du Steve Reich passé à la moulinette techno-punk-industriel : puissant, brut, il nous attaque de front ! Passé cette entrée presque furieuse, on est surpris par l'inventivité de cette musique qui mêle étroitement frappes percussives énergiques et traitements électroniques extrêmement fins. Respirations rythmées sur fonds frottés, roulements qui emportent tout, impressions d'excavations dans un univers de particules clignotantes...Le disque exprime une joie pure, chaque pièce instaurant un monde sonore propre. "E" est une danse hypnotique jouant sur un beau contrepoint percussif, sous-tendu par une couche électronique vibrante. On est surpris de ne jamais s'ennuyer, ce qui advient pour nombre de disques de percussion ! Le dépouillement de l'écriture fait de chaque morceau une épure abstraite d'une grande efficacité, ce qui n'exclut pas un foisonnement bruitiste, post-industriel, comme sur "G".
On est chaque fois emporté par une force, un déferlement, et comme obligé à l'attention par la richesse des agencements sonores, cette élégante concision du cercle de l'idée directrice de la composition. Prenez "O", ce pourrait être une banalité, ce rythme syncopé, mais il vire à l'incantation, me rappelant soudain la musique hallucinée d'Andy Stott, en plus magnifiquement sec ! "P" a tout d'un petit poème électronico-percussif facétieux, tout comme le suivant d'ailleurs, sur un flot roulant de sortes de crécelles. Après ces deux titres, les plus longs, au-dessus de deux minutes, on revient à des miniatures étincelantes, irrésistibles.
Un disque lumineux et nerveux, étonnant, pour éventuellement se réconcilier avec les percussions.
Paru en novembre 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 21 plages / 30 minutes environ
Zöjest le duo formé depuis 2016 par Gelareh Pour, musicienne iranienne primée pour ses interprétations au kâmanche (vièle à pique traditionnelle, instrument à cordes frottées), qu'elle a étudié depuis l'âge de sept ans, et le musicien australien Brian O'Dwyer, à la batterie. Sur ce disque, Gelareh Pour joue aussi de la gheychak, une ancienne vièle d'Iran, et utilise sa voix.
Tous les deux tissent une musique expérimentale interculturelle très étonnante. Le kâmanche donne l'assise mélodique, la batterie peuple l'arrière-plan d'un foisonnement hypnotique. Comment ne pas être séduit par le kâmanche, lyrique ou enflammé, d'une nostalgie sans âge ? Le premier titre, "Take pictures of fire" (Prenez des photographies du feu), est comme l'écho des vieilles croyances mazdéennes. Titre incandescent, toujours déjà en train de brûler sur l'autel hors du temps en flammèches répétitives sur un fond crissant, dont le développement souligne le caractère envoûtant du kâmanche. Une magnifique entrée, que ne dément pas la suite. "Hangman" présente un bourreau (ou un pendu...) chantant une infinie nostalgie : kâmanche et voix s'élancent vers le ciel pour un lamento d'une suavité indicible. C'est une pure merveille ! "My Empty Boat (Part 3)" déploie des échos dans une atmosphère mystérieuse, la voix évoluant dans des nuages striés et gonflés par les interventions de la batterie : titre mystique, le navire vide désignant peut-être la vacuité de notre vie. La batterie se fait plus présente dans "Hearts of Stone" (titre 4), où elle anime de ses frémissements et de ses frappes délicates les inflexions de la vièle. Toutefois, le chant de Gelareh Pour transcende le tout de sa douceur aérienne, d'une sublime transparence. On tombe à genoux devant une telle beauté !
Bourdon de vièle et voix multipliée, "The God of Rainbows"( Le Dieu des Arcs-en-ciel, quel beau titre...) est un long chant de louange, d'une ferveur archangélique. La batterie ne se fait entendre que dans la seconde moitié, rêverie instrumentale superposant la batterie installée dans ses frappes bien réelles et les longues notes nostalgiques, irréelles, de la vièle. Dans "Hymn for Apollo", le kâmanche (ou la geychack, je ne saurais les départager) tisse une toile irisée de longues boucles, sur laquelle la voix vient se poser pour y onduler de manière doucement incantatoire, tandis que la batterie dresse un arrière-plan magique : absolument irrésistible, du pur soufisme musical !!
Les deux derniers titres sont de la même veine. "Winter for Ghazal" est comme un mini oratorio pour chœur bourdonnant hypnotique et voix solo tour à tour caressante et ardente. "Study of a Bull" mobilise une batterie frémissante et la vièle plus bouillonnante que jamais dans un duo instrumental qui sait ménager des plages rêveuses, pour évoquer peut-être Mithra, figure solaire, et le sacrifice du taureau, dans un rituel particulièrement expressif, à la fin dramatique et grandiose.
Un disque splendide à la confluence des musiques expérimentales et traditionnelles.
Paru en août 2023 chez Bleeemo Music (Melbourne, Australie) / 8 plages / 64 minutes environ
Fascinantes anguilles ! Elles rampent sur la terre, remontent les eaux douces, repartent en mer vers les Sargasses, poussées par un instinct immémorial. La musicienne coréo-américaine Hyunhye Seo, installée à Berlin, imagine à sa manière leur parcours dans les flux les plus divers, les entrailles de la terre et de l'eau devenant des labyrinthes chaotiques. D'où le choix de deux longues pièces de quatorze et dix-huit minutes environ pour évoquer cette odyssée extraordinaire.
La première est une plongée tumultueuse dans des abîmes où se déchaînent des courants telluriques ou marins. On entend les bousculements des textures, les giclées, les mouvements ondulatoires, les coups d'arrêt contre des obstacles. Hyunhye Seo mobilise une alchimie sonore surréalisante, à la Nurse With Wound, enfouissant un piano sans maître dans des glissements troubles, d'hallucinantes apparitions sonores. Musique grandiose et terrifiante des confins de l'informe, et en même temps musique sacrée d'une mystérieuse communion avec les éléments, comme semble l'indiquer le bol chantant émergeant parfois, sur la fin du morceau, de ce laboratoire infernal. La plongée mène à un cœur inconnu, magmatique, où l'anguille échappe à toute connaissance sur sa reproduction.
La seconde évoque d'abord un parcours plus calme, au milieu toutefois de gargouillis, ronronnements vaguement machiniques. L'anguille se laisse porter, attirée par des sirènes souterraines au « chant » aussi envoûtant que celui de leurs pareilles homériques. Tout ondule dans un frémissement sourd et radieusement sombre, elle remonte mais rencontre à nouveau des cavernes étranges, où s'élaborent peut-être des monstruosités innommables. Il y a du Lovecraft dans cette musique authentiquement fantastique. Ne sommes-nous pas également dans les antres de Vulcain, dans des forges démiurgiques ? Parler mythologie n'est pas déplacé ici : l'anguille est mythologique, Julio Cortázar ne s'y est pas trompé ! La musique nous engouffre dans son maëlstrom de drones, de résonances, de trépidations, jusqu'aux respirations, aux appels de créatures indicibles.
Deux fresques puissantes, impressionnantes, aux confins du cauchemar, hors de l'imaginable, dans une tentative pour rendre l'intérieur des forces obscures qui innervent notre monde.
Paru en juillet 2023 chez Room40 / 2 plages / 33 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
« C'est de folie et de mille eaux qu'est fait l'assaut aux fleuves et aux torrents, en mars et en avril, des millions de civelles rythmées par le double instinct de l'obscurité et du lointain attendent la nuit pour acheminer le python d'eau douce, la colonne flexible qui se glisse dans la ténèbre des estuaires, étirant au long de plusieurs kilomètres une lente ceinture dénouée ; impossible de prévoir où, à quelle heure profonde, la tête informe toute yeux toute bouches et cheveux, amorcera le glissement vers l'amont, mais les ultimes coraux ont été franchis, l'eau douce lutte contre une défloraison implacable qui la prend entre vase et écume, les anguilles vibrantes contre le courant se soudent en leur force commune, ni fleuve ni homme ni écluse ni cascade, les multiples serpents à l'assaut des fleuves européens laisseront des myriades de cadavres à chaque obstacle, se sectionneront et se tordront dans les filets et les méandres, flotteront le jour dans une torpeur profonde, invisibles à d'autres yeux, et chaque nuit reformeront le fourmillant câble noir et, comme guidées par une formule stellaire que Jai Singh a pu mesurer avec des rubans de marbre et des compas de bronze, elles se déplaceront vers les sources fluviales, cherchant en d'innombrables étapes un but dont elles ne savent rien, dont elles ne peuvent rien attendre ; leur force ne naît pas d'elles, leur raison palpite en d'autres fuseaux d'énergie que le sultan interrogea à sa manière, poussé par des présages, des espoirs et la terreur primordiale de la voûte pleine d'yeux et de pulsations. »
Julio Cortázar, Extrait de La Prose de l'Observatoire (Gallimard, 1988, p.33 à 39)
Nota : Jai Singh est le mahârâja qui ordonna la construction de l'observatoire de Jaïpur, en Inde, entre 1727 et 1733. L'écrivain argentin mêle deux histoires, les recherches astronomiques de Jai Singh et les recherches contemporaines sur les anguilles, dans un flux poétique irrésistible...vers lequel la musique visionnaire de Hyunhye Seo m'a fait remonter comme une anguille !
Norvégien installé à Berlin, Erik K Skodvin travaille le son, la musique, sous son nom ou sous celui de Svarte Greiner, en duo aussi sous le nom de Deaf Center (avec Otto A Totland). Concepteur graphique et photographe, on lui doit une centaine de couverture d'albums depuis les années quatre-vingt dix. Il dirige aussi le label Miasmah. De disque en disque, je suis devenu un inconditionnel de ce musicien rare, à l'écriture précise, voire minimale, mais dense, riche en émotions. Son univers est sombre, crépusculaire, c'est celui des limites, des bordures, du basculement possible dans un autre monde, celui des lumières enfouies sous les vieilles anxiétés. Une guitare, de la réverbération et un amplificateur, suffisent à ce rêveur obstiné pour débusquer la beauté désolée tapie parmi les ombres inquiétantes.
“Dreams of a new beginning” & "Entrance to the periphery”
Promenades hallucinées
au bord de la désolation
Dès le premier titre, "Awaiting" (En attendant), on est saisi par cette musique économe, attentive. Une seule note sombre, comme une plainte à elle seule, répétée, équivaut à un thrène antique, soudain transfiguré à deux reprises par une brève explosion lumineuse, dont la réverbération prolongée, frémissante, dégage une lumière rase, magnifique, celle d'un incendie vu de très loin. " A silent moment in the periphery", qu'est-ce sinon une boucle obsédante, en flammes vives ? Le silence brûle, on dirait, avec des retraits sombres. C'est une musique idéale pour La chouette aveugle (première publication en 1936) de Sadegh Hedayat, une vision surréelle presque insoutenable dans sa déréliction fantomatique, d'une beauté foudroyée, d'une douceur douloureuse.
"Quiet states of anxiousness" semble un rituel inquiétant, le frémissement des cauchemars scandé par un tremolo de guitare et une percussion sèche ou une note isolée. Les marches solennelles, "Solemn Steps", se franchissent en rampant sur les réverbérations rasantes de la guitare balbutiante. Sans doute une vison d'au-dessus est-elle meilleure pour observer les lumières couchées dans les lointains. "Observing the lights from above" tente de s'élever pour que les lumières se dressent malgré les ombres, finissent par dessiner une fugitive silhouette au fusain noir de la nuit absolue. Erik K Skodvin saisit l'âme de la désolation dans ses boucles hypnotiques, raréfiées, réduites à quelques traînées persistantes. C'est la condition pour obtenir la lente récolte, "The slow harvest"(titre 6), dans un poudroiement trouble, dans l'étrange levée de sons percussifs au milieu d'un désert de poussières.
"A walk on the edge" est une nouvelle variation des titres 1 et 3, guitare sourde contre guitare plus lumineuse, nous sommes sur le bord, sur le fil, dans une tentative pour inventer l'envol en dépit des pesanteurs. Pour horizon chimérique, ce sont les "Dreams of a new beginning", tentatives de transfigurations lumineuses sur le fond fuligineux des angoisses persistantes. Et c'est une lente montée dans la splendeur lourde d'une fusion où la guitare se noie dans les réverbérations.
Un disque magistral, sobrement, sombrement sublime, d'un bout à l'autre. Un des meilleurs albums de 2023 !
Paru en septembre 2023 chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 8 plages / 40 minutes environ
Née en 1984 en Suisse, Martina Berther est une bassiste électrique polyvalente, touchant aussi bien à la pop, au punk, aux musiques expérimentales et à l'improvisation libre. Sur l'album, elle est aussi à l'orgue, en plus de sa basse électrique. De son côté, Philipp Schlotter, dont je ne sais quasiment rien, joue sur ce premier disque avec Martina du synthétiseur et de l'orgue. L'album a été enregistré en quatre jours dans le village suisse de Matt qui a donné son nom à l'album.
La première et plus longue pièce avec plus de quatorze minutes, "Unruhe", est fondée sur le système dodécaphonique. Elle juxtapose à intervalles réguliers des notes tenues, mêlant orgue d'église et synthétiseur. C'est une composition hiératique, austère, tout à fait hypnotique à la longue, dans cette alternance de notes, de niveaux sonores, que rien ne vient déranger. Aussi le titre "Unruhe" (agitation, trouble) peut-il sembler paradoxal. L'agitation est toute intérieure, les notes tenues se développant en ondulations, vaporisations luminescentes. Le trouble peut aussi évoquer la réaction de l'auditeur à cette écriture minimale et à l'atmosphère désolée qui en résulte. C'est en tout cas d'une beauté terrible.
Les titres 2 et 4, "LFO1" et "LFO2", pour drone d'orgue et synthétiseur, superposent ou alternent les deux sources dans un tissage serré de variations. Tous les sons semblent courbes, pris dans une infinie giration trouble, donnant l'impression d'une descente en apesanteur, au bord de la dématérialisation, de la dissolution. Ce sont deux fascinants lamentos crépusculaires pour une fin des temps. "Gallia" (titre 3) et "Frachter"(titre 5), pour orgue et basse électrique préparée, sont basés sur le même enregistrement, joué des vitesses différentes. Alors que les autres pièces n'avaient pas d'aspérité, celles-ci paraissent plus fracturées, avec des sons plus rugueux, bruts. "Gallia" évoque une musique industrielle ralentie, aux angles un peu émoussés, comme une machine atteinte de pneumonie, peinant à réaliser sa tâche. "Frachter", plus brutal dans ses profondeurs grondantes, se fait franchement inquiétant, dialogue implacable entre l'orgue et la basse qui en viennent à se confondre presque dans les abysses, musique funèbre pour l'ouverture des sépulcres lors d'une épaisse nuit.
Une musique expérimentale étrange et noire, d'une sévère beauté.
Paru fin septembre 2023 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 5 plages / 39 minutes environ
J'ai déjà consacré quelques articles à Michel Banabila, compositeur prolifique qui refuse de s'enfermer dans un style uniforme. Aussi cette compilation généreuse est-elle la bienvenue. Le musicien néerlandais y rassemble quinze titres extraits d'une dizaine d'albums récents, dont certains remontent quand même à 2008, l'accent mis sur des musiques tranquilles, sobrement ambiantes. On y retrouve une pléiade de collaborateurs, parmi lesquels Oene van Geel à l'alto, Gareth Davis à la clarinette basse.
Parures électroambiantes composites
En ouverture, "Little Boy", une pièce à la Harold Budd, piano aux longues résonances et fond brumeux, donne le ton. Michel Banabila part toujours de l'évidence mélodique pour nous faire rêver, et pour nous entraîner dans des lointains exotiques. "Dragonfly" est de ce point de vue un morceau exemplaire, avec ses boucles fluides, insinuantes, de synthétiseur charmeur, dérapant peu à peu vers le mystère. L'alto d'Oene van Geel ouvre "Zooming in", titre très cinématographique, le plus aguicheur de cette compilation, qui montre la large palette du néerlandais, aussi à l'aise dans une musique "commerciale", facile, que dans des compostions beaucoup plus fines, voire expérimentales. Cet éclectisme, cette absence de prétention sont ici parfaits. "Descending the mountain" (titre 4), à nouveau avec Oene van Geel, est un moment de grâce, une bande annonce pour un film sur la descente de l'Éverest par un crépuscule grandiose. "Hope - Disquiet 0271 Prison Sky" (titre 10) est de la même veine un tantinet grandiloquente, très agréable toutefois. La guitare électrique d'Anton Goudsmit nous vaut un morceau séduisant à la limite du jazz. La version instrumentale de "Dragon Fly - Original" permet d'entendre l'impressionnante clarinette basse de Gareth Davis dans cette pièce superbement écrite, presque à la Arvo Pârt par son l'atmosphère énigmatique et fervente.
Le long mix "Secunde - CJD Mix" nous rappelle que ce séducteur est tout simplement un des grands compositeurs de musique ambiante électronique : dosage parfait des sons de terrain, frise instrumentale raffinée, sens du climat sonore. Le mix ambiant qui le prolonge en treizième position, "Secunde - Ambient Mix", ne lui est pas inférieur par son hypnotisme minimal.
"Sounds From An Unforgettable Place #1" (titre 8), entre pastiche et parodie, est un étrange collage exotique pour orchestre de brousse, dans la lignée si l'on veut de Jon Hassell. "Humans and NonHumans - DTM Remix" (titre 11) se rattache à cette lignée d'un étrange un peu grotesque, inquiétant, particulièrement réussi dans l'excellent "Alienation" (titre 12), envoûtant. "Drowning Angels" (titre 9), pour piano et voix déformée (du compositeur je suppose), donne un écho décalé du titre 8, pour musicien occidental désespéré, et c'est superbe, cette trajectoire lointaine qui se rapproche, cette chute des anges ! La version pour Midi proposée en dernière position (titre 15) me paraît nettement moins réussie, trop adoucie.
L'autre long titre de la compilation "On Moment in Time" (titre 14) prend la forme d'une traînée spatiale rêveuse, à demi illuminée par les flambées des guitares électriques de Stijn Hüwels et Cok van Vuuren : un grand moment !
Le disque est paru voilà trois ans : il est toujours aussi rayonnant ! Jonathan Fitoussi (cf. le très beau Espaces timbrés en collaboration avec Clemens Hourrière) persiste dans son amour des synthétiseurs, avec une prédilection pour le Buchla modulaire. Quatre synthétiseurs sont utilisés au cours du disque, auxquels s'adjoignent selon les titres le cristal Baschet (dit aussi "orgue de cristal"), un orgue électrique, une guitare électrique et du piano sur le dernier.
Jonathan Fitoussi écrit une musique du bonheur. Il suffit de se laisser porter par cette ambiante électronique colorée, chaleureuse, rêveuse, bondissante, dansante. C'est une splendeur sonore constante, une suite d'hymnes radieux aux beautés élémentaires du monde : "Océans", "Rayons solaires", "Continent blanc", "Dunes", "Soleil de minuit"... Tout est réconcilié, lié, enrobé, approfondi, emporté dans un mouvement irrésistible. On ne pense plus à rien, on baigne, on flotte dans des ouates irisées, sur des océans de boucles nonchalantes, chatoyantes. Il n'y a plus que l'évidence de la fin des tourments, des drames et des tragédies. Seule existe cette plénitude harmonieuse, délicate, d'un Éden retrouvé.
Paru en septembre 2020 chez Transversales Disques (Paris, France) / 9 plages / 48 minutes environ
La musique d'un spectacle de danse contemporaine, commande du Skånes Dansteater, sur trois albums. Né à Londres et installé aux Pays-Bas, Nicholas Thayer a déjà réalisé d'autres pièces pour la danse contemporaine et des ballets. Il a étudié le violon et le piano dès l'âge de quatre ans, découvert le rock à douze ans, puis la musique électronique du milieu des années quatre-vingt dix. Ses premières réalisations se caractérisaient par le goût des bruits forts, des lumières vives. Dorénavant, il crée un monde de connections proliférantes, en perpétuel devenir, où les opposés collaborent. Selon les morceaux, on entendra le violoncelle de Mikko Pablo, les voix de Milda Deltuvaite, Aurélie Journot, Emma Gregory et Galya Sky, avec une large prédominance de l'électronique qui les englobe, les retravaille jusqu'à l'incorporation plus ou moins complète. Chaque titre renvoie, constitué toujours sur le modèle "on + participe présent en -ing", à une sorte de sujet, de territoire, ou plutôt d'atmosphère, je crois, ou encore à la gestuelle des danseurs ("on stretching", par exemple).
in:finite 1, comme les deux disques suivants, propose cinq "facettes", cinq manières d'envisager la connectivité. "On refracting", c'est un monde de respiration sous-marine traversé de battements rapides, de collisions sales, marqué par un rythme très syncopé, sorte de trip-hop minimal inquiétant. "On carrying" lui oppose des voix angéliques transcendant un balbutiement électronique de glitchs et micro-craquements. On retrouve toutefois l'impression d'une respiration difficile dans un milieu liquide, mais le contexte est tout autre, d'ailleurs ponctué par des bols chantants à longue résonance. Après une quasi angoisse, une magnifique sérénité, merveilleuse. Nicholas Thayer nous promène dans des mondes différents grâce à sa palette d'horizons sonores. "On deeping" s'enfonce dans l'étrange, avec des sortes d'appels, des frémissements et des trépidations, une percussion sèche et rapide. Pièce exotique, foisonnante, traversée d'énormes courants. Le violoncelle y dessine quelques arabesques majestueuses, comme le prélude à une cérémonie secrète. "On oiling" gargouille dans les eaux troubles un message perturbé par des surgissements insolites, des changements soudains de tension, dessinant un voyage dans des ondes amplifiées et déformées. Selon un principe non énoncé de contraste, "on reflecting" joue sur les rencontres harmoniques jusqu'à faire frissonner les textures, fracturées et syncopées dans un palais de miroirs qui les adoucit pour donner une petite musique féérique adorable...
Le début d'in:finite 2, "on stretching", mêle intimement musique traditionnelle orientale et approche contemporaine. Rythmes indiens et cordes suaves en glissendos dissonants, avec une coda mystérieuse, lointaine. "on mourning" propose une vision non conformiste du deuil : la déploration se fait rythmes lourds accompagnés de claquements sonnants comme des applaudissements. Le deuil est de fait transféré sur le titre suivant, "on floating", thrène envoûtant où violoncelle et voix sont au premier plan. Ce disque semble indiquer un parcours, de la mort à la vie renaissante. Le quatrième titre, "on embodying" (sur l'incarnation) n'indique-t-il pas un après du flottement post-mortem ? Le violoncelle, quasiment en solo, chante une liberté nouvelle, le plaisir de bouger dans un corps. Au centre de ce vaste ensemble, la musique s'est dépouillée de ses aspects les plus contemporains, évolue dans une ambiance médiévale ou renaissante. "on being" marque le sommet mystique d'in:finite. Voix archangéliques, éthérées, frissonnement de textures, une communication s'établit avec un au-delà envoyant un message sous forme de traînée électronique qui suscite l'adoration des voix. C'est vraiment superbe.
Le troisième disque multiplie les perspectives, mêlant les styles dans un brassage audacieux. En ouverture, l'étonnant "on variegating" (sur la diversité) donne le ton, emportant le violoncelle dans une comète électronique agitée de vagues puissantes, puis c'est un passage apaisé aux fines splendeurs, une techno électronique de toute beauté se métamorphosant en grandiose et douce pulsation. Autre sommet de ce triptyque que ce titre d'un peu plus de huit minutes (c'est le plus long). "on growing" est tout aussi hybride, piqueté de glitchs, soulevé par une force inlassable qui fait craquer les textures, avec le violoncelle tendu vers le ciel obstrué. Impressionnant ! "on searching" est déchiré entre la suavité du violoncelle et la vivacité rythmique des frappes électroniques percussives, se frayant une voie dans un univers coloré, diffracté, un énorme ronronnement harmonieux se résorbant en petites touches délicates. À la toute fin, ce sera la pluie, "on raining", la pluie venue des temps lointains, accompagnée de sourdes et grondantes percussions, pour une danse médiévale transfigurée par des transparences, des trouées cristallines, dans un ballet réconciliant le passé avec le présent, avec une brève fin apocalyptique digne des meilleures musiques électroniques d'aujourd'hui. Tout finit par se fondre dans les sinuosités mélodiques de "on melting", dont naît un nouveau chaos saturé de textures agitées menant à une déflagration et à une courte apothéose symphonique.
Un magnifique parcours ! Une belle rencontre entre violoncelle, voix et électronique. L'utilisation des synthétiseurs m'a fait plusieurs fois penser à Jonathan Fitoussi, auquel je vais m'intéresser à nouveau dans un prochain article.
Mes titres préférés (mais tout est excellent : 1) "on variegating" (disque 3, titre 1)
2) "on deeping" (disque 1, titre 3
3) "on floating" (disque 2, titre 3) / "on being" (disque 2, titre 5) / "on growing"(disque 3, titre 2) / on carrying" (disque 1, titre 2)...
Trois disques parus respectivement en juillet, août et septembre 2023 chez OscillationsMusic (Londres, Royaume-Uni) / 3 disques // 5 plages pour 23 minutes -- 5 plages pour 21 minutes -- 5 plages pour 27 minutes