Publié le 21 Mars 2024

Live Maria Roggen & Ingfrid Breie Nyhus - Skymt
Relire le répertoire romantique à partir de ses vestiges

   Live Maria Roggen (voix) et Ingfrid Breie Nyhus (piano), deux musiciennes norvégiennes, ont composé Skymt (Vaguement) à partir de mélodies et poèmes sur l'agitation, le désir, le trouble et le chagrin. Dans leur  premier disque en commun, Demanten, elles avaient déjà interprété des versions improvisées de mélodies de Jean Sibélius et de poètes finno-suédois. Cela fait plusieurs années qu'elles travaillent sur le répertoire des textes et musiques romantiques pour développer de nouvelles voies.

Live Maria Roggen (à gauche) / Ingrid Breie Nyhus (à droite)

Live Maria Roggen (à gauche) / Ingrid Breie Nyhus (à droite)

L'art de l'épure, au service de l'émotion décantée.  

    Du Romantisme, les compositions ont banni toute grandiloquence, toute rhétorique pathétique, pour n'en conserver que les affects nus, leur essence. D'où des pièces souvent très courtes, quatorze sur dix-huit durent moins de deux minutes.

   Le chant, toujours sans parole, peut roucouler comme dans le premier et plus long titre, "Pil", soupirer, languir, répéter des sons comme dans "Du" (titre 4), balbutier de désir, froufrouter (dans "Dugg", titre 5). Le lamento de "Vit" (titre 6) est un écorché d'un peu plus d'une minute.

   Le piano est tout aussi dépouillé de développements dramatiques, tout en arêtes ou phrases elliptiques, en bousculements, en aperçus élégiaques, en résonances. Il est parfois préparé, réduit à un quasi bourdon de graves ou frise l'atonalité, avec de rares accents jazzy sur "Sasusa" (titre 15), pièce exceptionnellement méditative par ailleurs. Les boucles de "Guld" (titre 6) sont  représentatives de cet art de l'épure auquel le duo ramène le Romantisme. Tout le pathétique est concentré en quelques mesures graves sur le splendide "Bue"  (titre 7).

   L'un des sommets du disque est le titre 8, "Iva", le plus lyrique, bouleversant, lamento méditatif d'une beauté interrogative. Au chant de désespoir de Live répond  le piano d'Ingrid, d'une sobriété magnifique.

   Chaque titre relève d'un art de l'épure, de la délicatesse, que même "Svane" (titre 11), l'un des quatre plus longs titres, ne dément pas. Le piano souligne de manière minimale, par une ligne de notes répétées, le chant très libre de Live.

    Un superbe disque de mélodies contemporaines, d'un raffinement exquis. Voix et piano sont enregistrés de manière impeccable.

Paru en décembre 2023 chez LabLabel (Oslo, Norvège) / 18 plages / 35 minutes environ

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Publié le 20 Mars 2024

Andrew Ostler - Dots on a Disk of Snow

   Un bien curieux album que ce Dots on a Disk of Snow, le quatrième pour la maison de disque Expert Sleepers que le multi-instrumentiste et compositeur Andrew Ostler dirige. Imaginez une rencontre entre instruments à vents (trompette, clarinette basse, cor baryton, saxophone ténor), arrangement de cordes et synthétiseurs modulaires. Les cinq pièces ont été construites autour d'improvisations, avec d'autres instruments pour étoffer les harmonies.

   Le premier titre, "Tunes Blown Tremulous in Glass", fait irrésistiblement penser à Arvo Pärt. C'est une sorte de canon perpétuel aux arrangements de cordes en vagues ascendantes successives sur lequel vient se greffer une rythmique synthétique pointilliste, une suite d'élans sublimes vers le Ciel. Quelle superbe composition, au très beau titre, "Airs soufflés tremblants dans le verre" (traduction possible)...

  

   "The Dooms Electric Mocassin" pourra semble en franche rupture avec ce début raffiné. Composition d'abord toute entière en rythmes électroniques minimaux à la limite du glitch, elle laisse peu à peu apparaître un arrière-plan de cordes, puis un solo de trompette vaporeux. Les cordes s'amplifient pour former un écrin mélancolique à la trompette, et c'est une belle et lente dérive, cette fois avec un fond étonnant de glitchs grouillants. La fin est d'une suavité élégiaque magnifique !

    Le plus court titre 3, "Rowing in Eden", avec ses échantillons de cour d'école frémissante de bavardages et cris comme fond premier, est sans doute le ventre mou de l'album, englué dans un chœur de clarinettes un peu sirupeux à mon goût. Oubliez-le !

   "Soudless As Dots on a Disk of Snow" (titre 4) est une variante du premier titre, comme son mouvement lent, cordes aux mouvements étirés, vents mélancoliques à leur tour lancés vers le Ciel en envolées ouatées, puis survient un battement rythmique crescendo qui accompagne plus régulièrement un ample largo d'une grande allure.

   Le dernier titre, "Scarlet Experiment", est une toile mouvante sous la pluie du début, vite sous-tendue par un battement sourd. Les vents grondent et tournent doucement, les cordes les rejoignent à l'arrière-plan, puis la composition se fait plus bondissante, l'électronique très présente. Tout devient comme irréel, diaphane, au milieu de la pièce, avant que cordes et vents ne soient à demi-submergés sous une rythmique énergique, à la pulsation quasi reichienne, hoquetante, avec un ultime retour des cordes en cercles élégiaques, et la pluie battante du début. Un très beau titre !

   Sublime, suave, élégiaque, toujours harmonieux, le disque d'Andrew Ostler est un baume pour oublier les noirceurs du monde.

Paru début décembre 2023 chez Expert Sleepers (Édimbourg, Écosse) / 5 plages / 36 minutes environ

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Publié le 14 Mars 2024

Michael Vincent Waller - Moments Remixes

   Compositeur américain installé à New-York, Michael Vincent Waller a étudié avec La Monte Young, Bunita Marcus (pianiste, amie proche et collaboratrice de Morton Feldman à la fin de sa vie). Deux ans après Trajectories, il sort en octobre 2019 Moments, un album de pièces pour piano solo, avec quelques compositions pour vibraphone solo. L'idée de faire des remix est contemporaine de la sortie de l'album. Le premier date de la fin 2019, avec Jlin, musicienne électronique, productrice et DJ originaire de l'Indiana. En janvier 2020, un second est sur les rails, avec Xiu Xiu, un groupe de rock expérimental américain. Fin 2021, presque tous les remix sont produits, mais il faudra encore trois années de maturation pour qu'ils trouvent leur forme définitive. Seize musiciens ou groupes interviennent sur ce double LP.

   Les pièces de Michael donnent ainsi naissance à une galaxie de titres appartenant à des genres variés : musique électronique, IDM (Intelligent Dance Music), rock d'avant-garde, musique ambiante ou de drones...Chaque remix est le fruit de la collaboration entre Michael et l'artiste intervenant.

Michael Vincent Waller à gauche et Jlin à droite

Michael Vincent Waller à gauche et Jlin à droite

    Une pléiade de musiciens talentueux...

   La deuxième partie du cycle Return from L.A. pourrait servir de fil directeur à cet ensemble. Remixée trois fois, par Moor Mother avec l'ajout d'une partie vocale à demi rappée (titre 3), par Tom VR avec glitchs, percussions syncopées et arrière-plan de synthétiseurs, (titre 5), par Jlin dans une version plus syncopée encore, véritablement trouée de dérapages et relativement hypnotique (titre 8), elle atteste du succès des mélodies de Michael Vincent Waller.

     "For Papa", le premier titre de l'album initial, est remixé deux fois, par Xiu Xiu en première position, une très étonnante version expérimentale hyper élégiaque avec guitare saturée et chant tordu ou déformé, torrents de particules électroniques, et par DJ Marcelle /Another Nice Mess, version tribale avec percussions bondissantes au premier plan et arrangement de synthétiseurs languissants au second pour accompagner le piano (titre 12).

Deux remix aussi pour le magnifique "For Pauline" : d'abord celui de Yu Su (titre 9), l'un des plus beaux peut-être, brumeux et chaloupé, répétitif à souhait, avec un côté Terry Riley (mai oui, la compositrice revendique d'ailleurs son influence !) ou quasi reichien (Steve, bien sûr...), puis celui de Prefuse 73, alias de Guillermo Scott Herren, compositeur de musique électronique et de hip-hop, aussi remarquable, extrêmement élaboré, orchestral dans des textures changeantes splendides, qui donnent à la composition une profondeur vibrante.

...pour un double LP ambitieux !

   Deux remix encore pour "Vibrafono Studio", le premier à nouveau par Prefuse 73 (titre 11), avec une étrange version à deux vitesses, le second par Fennesz (titre 13), qui signe une version glauque, abyssale, d'une lenteur magnifique, autre grande réussite de ce double LP.

   Deux aussi pour "Jennifer", le premier par la britannique Loraine James (titre 14), vision d'un dub minimal presque entièrement percussif, le remix le plus déconcertant pour moi je ne le cache pas, le second (titre 18) par la norvégienne et mexicaine Carmen Villain, ambiant et répétitif, lent engloutissement dans une brume dévorante.

   Vous l'aurez compris. Michael Vincent Waller a soigneusement sélectionné les participants, a veillé à ce qu'on entende aussi sa musique. Les remix ouvrent les potentialités de ses pièces souvent courtes, limpides et mélodieuses. Le remix par Jlin de "Nocturnes - N°4" (titre 4) -- original superbe dans l'esprit d'Erik Satie, est d'une remarquable finesse, ponctuant les articulations de la composition de hoquets, glitchs et de très brèves interventions vocales. La ravissante et diaphane "Love - I. Valentine" est nimbée d'allégresse légère dans le remix de Lex Luger (titre 6), comme la danse d'une bergère dans un pré paradisiaque. Le très glassien "Bounding" (je pense aussi à Wim Mertens), dernière pièce de Moments (5'12), donne lieu au plus long remix (7'20), celui de Levon Vincent, d'un minimalisme "house" épuré jusqu'à la corde rythmique, juste brièvement agrémenté de voix spectrales sur la fin. Jefre Cantu-Ledesma creuse la veine élégiaque de la rayonnante première partie de "Return from L.A." dans le titre 10, distendu, caverneux, crépusculaire, n'ayant pas hésité à faire quasiment disparaître la musique originale. La française Lafawndah ose un remix en grande partie vocal (et a capella) de "Divertimento" (titre 15) : et c'est très beau, avec des résonances de musique indienne.

   Je n'oublie pas la version plutôt jubilatoire que donne Xiu Xiu de "Roman" (titre 16), cavalcade hennissante et fantasque dans un pays de fantômes...

   Régalez-vous, c'est du très beau travail collaboratif, une superbe traversée des musiques vivantes d'aujourd'hui !

Paraît le 15 mars 2024 chez play loud ! productions (Berlin, Allemagne) // 2 LP - 18 plages / 1 heure et 6 minutes environ

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Publié le 12 Mars 2024

Point of Memory - Void Pusher
De la MAO* pour embrasser l'expérience humaine...

    Point of Memory désigne un artiste sonore, ou sculpteur sonore, qui tente avec Void Pusher de créer une musique assistée par ordinateur acoustique, en combinant fragments numériques, bruits ambiants en direct. Ainsi, des fréquences super-basses inaudibles traversent une pièce remplie d'instruments acoustiques et de guitares électriques réglées pour frémir et gronder avec sympathie. « Enregistrez ensuite le résultat ; une cacophonie de caisses claires retentissantes, de drones harmonisants et le subtil cliquetis des shakers, des cloches et des tambourins. La plupart du temps, vous n'entendez pas les basses, juste les réactions qui y sont associées.(...) Tous les sons sources ont été enregistrés en direct ou traités par réamplification et manipulés en direct en studio avant d'être édités à la maison. Les sessions d'enregistrement ont eu lieu au printemps, en été, en hiver et en automne, capturant un large spectre d'ambiances sans chercher délibérément de catharsis. Le but était de rester émotionnellement ouvert et d’éviter toute direction excessive, dans une tentative superstitieuse de capturer quelque chose de la condition humaine au sens large. » Projet singulier, ambitieux, se voulant en résonance avec des sentiments universels plutôt qu'avec des affects individuels. Filippo Tramontana joue du cor d'harmonie sur le premier titre.

*MAO : musique assistée par ordinateur

   Les Métamorphoses du Néant poussé dans ses retranchements

   Le disque démarre très fort avec "Pro-Dread", nappes d'orgue et de cor d'harmonie chatoyantes, immobiles et comme suspendues sur l'or du couchant. Titre grandiose ! D'emblée, nous sommes très haut, planant au-dessus des petites misères humaines, dans l'empyrée, tout près des dieux immortels, les bourdons (drones) comme les grondements éternels des Olympiens. "Put in the past" (titre 2) et "Carried by Ravens" (titre 3) sont moins flamboyants, plus tourmentés, véritables antres sonores pour Vulcains sombres ourdissant quelque vengeance imparable : c'est le passage par le Tohu-Bohu, le chaos primordial d'avant la Création. Void Pusher ne signifie-t-il pas « Pousseur de Vide » ? Le titre 3 évoque le prophète Élie, nourri par les corbeaux. Le chaos se lisse un peu, Dieu protège son prophète : atmosphère hyper harmonieuse, mais d'une luxuriance fabuleuse. Tout est en place.

   L'album décolle à nouveau, après une phase grondante, sur le morceau éponyme. L'univers éructe, crache une beauté déchirée, lacérée, la matière hurle, se tord tout au long de ce "Void Pusher" extraordinaire suite d'explosions hallucinées, du Francis Bacon sonore à la puissance X. Si vous passez ce cap, vous êtes prêt pour la suite....

   "Doom's Hand Reaching For Your Moment of Triomph", c'est du Métal en fusion, distorsions et saturations, pluie de feu, bombardement de météores. À peine si le relativement court "Jawline of a City" (titre 6) ménage une pause dans ce voyage au cœur.. .des cités enfouies dans la mémoire universelle. Toutefois, "Ballad of a Myopic Triviality" apporte une touche radieuse à cette musique épique : on escalade des glaciers vertigineux, les sons se diffractent en énormes harmoniques translucides. C'est un autre sommet, traversé de multiples courants, de cet album impressionnant. On atteint une sérénité supra-terrestre, par-delà tous les affects minuscules et contingents, au centre des énergies librement déployées, royales, resplendissantes. Le crescendo final est à couper le souffle, d'une fulgurance terminale !

    L'avant-dernier titre, "Stranger with a Sad heart"commence par une série de sons qui font penser à des trompes de navire, et c'est parti pour une odyssée cosmique majestueuse, avec trépidations et tournoiements de drones, puis un arrachement et un brinquebalement dans le noir absolu. "Most of a Murder" (titre 9 et dernier) conclut en ambiante sombre, déchiquetée, écho cauchemardesque du titre éponyme, colossal train fantôme au pays de nulle part.

   Un disque aux flamboiements fastueux, d'une noirceur sidérale, véritable ovni sonore pour la fin des Temps.

Titres préférés : 1) "Void Pusher" (4) / "Ballad of Myopic Triviality" (7) / (Doom's Hand Reaching for Your Moment of Triumph" (5) / "Pro Dread" (1) / / "Most of a Murder" (9)... et le reste est loin d'être médiocre !

   

Paru fin janvier 2024 chez Misanthropic Agenda (Houston, Texas) / 9 plages / 1 heure et 11minutes environ

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Publié le 5 Mars 2024

Frédéric Lagnau (piano : Denis Chouillet)
Hommage aux amis et lecteurs, d'abord...  

    Je célèbre Frédéric Lagnau depuis au moins les débuts de ce blog, en 2007. Qui le connaissait alors ? Merci encore à Michel C. qui me le fit découvrir ce si beau Jardins cycliques, paru chez Lycaon en 1998. Quatre ans plus tard, un lecteur me signala un second disque, antérieur au premier, publié par la scène nationale d'Évreux en 1992, Journey to Inti.

   Emporté par un cancer en 2010, Frédéric Lagnau n'a pas connu la célébrité qu'il méritait en dépit de sa reconnaissance dans certains milieux musicaux, mais il a suffisamment marqué ses admirateurs pour que peu à peu son audience s'élargisse. En 2014, le pianiste Nicolas Horvath, lors d'une nuit minimaliste à Kiev, jouait en concert deux pièces de Frédéric, Bagatelle sans modalité et Wind Mosaïcs, cette dernière en partie présente sur le disque que vient de lui consacrer le pianiste et compositeur Denis Chouillet pour Montagne Noire, passionnant support de diffusion du GMEA, Centre National de Création musicale d'Albi-Tarn. Denis Chouillet a cohabité avec Frédéric Lagnau lorsque celui-ci vivait isolé dans une ferme normande. C'est donc un ami proche qui rend hommage à ce compositeur si important à mes oreilles, et à celles de bien d'autres aujourd'hui.

Vertiges et charmes du minimalisme  

    Le disque est balisé par trois des "Wind Mosaïc", en position 1- 6 et 10 pour respectivement la N°1 - N°2 - N°5. Ce sont trois courtes pièces d'une lenteur mystérieuse : on avance avec précaution au bord du silence, la seconde revenant inlassablement à la charge avec une boucle répétée et variée, la dernière et plus courte (moins d'une minute) comme du Satie figé dans la mémoire des siècles.

   Quatre autres pièces sont aussi en-dessous de trois minutes. La piste 2, "Je me souviens de do dièse majeur dans un prélude de Jean-Sébastien Bach" est une brillante illustration du talent de Frédéric Lagnau à jouer sur les décalages de hauteur, les reprises en écho pour créer un univers fascinant, celui d'un feuilleté de la mémoire... "Ville invisible" (titre 5) serait un concentré de jazz, absolument dépouillé de son brio extraverti, ramené sans cesse vers la contemplation de la ville invisible du titre ! Les gammes arpégées de "La gamme qui teinte" (titre 7) créent un malaise par leur répétition crescendo, comme s'il s'agissait d'une question vitale, d'appeler Godot... qui ne vient pas, si bien que le pianiste quitte son piano, on entend ses pas s'éloigner. Humour ou désespoir, ou les deux ?

   Je mets à part "Les Charmes de la marche" (titre 9), art savant et délicat de l'anagramme, de la décomposition en facettes juxtaposées comme des pas en équilibre sur le vide : pièce funambule tout à fait bouleversante dans sa progression vers la disparition.

    Restent trois compositions entre presque sept et plus de huit minutes. D'abord une version longue de "À mesure et au fur" (deux minutes et douze secondes seulement sur Jardins cycliques) : une version brumeuse, magnifique dans ses répétitions, ses superpositions de formes inversées, son tuilage hypnotique, comme une avancée hallucinée vers l'extase. Je ne sais pas s'il y a deux partitions, mais cette version est incomparablement plus belle que celle du disque évoqué. Un chef d'œuvre !

   Puis une pièce au minimalisme brillant, voire virtuose, "Solar loops", aux rapides boucles enchevêtrées, là aussi une très belle surprise. L'interprétation un peu raide de Jardins cycliques disparaît, et voici une pièce primesautière, tout en souplesse. Beau bouquet de jaillissements continus, feu d'artifice d'une joie solaire qui n'exclut pas des moments d'une exquise délicatesse. C'est resplendissant !

   La troisième pièce longue, "Morning song of the jungle sun" (titre 8), est la plus narrative, aux couleurs variées. Elle devient un flux mouvementé, aux accents jazzy dans sa partie centrale, avant de se mettre à chanter à piano ivre dans une longue envolée, si légère à la fin.

   Décidément, Frédéric Lagnau est un compositeur à ne surtout pas réduire à un minimalisme formaliste. Admirateur de Steve Reich, il sait tirer de ce courant le meilleur en suggérant un vertige quasi métaphysique, des mystères au cœur des boucles et sur le fil des souvenirs musicaux, mais aussi parfois une allégresse assez rare, et il s'échappe alors, se laisse aller aux alentours...il muse comme ça lui chante, libre ! Pour notre plus grand bonheur.

   L'interprétation de Denis Chouillet restitue la grande sensibilité de cette musique formellement fascinante, et pourtant si ouverte, si humaine, au fond. La prise de son est vraiment magnifique.

P.S. Je viens d'ajouter une petite discographie à l'article Wikipédia consacré à Frédéric Lagnau. Si j'ai oublié un disque qui lui soit entièrement consacré, merci de me le signaler par le formulaire de contact du blog.

Paru en novembre 2023 chez Montagne Noire (Albi, France) / 10 plages / 38 minutes environ

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Publié le 1 Mars 2024

Sorry for Laughing - Sun Comes

    Projet de Gordon H. Whitlow depuis 1986, Sorry for Laughing, après avoir servi pour des enregistrements d'avant-garde du collectif Biota (auparavant Mnemonists) auquel il appartenait, est devenu une nouvelle entité qui, outre lui-même, comprend Edward Ka-Spel des Legendary Pink Dots, Martyn Bates de Eyeless in Gaza, le guitariste de Denver Janet Feder, et un autre membre des Dots, Patrick Q-Wright.

    Franchissez les portes... d'un univers
un peu magique !

   Sun Comes, le dernier album de ce nouvel ensemble, comprend quatre titres qui réjouiront tous les amateurs des groupes déjà cités. C'est une musique inventive, chaleureuse, entre pop progressive et avant-garde, avec aussi bien des sons expérimentaux et des ambiances bruitistes que des emprunts au folklore anglo-saxon. On y entend, mis à part les instruments habituels des groupes de rock, du violon, de l'accordéon, de la cornemuse... Edward Ka-Spel est toujours aussi impressionnant, majestueux, avec sa diction impeccable. Laissez-vous embarquer dans ces quatre dérives, la première de trente-et-une minutes. C'est une musique vivante, qui prend le temps de nous surprendre !

Sorry for Laughing - Sun Comes

    Paru en 2021 sur le même label viennois, See It Alone est aussi imprévisible, et s'il est parfois plus noir, plus expérimental, comme dans le très beau premier titre, "Seen by Candlelight", la suite est dominée par la prestation de l'enchanteur Edward Ka-Spel ("spell" avec deux "l", c'est en anglais notamment le charme, le sortilège...). "Seven Stormy Oceans", le titre 7, est un chef d'œuvre de musique celtisante, avec accordéon et violon, Edward solennel et frémissant transformant la pièce en conte sonore merveilleux. Les morceaux suivants poursuivent le rêve, l'impression d'une fête foraine aussi, sans doute à cause de l'orgue Hammond, très présent.

     Deux disques séduisants, habités par le Verbe et des mélodies charmantes. Sun Comes  est le plus (modérément) expérimental des deux.

Sun Comes : paru en décembre 2023 chez Klanggalerie (Vienne, Autriche) / 4 plages / 1 heure environ

See It Alone : paru fin mai 2021 chez Klanggalerie (Vienne, Autriche) / 12 plages / 49 minutes environ

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Publié le 28 Février 2024

David Lee Myers - Strange Attractors

   J'avais sélectionné ce disque, puis je l'avais écarté, déçu par quelques fragments. L'ayant écouté voici peu dans sa continuité, ce qu'on ne peut pas toujours faire, ou ce qu'on ne prend pas le temps de faire pour diverses raisons, j'ai été conquis. D'où sa réintégration dans ces colonnes.

   Artiste visuel et sonore vivant à New-York, David Lee Myers, à son actif plus de soixante disques et des collaborations avec des grandes pointures de la musique électronique comme Merzbow ou Tod Dockstader, écrit ce qu'il nomme une musique à déplacement temporel en utilisant un mélange variés de retours (feedback), d'autres sources de bruits et des sons trouvés qui sont retardés, retraités, déplacés. Depuis l'introduction des unités de retard à bande, David Lee Myers est fasciné par le fait de prendre un moment du temps, de le stocker puis le déplacer et le plier sous différentes formes.

   Fermentations chaotiques du Temps

   L'album comprend quatre pièces, chacune entre treize et dix-neuf minutes environ. Quatre immersions dans une musique infiniment fluctuante. "Equality of Powers" pose les fondements d'un univers composé de couches rayonnantes, animées, hantées par des bruits enchâssés dans le flux chatoyant sous-tendu d'un chevauchement continu de drones. On reconnaît la touche Dockstader à la manière dont la musique semble générée par des ondes courtes, leur superposition et leurs conflits incessants, le tout ramené vers l'égalité par le mouvement perpétuel dans lequel il est emporté. Le temps est incessante variation, recomposition, il n'existe que dans le mouvement, l'instant de son émission.

   De longues sinusoïdes caractérisent le début de "Iniquities", pièce dans laquelle le temps se met à rutiler, à émettre des merveilles sonores en forme de tournoiements, de vrilles frangées de particules lumineuses. On est au cœur de cet album, on s'enfonce dans une forgerie de splendeurs foisonnantes. C'est notamment ce deuxième titre qui a motivé mon "repentir". On croit même y entendre, fugitivement, des voix intérieures...

 

    La suite est tout aussi prenante, encore plus au casque. Un monde de vibrations radieuses, de pulsations de drones, de déchirements internes crée un enchevêtrement sonore incroyable. Pas de place pour le vide ou le silence, même lorsqu'un long drone monopolise l'attention dans la dernière partie de "With Perfect Clarity", car très vite il est parasité par des surgissements bouillonnants, d'étranges attracteurs. Au bout de l'immersion, il y a "Yet Another Shore" (Encore un autre rivage), et, du chaos la lente émergence d'orages magnétiques tapissés de drones abyssaux, et ça fulgure, nom de Zeus ! C'est au-delà encore que se tient une majesté intermittente, voilée de brumes lourdes, une force d'arrachement dont le rayonnement est terminal.

    Une musique électronique, expérimentale, d'une superbe puissance.

Paru en juin 2023 chez Crónica (Porto, Portugal) / 4 plages / 1h et 9 minutes environ

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Publié le 27 Février 2024

Sylvain Chauveau - ultra-minimal

   Enregistré au Café Oto à Londres en mars 2022, le nouveau disque de Sylvain Chauveau, vingt-quatre ans après Le livre noir du capitalisme reparu en même temps que celui-ci sur le même label berlinois sonic pieces, permet d'entendre l'un de ses rares concerts solo et le premier avec uniquement des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica, joués séparément. Le disque comporte pièces nouvelles et versions en direct de compositions anciennes déjà sorties, mais réarrangées pour instrument solo.

   Le minimalisme... décanté !

   ultra-minimal : un pléonasme ? Du minimalisme au carré ? Une esthétique du dépouillement radical, avec laquelle la couverture du disque, sobre et minimale comme toujours chez sonic pieces, consonne. Une esthétique qui s'oppose à un minimalisme prolixe, ennemi du silence, hanté par le plein. Ici le minimalisme tutoie le vide et le silence, se condense au lieu de s'allonger en longues pièces.   

   Peu de notes sur le premier titre (piano solo), engendré par deux notes répétées, variées et augmentées. Suffisantes pour créer une atmosphère recueillie, intime. Elles ouvrent une attente, s'épanouissent comme des fleurs en ouvrant leurs résonances, tandis qu'en arrière-plan s'entendent de très menus bruits mécaniques ou de frottements sur le siège. Le second titre, à la guitare, plus rythmé, plus rapide, est nettement plus répétitif, avec de longues boucles, ce qui donne une superbe pièce hypnotique, limpide, pour courir jusqu'au bord du vertige, l'air de rien... La courte troisième pièce, au piano, pousse la répétition plus loin en alternant deux motifs tintinnabulants en miroir. La quatrième décante encore, réduite pour l'essentiel à un balancement entre deux notes, répétées ou variées. Et c'est d'une beauté incroyable !

"i" (piste 5) laisse pantois, harmonium aux notes tenues, vibrantes, comme hachurées par le halètement rythmique d'un cœur affolé, avec sa coda aux vagues oscillantes. Retour au piano en 6, un piano en échappée libre, capricieuse, un piano mystérieux guetté par l'ombre, le silence, à l'écoute à la fin d'une note obstinément répétée. "med", pour guitare, semble se contenter d'accords hésitants. Elle cherche sa voix, puis s'y engouffre, s'arrête, reprend, tissage inlassable d'une boucle qui s'éclaire de l'intérieur. Que voudriez-vous entendre de plus que cet encerclement, ce piège lumineux pour envoûtement progressif ?

    Titre le plus court avec un peu plus d'une minute, "u" forme diptyque (au piano) avec le suivant, "l" (titre 9), à peine plus long : quintessence de l'art de Sylvain Chauveau, ces deux miniatures sont comme des interrogations obstinées, ou des protestations d'innocence, une dentelle pour dessiner l'absence.

   Deux titres longs terminent l'album. "Deu", comme une bal(l)ade pour guitare, trouée d'abord, puis bien calée sur une pulsation assez douce qui s'effiloche de timidité ou de respect avant de pousser plus loin et de trouver des accents nouveaux dans une belle ascension mélodique. L'harmonium ondule doucement sur "116", le dernier titre, très élégiaque, presque funèbre, respiration magnifique des tréfonds, puis il laisse la place au mélodica deux minutes environ avant la fin, pour prolonger la plainte en lui ôtant une partie de ses draperies résonantes, la ramener vers l'humilité, la simplicité de l'émotion nue .

    L'ultra-minimalisme est un art de l'épure, de l'ascèse, comme une gifle cinglante à toutes les artilleries lourdes des machines, logiciels. Sylvain Chauveau nous touche et nous ravit en nous ramenant à l'essentiel, ce si peu qui vient de l'âme, du souffle des instruments acoustiques, joués avec une extrême attention.

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« L'attention absolument sans mélange est prière. »

Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce (Plon, 1947)

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Paru début février chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 11 plages / 44 minutes environ

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