Publié le 26 Juin 2023
Ridgeway, le titre de l'album, est le nom du chemin qui parcourt la vallée d'Uffington Castle (Comté d'Oxfordshire, Grande-Bretagne), près duquel se trouve le grand cheval blanc taillé dans la partie supérieure d'une colline de craie. C'est lui sur la photographie de couverture. Kate Moore vécut près de là un temps pendant son enfance, et elle a choisi cette figure datant de l'âge du bronze pour illustrer des œuvres composées entre 2009 et 2019. Ce choix voudrait illustrer le lien entre les souvenirs de lieux et l'expérience sensorielle. Il traduit aussi sa profonde fascination pour les forces naturelles qui façonnent le monde.
Née en 1979 et formée notamment par Louis Andriessen, ayant participé à des séminaires dirigés par David Lang, Julia Wolfe et Michael Gordon, Kate Moore, australienne née en Angleterre et vivant souvent aux Pays-Bas, a déjà publié The Open road (2010), Revolver (Unsounds, 2021). Ridgeway est son deuxième disque sur ce magnifique label Unsounds. Les pièces sont interprétées par le Herz Ensemble, un large ensemble de chambre, sauf lorsque je l'indiquerai : violon, alto, violoncelle, saxophone, clarinette basse, guitares électriques, piano, orgue, percussion, didgeridoo, et contre-ténor. Pour Kate, cet album évoque l'étrangeté du paysage, du son de ses contours et du langage mystique de ses nuances et de ses ombres, à la fois divinement belles et sombres et mystérieuses...
Le titre éponyme ouvre l'album, coloré, mystérieux, contrasté, entre douceur ineffable et poussées puissantes, martelantes, de tout l'ensemble. Comme une quête fervente, des échappées mélodieuses magnifiques, une série d'appels, les jappements d'espèces disparues dans les collines dorées du souvenir. Quel beau début ! Sur lequel vient se greffer l'envoûtant "101", avec ses boucles, ses tournoiements, ses scansions profondes. Le frémissement des cordes, le piano minimaliste, les déchaînements brefs et fous donnent à cette partition une allure à la fois grandiose et intime : c'est une merveille digne de David Lang, étincelante de trouvailles harmoniques, tout en chevauchements nerveux et échappées sublimes ! Avec une coda au piano...
... qui nous prépare à la surprise du troisième titre, "Prelude" : une pièce de quatre minutes pour piano seul ! Ce prélude liquide, lyrique, radieux, fort, nous emporte dans sa fougue, digne des meilleures compositions dans la mouvance du minimalisme. On retrouve Laura Sandee au piano dans une nouvelle pièce, plus longue, "Sliabh Beag" (Petite montagne). Après un début suave en lents cercles parsemés de gouttelettes lumineuses, la pièce présente une longue cadence tourmentée, aux multiples fractures, très rythmique, comme une succession d'escalades farouches, toujours recommencées, qui laissent place à une gigue irlandaise endiablée, enivrante. Irrésistible !
La suite du disque présente deux pièces longues d'une quinzaine de minutes chacune. C'est d'abord "Bushranger Psychodrama", cordes frémissantes à la Purcell dans son air du froid, puis magnifiques accents bucoliques du saxophone sur un lit de cordes, et soudaine envolée lyrique ponctuée de percussion sourde. C'est l'extase de l'âme devant le paysage, son épanchement mélancolique, un laisser-aller hors de toute tension, mais des souvenirs ou des images reviennent harceler le spectateur, l'emmènent dans leur fièvre. La pièce offre ainsi comme un combat entre abandon et impétuosité.
"The Dam" (Le Barrage) joue d'un dense enchevêtrement de strates, dont émerge la voix du contre-ténor Kaspar Kröner comme un cygne mélodieux sur la surface d'un lac soudain apaisé, à peine parcouru de quelques rides. La clarinette basse se fond à une reprise vigoureuse, vite transmuée en accents et entrelacs mélodieux dans le calme à nouveau revenu. Peu à peu, la tension remonte, avec des remous agressifs que le contre-ténor transcende de son vol ou accompagne d'une fougue nouvelle. C'est à mon sens la pièce la plus faible (relativement...), la plus convenue, surtout dans le long crescendo final.
Oubliez mes réticences quant à la dernière pièce. Les quatre premières sont éblouissantes, et la cinquième très estimable, ce qui suffit à faire de cet album un des grands disques de 2023.
Paru en mai 2023 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 6 plages / 1 heure et 14 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp :